LA VIE DU VENERABLE SERVITEUR DE DIEU
VINCENT DE PAUL
AVIS AU LECTEUR (10 septembre 1664) (1)
Mon cher lecteur, j’ai à vous avertir en peu de mots de trois choses, sur lesquelles je vous prie de faire quelque attention avant que de vous engager dans la lecture de ce livre. La première, que la vérité étant comme l’âme de l’histoire, sans laquelle èlla ne mérite pas le nom d’histoire, mais plutôt de roman ou de conte fait à plaisir, vous pouvez vous assurer qu’ella a été très fidèlement et trésb exactement observée en celle-ci, tout ce que vous y lirez étant ou publiquement connu, ou appuyé de témoignagas de diverses parsonnes très dignes de foi, ou bien étant tel, que je puis vous certifier l’avoir vu de mes yeux ou entendu de mes oreilles, ayant eu le bonheur de connaître et de fréquenter M. Vincent durant un grand nombre d’années, et d’avoir même visité le lieu de sa naissance et ses plus proches parents dans un voyage que je fis en Guienne il y a environ vingt-cinq ans. ses entretiens, qui ont été en partie recueillis par quelques-uns des siens avec grande fidélité, et cela seulement sur les dornières années da sa vie, j’en ai usé de la sorte dans la pensée que je ne pouvais faire une expression plus sincère ni plus certaine de ses dispositions intérieures qu’en rapportant ce qu’il a lui-même dit, lorsque la charité l’obligeait de parler, et de découvrir quelquefois ce que l’humilité lui faisait ordinairoment cacher. En quoi son témoignage est d’autant plus digne de croyance, que tous ceux qui l’ont connu savent qu’il était très éloigné de tout esprit de vanité et do vanterie, et qu’une de ses plus fréquentes pratiques était de chercher l’abjection et l’avilissement de lui-même, disant et faisant volontiers dans les rencontres ce qui pouvait le rendre méprisable aux yeux des autres. Or, comme ce saint homme faisait ordinairement ces entretiens sans les avoir prémédités, parlant à ceux de sa compagnie sur les sujets qui se présentaient comme un père à ses enfants, on n’y verra pas tout l’ordre ni toute la liaison qui se trouveraient dans un discours étudié et préparé, néanmoins nous avons pensé que, les rapportant dans leur simplicité, le lecteur serait d’autant plus satisfait et édifié de cette lecture, qu’il y verrait plus naïvement dépeint le fond de l’esprit et de la vertu de ce grand serviteur de Dieu, sa bouche ayant parlé en ces occasions de l’abondance de son coeur. La seconde est que cet ouvrage semblera peut-être trop ample et trop étendu, et quelques-uns même pourront penser qu’il n’était pas nécessaire de s’arrêter à déduire beaucoup de choses particulières qu’on eut pu passer sous silence, étant assez de rapporter en genéral les principales et les plus dignes de l’attention du lecteur, Mais comme on ne peut pas bien juger des choses si on ne les connait que superficiellement ou en partie, on a cru que, pour bien faire voir la grandeur et l’utilité des oeuvres que Dieu a faites par M. Vincent, il était nécessaire de los rapporter plus au long et de les mettre en leur jour, et que ce n’était pas assez de les déduire sommairement et seulement en général, sans descendre au particulier. Au reste le lecteur considérera, s’il lui plaît, que ce n’est pas ici une pièce d’éloquence, ni un panégyrique, mais un simple récit de la vie et des actions vertueuses d’un sérviteur de Dieu, lequel ayant fait toute sa Vie une profession très particulière d’humilité, ce serait en quelque façon aller contre son esprit, défigurer cette vertu qu’il a tant chérie, que de la revêtir des ornements pompeux d’une éloquence mondaine. Le style dont on se sert en écrivant quelque livre doit toujours avoir un entier rapport avec le sujet qu’il traite, et on ne saurait bien réussir en rapportant les actions vertueuses des saints qu’en les décrivant avec le même esprit dont elles ont été animées. Enfin, mon cher lecteur, la troisième et dernière chose dont j’ai à vous avertir est que, pour me conformer aux ordres très sagement établis par le Saint Siège apostolique, je déclare que je n’entends, et que je n’ai aucun dessein de faire entendre à personne tout ce qui est rapporté en ce livre autrement qu’on a coutume de prendre les choses qui sont appuyées seulement sur le témoignage des hommes, et non sur l’autorité de l’Église : et que je n’emploia le titre de "saint" que je donne quelquefois à M. Vincent, qu’au sens que saint Paul le donne à tous les fidèles : ne voulant signifier autre chose, par cette honorable qualité et par toutes les autres semblables, sinon que ce grand serviteur de Dieu a été doué d’une vertu très éminente, et qui surpassait beaucoup celle du commun des chrétiens.
(1) La Vie du Vénérable Serviteur de Dieu Vincent de Paul. Paris Fl. Lambert, 1664.
APPROBATIONDE Mgr L’EVÊQUE D’EVREUX (1)
L’Eglise a longtemps soupiré, non seulement sous la cruauté des tyrans mais encore sous la honte des raproches que les prophètes ont faits à ses ministres, plusieurs siècles avant sa naissance. Ezéchiel s’est plaint de ce que les ouailles du Seigneur ont été dispersées, pour n’avoir point eu de pasteur, ou si le pasteur a été nagligent, Zacharie l’appelle une idole, puisqu’il est inutila à la garde de son troupeau, dont il a si lâchement quitté la conduite. Les Pères de la même Eglise ont gémi sous la considération d’un malheur si déplorable, et saint Grégoire de Nazianse, entre les autres, s’afflige et s’étonne da voir un berger qui souffre lés injures des saisons avec tant de persévérance, pour la sûreté du bercail dont il est le gardien, et qu’en même temps on trouvé dans la bergerie du Sauveur du monde des âmes qu’il appelle "logica thrémmata", des ouailles raisonnables, exposées à la gueule des loups, parce qu’il se trouve des mercenaires, au lieu de pasteurs, qui abandonnent lour salut dans l’excès de leur oisiveté. Mais enfin la bonté du souverain Pasteur qui veills sur son Église nous a suscité en la personne de Monsieur Vincent de Paul un ministre fidèle, tout rempli du zèle de sa gloire, et tout brûlant d’amour pour le salut des âmes. Il ne faut que lire cette agréable histoire de sa Vie, dont Monseigneur de Rodez est le digne écrivain pour en être persuadé. J’avoue que j’ai lu et relu plusieurs fois une partie des ouvrages tous remplis de doctrine et de piété, que ce grand prélat a donnés au public, et que je les ai étudiés avec admiration mais je dois exciter les fidèles à méditer ce dernier livre, qui ne peut être que très utile pour imprimer dans les cœurs les sentiments d’une solide et véritabla dévotion.
Donné à Evreux, le jour de saint Bernard, 20 août 1664.
HENRI Evêque d’Evreux.
(1) Henri Cauchon de Maupas du Tour (1600-1680) nommé Evêque du Puy en 1641, consacré en l’église des Jésuites, rue St Antoine, le 4 octobre 1643, par Charles de Montchal archevêque de Toulouse assisté de François Fouquet évêque d’Agde et Antoine Godeau, évêque de Grasse. Transféré au siège d’Évreux le 1er juillet 1661, décédé le 12 août 1680. (Gallia Christiana. II. 738 ; XI. 619)
APPROBATION DE Mgr L’ARCHEVÊQUE D’AUCH (1)
Nous Henri de La Mothe, docteur de Paris et archevêque d’Auch, déclarons avoir lu le livre intitulé : "La vie du vénérable sorviteur de Dieu Vincent de Paul", composé par Messire Louis Abelly, évêque de Rodez, dans laquel nous n’avons rien trouvé qui ne soit plein d’édification, et qui ne puisse servir d’exemple à toutes sortes de personnes, pour imiter un sujet dont les actions et la vie y sont décrites par l’auteur avec tant de force, de sincérité, et des couleurs si vives, qu’il ne faut qu’avoir eu le bonheur que nous avons possédé de l’amitié particulière et convarsation familière de cet admirable homme, pour le retrouver dans ce livre avec plus d’avantages pour le public qu’on n’eût pas fait dans lui-même, durant sa vie qu’il tenait cachée aux yeux des hommas, pour ne la découvrir qu’à Dieu seul : c’est pourquoi nous le jugeons très digne d’être imprimé et lu par tout le monde.
Fait à Paris, le 30 août 1664.
HENRI DE LA MOTHE Archevêque d’Auch.
(1) Henri de la MOTHE HOUDANCOURT, nommé au siège de Rennes en août 1639, consacré en janvier 1642 (Paris - Saint-Germain-des-Prés), nommé Archevêque d’Auch le 1er juillet 1662, décédé le 24 février 1684. (Gallia Christiana, I, 1008-1009, XIV, 763)
LIVRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER L'état de l'Église en France, lorsque le vénérable serviteur de Dieu Vincent de Paul vint au monde. La sagesse et la puissance de Dieu en la conduite de son Eglise ne paraît jamais plus admirable que lorsqu'il prend sujet des misères qui l'affligent, d'exercer envers elle ses plus grandes miséricordes, et qu'il tire son avantage des pertes qui lui arrivent, sa gloire de ses humiliations, et son abondance de sa stérilité. En sorte que, suivant ce qu'il a dit par la bouche d'un prophète, quand il semble l'avoir délaissée pour quelque temps, ce n'est que pour lui faire mieux ressentir ensuite les effets de sa miséricorde et de son amour: quand il détourne sa face, et qu'il semble l'avoir mise en oubli, ce n'est que pour la combler de nouvelles bénédictions et la favoriser de grâces plus particulières.
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C'est ce qui a fait dire au grand saint Hilaire écrivant contre les Ariens, qui de son temps tenaient la vérité captive dans l'injustice: «que c'est le propre de l'Église de Jésus-Christ de vaincre quand elle est blessée, de se faire mieux connaître quand elle est plus défigurée par les calomnies de ses adversaires, et d'obtenir un plus puissant secours de Dieu, quand elle semble être plus destituée de sa protection.» Cela se pourrait vérifier par la suite de toute l'histoire ecclésiastique, qui représente ce mystique vaisseau de l'Eglise, voguant sur la mer orageuse de ce siècle, parmi une infinité de périlleuses rencontres, qui semblent la menacer souvent d'un naufrage inévitable, et la porter quelquefois à deux doigts de sa perte et de son dernier malheur; d'où néanmoins la main de Dieu la retire toujours avec avantage, se servant même des tempêtes les plus violentes et des vents les plus contraires pour la faire avancer plus heureusement vers le terme de sa navigation. Mais pour ne nous pas trop étendre sur un sujet si vaste, il suffira de jeter les yeux sur l'état déplorable où l'Église s'est trouvée en France vers la fin du dernier siècle, pour connaître les soins paternels que Dieu a pris non seulement de sa conservation, mais aussi de son accroissement, dans un temps où il semblait l'avoir presque abandonnée: et par un même moyen, pour voir quels ont été les desseins particuliers de sa Providence sur son fidèle serviteur Vincent de Paul, et les grandes choses qu'il voulait opérer en lui et par lui, pour le secours et l'avantage de cette Eglise, et pour l'augmentation de son service et de sa gloire. Ce fut vers la fin du seizième siècle que Dieu fit naître son serviteur, dans un temps où la France était agitée de plusieurs horribles tempêtes, au sujet des nouvelles hérésies de Luther et de Calvin, lesquelles après avoir séparé une partie des Français de l'union que tous les catholiques doivent avoir avec le chef de l'Église, les portèrent bientôt après à une rébellion ouverte contre leur Roi: étant le propre des hérétiques, comme a remarqué un saint apôtre, de mépriser toute domination et de fouler aux pieds le respect qu'ils doivent à leur souverain. Il ne se peut dire combien ces deux fléaux de la guerre civile et de l'hérésie joints ensemble causèrent de maux pendant une longue suite d'années qu'ils durèrent: la France, qui jusqu'alors avait été une des plus florissantes monarchies de
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la terre, devint comme un théâtre d'horreur, où la violence et l'impiété firent jouer d'étranges tragédies. On voyait en tous lieux les temples détruits, les autels abattus, les choses les plus saintes profanées, les prêtres massacrés; et, ce qui était le plus grand et le plus funeste de tous ces maux, c'était un renversement presque universel de tout ordre et de toute discipline ecclésiastique; d'où provenait qu'en la plupart des provinces de ce Royaume les peuples étaient comme des pauvres brebis dispersées, sans pâture spirituelle, sans sacrements, sans instruction, et presque sans aucun secours extérieur pour leur salut. Il est bien vrai que Dieu, ayant depuis rendu le calme et la paix à la France, par le courage invincible de Henri le Grand, de très glorieuse mémoire, les prélats, appuyés de son autorité, employèrent divers moyens pour remédier à toutes ces confusions et remettre la religion en sa première splendeur. On assembla pour cet effet divers conciles provinciaux, qui firent de très saintes et très salutaires ordonnances, et les évêques ne tardèrent pas, dans leurs synodes particuliers, de faire tout ce qui dépendait d'eux pour en affermir l'observation. Mais les désordres causés par la contagion de l'hérésie et par la licence des armes étaient si grands, et les maux si fort enracinés, que ces remèdes, quoique souverains, n'eurent pas tout l'effet qu'on s'était promis; et nonobstant tous les soins que les supérieurs ecclésiastiques employèrent à l'acquit de leurs charges, on voyait toujours, et on a encore vu longtemps après plusieurs grands défauts parmi le clergé; ce qui était cause que le sacerdoce était sans honneur, et même dans un tel mépris en quelques lieux, qu'on tenait pour quelque sorte d'avilissement, aux personnes de condition tant soit peu honnête selon le monde, de se mettre dans les saints ordres, à moins que d'avoir quelque bénéfice considérable pour en couvrir la honte; et, selon la commune opinion du monde, c'était alors une espèce de contumélie et d'injure, que de dire à quelque ecclésiastique de qualité qu'il était un prêtre. De ce défaut de vertu et de discipline dans le clergé, procédait un autre grand mal, qui était que le peuple, et particulièrement celui de la campagne, n'était point instruit, ni assisté comme il devait être dans ses besoins spirituels. On ne savait presque ce que c'était que de faire des catéchismes; les curés de village, pour la plupart, étaient comme ces pasteurs dont
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parle le prophète, qui se contentaient de prendre la laine et tirer le lait de leurs brebis, et se mettaient fort peu en peine de leur donner la pâture nécessaire pour la vie de leur âme: de sorte qu'on voyait de tous côtés des chrétiens qui passaient leur vie dans une si profonde ignorance des choses de leur salut, qu'à grande peine savaient-ils s'il y avait un Dieu; et pour ce qui est des mystères de la très Sainte-Trinité et de l'Incarnation du Fils de Dieu, que tous les fidèles doivent croire explicitement, on ne leur en donnait aucune explication ni intelligence, et encore moins de ce qui concerne les sacrements qu'ils devaient recevoir et des dispositions qu'ils y devaient apporter. Dieu sait quel était l'état de leur conscience dans une telle ignorance des choses de leur salut, et quelle pouvait être leur foi, n'ayant presque personne qui prît soin de leur enseigner ce qu'ils étaient obligés de croire. Pour ce qui est des personnes qui demeuraient dans les villes, quoique par le secours des prédications qui se faisaient dans les paroisses et autres églises, elles eussent plus de connaissance et de lumière, cette connaissance toutefois était ordinairement stérile, et cette lumière sans chaleur; on n'y voyait presque aucune marque de cette véritable charité qui se fait connaître par les œuvres: les exercices de miséricorde spirituelle envers le prochain n'étaient point en usage parmi les personnes laïques; et pour les aumônes et les assistances corporelles, on ne s'y adonnait que fort petitement; de telle sorte que les personnes les plus accommodées croyaient faire assez lorsqu'elles donnaient quelque double ou quelque sou aux mendiants ordinaires; et s'il arrivait que quelqu'un fît quelque aumône un peu plus considérable, cela passait pour une action de charité tout extraordinaire. Voilà quel était l'état du Christianisme en France, lorsque Dieu, qui est riche en miséricorde, voyant les grands besoins de son Église en l'une de ses parties principales, voulut y pourvoir, suscitant, entre plusieurs autres grands et saints personnages, son fidèle serviteur Vincent de Paul, lequel, animé de son esprit et fortifié par sa grâce, s'est employé autant qu'il a été en lui, avec un zèle infatigable, a réparer tous ces défauts et y appliquer des remèdes convenables. Et premièrement il s'est toujours proposé comme un de ses principaux ouvrages, de procurer autant qu'il lui serait pos-
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sible, que l'Eglise fût remplie de bons prêtres, qui travaillassent utilement et fidèlement en !a vigne du Seigneur: c'est à quoi tendaient les exercices des ordinands, les séminaires, les retraites des ecclésiastiques, les conférences spirituelles, et plusieurs autres semblables moyens, dont il a été ou l'auteur ou le promoteur, et auxquels il a notablement contribue, comme il se verra en la suite de ce livre. Il joignait à ce zèle pour le bien de l'état ecclésiastique, une charité très ardente à procurer l'instruction et l'assistance spirituelle des âmes qui en avaient besoin, et surtout des pauvres de la campagne, qu'il voyait les plus abandonnés, et pour lesquels il avait une tendresse toute particulière. Il ne se peut dire combien il a travaillé pour les délivrer du péché et de l'ignorance, en les catéchisant et les disposant à des confessions générales. Et comme s'il n'eût pas été satisfait des travaux et des fatigues qu'il embrassait pour ce sujet, il excitait autant qu'il pouvait les autres à en faire autant; et son amour envers les pauvres n'a point été content, qu'il n'ait établi une Congrégation de vertueux prêtres missionnaires qui s'emploient à son exemple avec un zèle infatigable aux mêmes exercices de charité, non seulement dans la France, mais aussi en diverses autres régions, comme dans l'Hibernie, dans l'Ecosse, dans les îles Hébrides, dans la Pologne, dans l'Italie, dans la Barbarie, et jusque sous la zone torride dans l'île de Madagascar, où plusieurs de ces ouvriers évangéliques ont consumé leur vie dans les ardeurs de leur charité. Mais ce n'était pas assez à Vincent de Paul de secourir les âmes, s'il ne pourvoyait encore aux nécessités corporelles des pauvres. Et quoiqu'il se fût lui-même rendu pauvre pour l'amour de Jésus-Christ, et qu'ayant tout quitté pour le suivre, il ne lui restât plus rien de quoi donner; comme il avait néanmoins le cœur tout embrasé du feu céleste que ce divin Sauveur est venu allumer sur la terre, il ne lui a pas été difficile de communiquer une partie de cette sainte ardeur aux personnes bien disposées avec lesquelles il se rencontrait. On en verra des exemples merveilleux dans la suite de sa vie, qui feront connaître la grâce que Dieu avait mise en son fidèle serviteur, qui était telle, qu'il semble que, parmi la corruption de ce siècle, il ait fait revivre en plusieurs âmes l'esprit et la charité des premiers chrétiens. Et quoiqu'il soit bien véritable
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qu'on pourrait en ces derniers temps renouveler, avec plus de raison que jamais, la plainte du saint apôtre, et dire que tous ne s'étudient qu'à chercher leurs intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ. L'exemple toutefois et la parole de Vincent de Paul ont eu tant d'efficace que d'arracher du cœur d'un grand nombre de personnes vertueuses cette racine de toute sorte de maux, et de leur inspirer des dispositions si parfaites que leur plus grande joie et satisfaction a été, et est encore à présent, non seulement de faire une sainte profusion de leurs biens temporels pour assister et secourir les pauvres, mais aussi de se donner elles-mêmes, et de consumer leur santé et leur vie dans les plus laborieux et pénibles exercices de la vertu de charité. Ce n'est pas la seule ville de Paris qui en a éprouvé les effets, dans l'assistance qui a été rendue à un nombre presque innombrable de pauvres honteux, de toutes sortes de condition, d'âge et de sexe, que la misère des guerres et des autres calamités publiques avaient réduits à une extrême indigence; mais leur charité s'est étendue jusqu'aux provinces les plus éloignées, et, outre les secours très favorables rendus aux frontières de la France pendant les plus grands ravages de la guerre, la Lorraine, les îles Hébrides, la Barbarie et plusieurs autres régions étrangères en ont reçu de très grandes assistances dans leurs plus pressantes nécessités, comme il se verra en la suite de ce livre.
CHAPITRE II La naissance et l'éducation de Vincent de Paul. Ce fut l'an 1576, le mardi d'après Pâques, que Vincent de Paul prit naissance dans le petit village de Pouy, près d'Acqs, qui est une ville épiscopale située aux confins des landes de Bordeaux vers les monts Pyrénées. Il y a dans le détroit de cette paroisse une chapelle dédiée en l'honneur de la très sainte Vierge, sous le titre de Notre-Dame de Buglose, où l'on voit ordinairement un grand concours de peuple, qui vient rendre ses hommages et offrir ses prières à la Mère de Dieu et ce fut la un des motifs qui porta notre Vincent à concevoir dès son plus jeune âge, et à nourrir en son cœur toute sa vie, une dévotion toute particulière envers cette Reine du
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ciel, se voyant né dans un lieu qui lui était dédié et qui était sous sa protection spéciale. Ses parents ont été pauvres des biens de ce monde, vivant de leur travail; son père se nommait Jean de Paul, sa mère Bertrande de Moras, et tous deux ont vécu non seulement sans aucun reproche, mais aussi dans une grande innocence et droiture. Ils avaient une maison et quelques petits héritages qu'ils faisaient valoir par leurs mains, à quoi ils étaient aidés par leurs enfants, qui furent six, savoir: quatre garçons et deux filles. Vincent était le troisième, et, des son enfance, il fut comme les autres employé à travailler, et particulièrement à mener paître et garder les bestiaux de son père. Et en cela il semble que Dieu ait voulu poser et établir sur cette humble et pauvre extraction le premier fondement de l'édifice des vertus, qu'il voulait élever en l'âme de son fidèle serviteur; Car, (comme a fort bien dit saint Augustin) celui qui veut devenir grand devant Dieu, doit commencer par une très profonde démission de soi-même, et plus il prétend élever l'édifice de ses vertus, plus doit-il creuser les fondements de son humilité. Et en effet, parmi les emplois considérables, auxquels la Providence divine destina depuis Vincent de Paul, et au milieu des plus grands honneurs qu'on rendait à sa vertu, son entretien le plus ordinaire était de la bassesse de sa naissance, et on lui entendait souvent répéter en telles rencontres, qu'il n'était que le fils d'un pauvre paysan, qu'il avait gardé les pourceaux, etc. O que c'est une marque d'une vertu bien solide, que de conserver l'amour de son abjection et de son avilissement, au milieu des applaudissements et des louanges ! et que saint Bernard a eu grande raison de dire que c'est une vertu bien rare qu'une humilité honorée ! et qu'il y en a peu qui arrivent à ce degré de perfection, que de rechercher les mépris lorsqu'ils sont poursuivis des honneurs. Quoique les perles naissent dans une nacre mal polie, et souvent toute fangeuse, elles ne laissent pas de faire éclater leur vive blancheur au milieu de cette bourbe, qui ne sert qu'à en relever le lustre, et faire mieux connaître leur valeur. La vivacité d'esprit dont Dieu avait doué notre jeune Vincent commençant à paraître parmi ces bas emplois où il était occupé, elle en fut d'autant plus remarquée; et son père reconnut bien que cet enfant pouvait faire quelque chose de meil-
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leur que de mener paître les bestiaux. Ce fut pourquoi il prit résolution de le mettre aux études; à quoi il se porta encore plus volontiers par la connaissance qu'il eut d'un certain prieur de son voisinage, lequel, étant d'une famille qui n'était pas plus accommodée que la sienne, avait néanmoins beaucoup contribué du revenu de son bénéfice pour avancer ses frères. Ainsi ce bon homme dans sa simplicité, pensait que son fils Vincent, s'étant rendu capable par l'étude, pourrait un jour obtenir quelque bénéfice, et, en servant l'Église, soulager sa famille et faire du bien à ses autres enfants. Mais les pensées de Dieu sont bien différentes de celles des hommes (comme lui-même le témoigne par un prophète) et ses desseins sont bien élevés au-dessus de toutes leurs prétentions. Le père du petit Vincent, en le portant aux études, pensait aux petits avantages qu'il en espérait tirer pour sa famille: et Dieu avait dessein de s'en servir pour faire de très grands biens à son Eglise, et il voulait que, laissant ses parents dans leur bassesse et dans leur pauvreté extérieure, il s'employât uniquement à procurer l'accroissement du royaume de son Fils Jésus-Christ. Et à ce sujet, un curé de son pays l'étant venu voir à Paris longtemps après, pour lui représenter le pauvre état de sa famille et le prier de rendre quelque assistance à ses parents et leur procurer quelque bien, ce grand serviteur de Dieu lui demanda s'ils ne vivaient pas de leur travail honnêtement et passablement selon leur condition; à quoi le curé ayant répondu que oui, il le remercia de la charité qu'il avait pour eux, et ensuite le mit sur le propos de ce prieur dont il a été ci-dessus parlé, qui avait employé les revenus de son bénéfice pour bien accommoder ses parents, et il lui fit faire réflexion sur ce que ces gens-là, ayant tout dissipé pendant la vie et après la mort de leur bienfaiteur, étaient tombés dans un état pire que celui où ils étaient auparavant; parce que, comme il disait: c'est en vain que l'homme bâtit la maison, si Dieu lui-même ne l'édifie. Et il lui donna cet exemple pour preuve de l'expérience qu'il avait de quantité de familles ruinées à cause de leurs parents ecclésiastiques, qui, ayant voulu les enrichir aux dépens de l'Église, leur avaient fait beaucoup plus de mal que de bien, leur donnant la portion des pauvres; car tôt ou tard Dieu les en avait dépouilles. Il faut néanmoins remarquer que le refus qu'il fit alors
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d'avantager ses parents ne provenait pas d'aucune dureté de cœur, ni d'aucun défaut de charité envers eux, mais seulement de cette droiture et pureté d'intention qui était comme l'âme de toutes ses œuvres, et qui le faisait toujours marcher par les voies droites qui conduisent à Dieu, sans jamais s'en détourner pour quelque considération que ce fût. Car d'ailleurs il avait un cœur fort tendre sur les misères de son prochain, et était très prompt à le secourir autant qu'il était en lui; de sorte qu'il pouvait dire avec cet ancien patriarche, que la miséricorde était née avec lui, et qu'il avait toujours eu une inclination très particulière à exercer cette vertu, et même dès son plus jeune âge on a remarqué qu'il donnait tout ce qu'il pouvait aux pauvres; et lorsque son père l'envoyait au moulin quérir la farine, s'il rencontrait des pauvres en son chemin, il ouvrait le sac et leur donnait des poignées, quand il n'avait autre moyen de leur bien faire: de quoi son père, qui était homme de bien, témoignait n'être pas fâché. Et une autre fois, à l'âge de douze ou treize ans, ayant peu à peu amassé jusqu'à trente sols de ce qu'il avait pu gagner, qu'il estimait beaucoup en cet âge et en ce pays-là, où l'argent était fort rare, et qu'il gardait bien chèrement, ayant néanmoins un jour rencontré un pauvre qui paraissait dans une grande misère et indigence, étant touché d'un sentiment de compassion, il lui donna tout son petit trésor, sans s'en réserver aucune chose. Certes, si l'on veut faire quelque attention à l'attache naturelle que les jeunes enfants ont aux choses qui les accommodent et qui leur plaisent, on pourra juger que ce fut là un effet particulier des premières grâces que Dieu avait mises en cet enfant de bénédiction, et de là on pouvait présager ce grand et parfait détachement des créatures, et ce degré éminent de charité où Dieu le voulait élever.
CHAPITRE III Ses études et sa promotion aux ordres ecclésiastiques. Toutes ces bonnes dispositions de l'esprit du jeune Vincent et ses inclinations au bien firent résoudre son père de faire quelque petit effort, selon l'étendue fort modique de ses facultés, pour l'entretenir aux études, et à cet effet il le mit en pension chez les Pères Cordeliers d'Acqs, moyennant soixante livres par
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an, selon la coutume du temps et du pays. Ce fut environ l'an 1588 qu'il commença ses études par les premiers rudiments de la langue latine, où il se comporta de telle sorte et fit un tel progrès, que, quatre ans après, Monsieur de Commet l'aîné, avocat de la ville d'Acqs et juge du lieu de Pouy, ayant appris du Père gardien les bonnes qualités de ce jeune écolier, conçut une affection toute particulière pour lui, et, l'ayant retiré du couvent des Cordeliers, le reçut en sa maison pour être précepteur de ses enfants, afin que, prenant soin de leur instruction et conduite, il eût moyen, sans être davantage à charge à son père, de continuer ses études: ce qu'il fit avec un très grand profit, ayant employé neuf ans à étudier en la ville d'Acqs, au bout desquels Monsieur de Commet, qui était une personne de mérite et de piété, étant très satisfait du service que le jeune Vincent lui avait rendu en la personne de ses enfants, et de l'édification que toute sa famille avait reçue de sa vertu et sage conduite qui surpassait de beaucoup son âge, jugea qu'il ne fallait pas laisser cette lampe sous le boisseau, et qu'il serait avantageux à l'Eglise de l'élever sur le chandelier: et pour cette raison il porta Vincent de Paul, qui avait grand respect pour lui et qui le regardait comme un second père, à s'offrir à Dieu pour le servir dans l'état ecclésiastique, et lui fit prendre la tonsure et les quatre ordres qu'on appelle mineurs, le 19 septembre 1596, étant alors âgé de vingt ans. Après quoi, se voyant ainsi engagé au ministère de l'Église, et ayant pris Dieu seul pour son partage, il quitta son pays, et jamais depuis ce temps-là il n'y a demeuré; et du consentement de son père, avec quelque petit secours qu'il lui donna (ayant à cet effet vendu une paire de bœufs), il s'en alla à Toulouse pour s'appliquer aux études de théologie, où il employa environ sept ans. Il est vrai que pendant ce temps il passa en Espagne et fit quelque séjour à Sarragosse pour y faire aussi quelques études. Le 27 février, et le 29 décembre 5988, il prit les ordres de sous-diacre et de diacre, et enfin le 23 septembre 1600 il fut promu au saint ordre de prêtrise, de sorte qu'ayant depuis vécu jusqu'au 27 septembre 1660, il se trouve qu'il a été prêtre dans l'Eglise de Jésus-Christ l'espace de soixante ans. Dieu sait quels furent les dispositions et les sentiments de son cœur lorsqu'il reçut ce sacré caractère; mais si l'on juge des arbres par leurs fruits, et des causes par leurs effets,
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voyant la perfection et la sainteté avec laquelle ce très digne prêtre a exercé les fonctions de son sacerdoce, l'on peut croire avec grande raison, qu'en ce moment qu'il fut consacré prêtre, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est le Prêtre éternel et le Prince des prêtres, versa très abondamment sur lui la plénitude de son esprit sacerdotal, et cet esprit lui donna de si hauts sentiments de ce sacré caractère, qu'il en parlait toujours avec admiration comme d'une chose qu'il ne pouvait assez estimer; il témoignait être dans un étonnement extraordinaire, quand il parlait de cette puissance merveilleuse que Dieu imprime, avec un caractère qui ne se peut jamais effacer, dans l'âme du prêtre, en vertu de laquelle il remet les péchés aux pécheurs pénitents, et avec quatre ou cinq paroles il change la substance du pain et du vin au Corps et au Sang de Jésus-Christ, et offre ce même Corps et ce même Sang en sacrifice à Dieu son Père, et distribue ce même Corps de Jésus Christ, comme un pain de vie pour la nourriture des fidèles. Enfin, il était si pénétré des sentiments d'estime de l'excellence et de l'éminence du caractère sacerdotal, et de l'obligation indispensable qu'elle impose à ceux qui l'ont reçu, de mener une vie toute pure, toute sainte et tout angélique, que depuis on lui a souvent ouï dire, «que s il n'eût été prêtre, il n'eût jamais pu se résoudre à l'être, s'en estimant très indigne,» quoiqu'il en fût d'autant plus digne qu'il croyait moins en être digne, n'y en ayant point qui méritent mieux d'être avancés aux premières places du festin nuptial de l'Agneau que ceux qui se mettent au plus bas lieu. On n'a pu savoir en quel lieu ni même en quel temps il célébra sa première messe, mais on lui a seulement ouï dire qu'il avait une telle appréhension de la majesté de cette action toute divine, qu'il en tremblait, et que, n'ayant pas le courage de la célébrer publiquement, il choisit plutôt de la dire dans une chapelle retirée à l'écart, assisté seulement d'un prêtre et d'un servant. Messieurs les grands vicaires d'Acqs, le siège vacant, n'eurent pas plus tôt appris qu'il était prêtre, qu'à la sollicitation de Monsieur de Commet, et pour l'estime qu'ils faisaient de sa vertu, ils le pourvurent de la cure de Tilh; mais lui ayant été contestée par un compétiteur, qui l'avait impètrée en cour de Rome, il ne voulut point entrer en procès pour ce sujet, et Dieu le permit ainsi, afin qu'il ne fut point obligé de quitter ses études, qu'il avait un grand désir de continuer.
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Il y avait alors deux ans que son père était mort, lequel par son testament, après avoir partagé tous ses enfants, avait déclaré qu'il voulait et entendait que son fils Vincent fût assisté et entretenu aux études selon la portée des biens qu'il laissait; et en vertu de ce testament, il eût pu exiger quelque chose de sa mère et de ses frères. Néanmoins ne voulant pas leur être à charge, ni leur causer aucune peine, et voyant qu'il ne pouvait subsister dans Toloze, il prit la résolution d'accepter une petite régence qu'on lui offrit à quatre lieues de là, dans la ville de Buzet, ou plusieurs gentilshommes des environs lui donnèrent leurs enfants en pension, et même on lui en envoya de Toloze, comme il le manda à sa mère par une lettre qu'il lui écrivit; et le grand soin qu'il prenait de leur instruction et bonne éducation lui moyenna son retour à Toloze peu de temps après, où il mena ses pensionnaires, du consentement et avec l'agrément des parents: de sorte qu'il eut moyen, en instruisant cette petite jeunesse, de continuer ses études de théologie; ce qu'il fit avec tant d'affection et de diligence, qu'après y avoir employé sept ans, comme il se voit par une attestation authentique du mois d'octobre 1664, du père Esprit Jarran, religieux augustin, docteur régent en théologie de l'Université de Toloze, signée de lui et d'Assolens, secrétaire, et scellée, il fut reçu bachelier en théologie, comme il appert par d'autres lettres du même mois signées d'André Gallus, docteur régent et recteur de ladite université, et d'Assolens son secrétaire, et scellées; en suite de quoi il lui fut permis d'expliquer et enseigner publiquement le second livre des Sentences dans la même Université, comme il est porté par d'autres lettres de la même année, signées et scellées Coëlmez, chancelier de l'Université de Toloze, et de Soffores, trésorier. Ces trois pièces ont été trouvées, depuis la mort de ce grand serviteur de Dieu, par ceux de sa Compagnie, qui n'en avaient eu aucune connaissance pendant sa vie; de sorte que de compte fait sur les mémoires envoyés de son pays, il se trouve qu'il a employé plus de seize ans continuels à étudier, tant en la ville d'Acqs qu'en l'Université de Toloze. Il n'était pas du nombre de ceux qui se laissent enfler pour un peu de science qu'ils pensent avoir; au contraire il cachait celle qu'il avait acquise et, par un mouvement d'humilité assez extraordinaire, il tâchait de persuader aux autres qu'il avait fort peu de science, et souvent, en parlant de lui-même, il se nommait
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un pauvre écolier de quatrième, pour donner autant qu'il pouvait une basse opinion de sa suffisance: en quoi il ne disait rien de contraire à la vérité puisqu'il était vrai qu'il avait été écolier de quatrième; mais, par un saint artifice de la vertu d'humilité, il couvrait du voile du silence le reste de ses études; et quoique dans les occasions où il s'agissait des intérêts de la vérité ou de la charité, il fût obligé de parler et de faire connaître qu'il n'était pas ignorant des choses que sa condition l'obligeait de savoir, il était pourtant bien aise qu'on crût qu'il n'avait point de science, afin de réprimer cette inclination vicieuse qui provient de la racine de superbe, et qui se trouve ordinairement en tous les hommes, de passer pour capables et savants un chacun dans sa profession; en sorte que même les plus ignorants et mal habiles affectent cette réputation autant et quelquefois plus que les autres. Mais Vincent de Paul, quoique très abondamment pourvu de doctrine et de suffisance, eût volontiers pris pour lui la devise du saint Apôtre, et eût pu dire à son imitation: Je n'ai point estimé savoir aucune chose, sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. C'était là sa principale science et sa plus haute sagesse; c'était le livre qu'il avait toujours ouvert devant les yeux de son esprit, et duquel il tirait des connaissances et des lumières bien plus élevées que toutes celles qu'il eût puisées des autres sciences, quoique bonnes et saintes, qu'il avait acquises dans le cours de ses études.
CHAPITRE IV Ce qui lui arriva lorsqu'il fut fait esclave, et mené en Barbarie. Pendant tout le temps que Vincent de Paul employa au cours de ses études, tant en la ville d'Aqcs qu'en l'université de Toloze, il se comporta avec tant de modestie et de sagesse, répandant en tous lieux une si bonne odeur par sa vertu, qu'il en était estimé et aimé de tous ceux qui le connaissaient; et d'ailleurs la bonne conduite dont il usait envers les jeunes pensionnaires qu'il avait avec lui, auxquels il prenait un soin particulier de donner avec la science qu'il leur enseignait de fortes impressions de la piété chrétienne, le mit en telle réputation dans Toloze, qu'il pouvait s'y promettre un établissement considéra-
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ble; et Monsieur de Saint-Martin, chanoine d'Aqcs, son ancien et intime ami, qui lui a survécu, a témoigné que des ce temps-là on lui avait fait espérer un évêché, par l'entremise de M. le duc d'Epernon, duquel il avait élevé deux proches parents parmi ses pensionnaires; au commencement de l'année 1605, il fit un voyage à Bordeaux, dont on ne sait pas le sujet; mais il y a raison de croire que c'était pour quelques grands avantages qu'on lui voulait procurer; car dans une de ses lettres écrites dans ce temps-là, il dit: «qu'il l'avait entrepris pour une affaire qui requérait une grande dépense, et qu'il ne pouvait déclarer sans témérité. » Étant de retour à Toloze, il trouva qu'une personne qui avait eu estime de sa vertu, et désiré de lui procurer quelque accommodement, étant décédée pendant son absence, l'avait institué son héritier par son testament; ce qui l'obligea d'employer quelque peu de temps à recueillir cette succession; et ayant appris qu'un homme qui devait quatre ou cinq cents écus à cette personne défunte s'était retiré à Marseille, pour éviter les poursuites qu'on lui faisait; et qu'ayant gagné quelque bien par le trafic, il était en état d'acquitter cette dette, il s'y en alla pour se faire payer, et par accommodement, il en tira trois cents écus. c'était au mois de juillet de l'année 1605, auquel temps, comme il se disposait à retourner par terre à Toloze, un gentilhomme de Languedoc, avec lequel il était logé, le convia de s'embarquer avec lui jusqu'à Narbonne; ce qu'il lui persuada facilement, parce que, le temps étant propre à la navigation, il espérait par ainsi abréger de beaucoup son chemin. Il est vrai que, selon le sentiment ordinaire du monde, cet embarquement lui fut bien funeste, mais si on le regarde avec des yeux éclairés de la lumière de la foi, il fut très heureux pour l'accomplissement des desseins de Dieu sur lui. Laissons-lui faire à lui-même le récit de ce qu'il lui arriva en ce rencontre, qui se trouve dans une lettre qu'il écrivit d'Avignon, après qu'il fut échappé de son esclavage, en date du 24 juillet 1607, à M. de Commet le jeune, l'aîné étant mort de la gravelle quelque temps auparavant. «Je m'embarquai, dit-il, pour Narbonne, pour y être plus tôt et pour épargner, ou pour mieux dire, pour n'y jamais être et pour tout perdre. Le vent nous fut autant favorable qu'il fallait pour nous rendre ce jour-là à Narbonne (qui était faire cinquante lieues) si Dieu n'eût permis que trois brigantins turcs,
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qui côtoyaient le golfe de Leon, pour attraper les barques qui venaient de Beaucaire, où il y avait une foire que l'on estime être des plus belles de la chrétienté, ne nous eussent donné la charge, et attaqué si vivement, que deux ou trois des nôtres étant tués, et tout le reste blessé, et même moi qui eus un coup de flèche qui me servira d'horloge tout le reste de ma vie, n'eussions été contraints de nous rendre à ces félons. Les premiers éclats de leur rage furent de hacher notre pilote en mille pièces, pour avoir perdu un des principaux des leurs, outre quatre ou cinq forçats que les nôtres tuèrent: cela fait, ils nous enchaînèrent, et, après nous avoir grossièrement pansés, ils poursuivirent leur pointe faisant mille voleries, donnant néanmoins liberté à ceux qui se rendaient sans combattre, après les avoir volés. Et enfin chargés de marchandises, au bout de sept ou huit jours ils prirent la route de Barbarie, tanière et spélonque de voleurs sans aveu du Grand-Turc, où étant arrivés, ils nous exposèrent en vente, avec un procès-verbal de notre capture, qu'ils disaient avoir faite dans un navire espagnol, parce que, sans ce mensonge, nous aurions été délivrés par le consul que le Roi tient en ce lieu-là, pour rendre libre le commerce aux Français. Leur procédure a notre vente fut qu'après qu'ils nous eurent dépouillés, ils nous donnèrent à chacun une paire de caleçons, un hoqueton de lin, avec une bonnette, et nous promenèrent par la ville de Tunis, ou ils étaient venus expressément pour nous vendre. Nous ayant fait faire cinq ou six tours par la ville, la chaîne au col, ils nous ramenèrent au bateau, afin que les marchands vinssent voir qui pouvait bien manger, et qui non, et pour montrer que nos plaies n'étaient point mortelles. Cela fait, ils nous ramenèrent à la place, où les marchands nous vinrent visiter, tout de même que l'on fait à l'achat d'un cheval ou d'un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche pour voir nos dents, palpant nos côtes, sondant nos plaies, et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis lever des fardeaux, et puis lutter, pour voir la force d'un chacun, et mille autres sortes de brutalités. «Je fus vendu à un pêcheur, qui fut contraint de se défaire bientôt de moi, pour n'avoir rien de si contraire que la mer; et depuis par le pêcheur à un vieillard, médecin spagirique, souverain tireur de quintessences, homme fort humain et traitable, lequel, à ce qu'il me disait, avait travaillé l'espace de cinquante ans à la recherche de la pierre philosophale, etc. Il m'aimait fort et
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se plaisait de me discourir de l'alchimie, et puis de sa loi, à laquelle il faisait tous ses efforts de m'attirer, me promettant force richesses et tout son savoir. Dieu opéra toujours en moi une croyance de délivrance par les assidues prières que je lui faisais, et à la Vierge Marie, par la seule intercession de laquelle je crois fermement avoir été délivré. L'espérance donc et la ferme croyance que j'avais de vous revoir, Monsieur, me fit être plus attentif à m'instruire du moyen de guérir de la gravelle, en quoi je lui voyais journellement faire des merveilles; ce qu'il m'enseigna, et même me fit préparer et administrer les ingrédients. O combien de fois ai-je désiré depuis d'avoir été esclave auparavant la mort de Monsieur votre frère ! car je crois que, si j'eusse su le secret que maintenant je vous envoie, il ne serait pas mort de ce mal-là, etc. » «Je fus donc avec ce vieillard depuis le mois de septembre 1605 jusques au mois d'août 1606 qu'il fut pris et mené au grand Sultan pour travailler pour lui, mais en vain, car il mourut de regrets par les chemins. Il me laissa à un sien neveu, vrai anthropomorphite, qui me revendit bientôt après la mort de son oncle, parce qu'il ouït dire que Monsieur de Brèves, ambassadeur pour le Roi en Turquie, venait avec bonnes et expresses patentes du Grand-Turc, pour recouvrer tous les esclaves chrétiens. Un renégat, de Nice en Savoie, ennemi de nature, m'acheta, et m'emmena en son temat, ainsi s'appelle le bien que l'on tient comme métayer du Grand-Seigneur; car là le peuple n'a rien, tout est au Sultan; le temat de celui-ci était dans la montagne, où le pays est extrêmement chaud et désert. L'une des trois femmes qu'il avait était grecque chrétienne, mais schismatique; une autre était turque, qui servit d'instrument à l'immense miséricorde de Dieu pour retirer son mari de l'apostasie, et le remettre au giron de l'Église, et me délivrer de mon esclavage. Curieuse qu'elle était de savoir notre façon de vivre, elle me venait voir tous les jours aux champs où je fossoyais, et un jour elle me commanda de chanter les louanges de mon Dieu. Le ressouvenir du "Quomodo cantabimus in terra aliena" des enfants d'Israël captifs en Babylone me fit commencer, la larme à l'œil, le psaume "Super flumina Babylonis", et puis le Salve Regina, et plusieurs autres choses, en quoi elle prenait tant de plaisir, que c'était merveille. Elle ne manqua pas de dire à son mari, le soir, qu'il avait eu tort de quitter sa religion, qu'elle estimait extrêmement bonne, pour
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un récit que je lui avais fait de notre Dieu, et quelques louanges que j'avais chantées en sa présence: en quoi elle disait avoir ressenti un tel plaisir qu'elle ne croyait point que le paradis de ses pères et celui qu'elle espérait fût si glorieux, ni accompagné de tant de joie, que le contentement qu'elle avait ressenti pendant que je louais mon Dieu, concluant qu'il y avait en cela quelque merveille. Cette femme, comme une autre Caïphe, ou comme l'ânesse de Balaam, fit tant par ses discours que son mari me dit, dès le lendemain, qu'il ne tenait qu'à une commodité que nous ne nous sauvassions en France, mais qu'il y donnerait tel remède, que dans peu de jours Dieu en serait loué. Ce peu de jours dura dix mois qu'il m'entretint en cette espérance, au bout desquels nous nous sauvâmes avec un petit esquif, et nous rendîmes le 28 de juin, à Aigues-Mortes, et tôt après en Avignon, où Monsieur le Vice-Légat reçut publiquement le renégat avec la larme à l'œil et le sanglot au cœur, dans l'église de Saint-Pierre, à l'honneur de Dieu et édification des assistants. Mondit seigneur nous a retenus tous deux pour nous mener à Rome, où il s'en va tout aussitôt que son successeur sera venu. Il a promis au pénitent de le faire entrer à l'austère couvent des Fate ben Fratelli, où il s'est voué, etc. » Jusques ici sont les paroles de Monsieur Vincent lui-même, dans la lettre qu'il écrivit étant à Avignon, laquelle fut trouvée par hasard entre plusieurs autres papiers par un gentilhomme d'Acqs, neveu de M. de Saint-Martin, chanoine, en l'année 1658, cinquante ans après qu'elle a été écrite: il la mit entre les mains dudit sieur de Saint-Martin, son oncle, lequel en envoya une copie à Monsieur Vincent, deux ans avant sa mort, estimant qu'il serait consolé de lire ses anciennes aventures, et de se voir jeune en sa vieillesse; mais, l'ayant lue, il la mit au feu, et bientôt après, remerciant Monsieur de Saint-Martin de lui avoir envoyé cette copie, il le pria de lui envoyer aussi l'original, et lui en fit encore de très grandes instances par une autre lettre qu'il lui écrivit, six mois avant sa mort. Celui qui écrivait sous lui, se doutant que cette lettre contenait quelque chose qui tournait à la louange de M. Vincent, et qu'il ne la demandait que pour la brûler, comme il avait brûlé la copie, afin d'en supprimer la connaissance, fit couler un billet dans la lettre de M. de Saint-Martin, pour le prier d'adresser cet original à quelque autre qu'à M. Vincent, s'il ne voulait qu'il fût perdu; ce qui l'obligea de
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l'envoyer à un prêtre de sa Compagnie, qui était supérieur du séminaire qui est au collège des Bons-Enfants, à Paris; et c'est par ce moyen que cette lettre a été conservée, en sorte que M. Vincent n'en a rien su avant sa mort; et sans ce pieux artifice, il est certain qu'on n'eût jamais rien su de ce qui s'était passé en cet esclavage: car cet humble serviteur de Dieu faisait toujours ses efforts pour cacher aux hommes les grâces et les dons qu'il recevait de Dieu, et tout ce qu'il faisait pour sa gloire et pour son service; ceux qui l'ont observé de plus près l'ont bien reconnu en toutes sortes de rencontres; et on aurait peine de croire jusqu'où allaient ses soins et ses précautions pour éviter tout ce qui pouvait tendre en quelque manière que ce fût, directement ou indirectement, à son estime ou à sa louange; de sorte que l'on ne verra en ce récit de sa vie, que ce que son humilité n'a pu dérober à la vue et à la connaissance des hommes. Que si par quelque raison de charité il a été obligé quelquefois de découvrir quelque petite chose qu'il ne pouvait refuser à l'édification du prochain, ce n'a pas été sans se faire grande violence; et encore, après avoir dit ce qu'il croyait ne pouvoir retenir sous le silence, on lui a vu souvent demander pardon d'avoir ainsi parlé de soi-même; et quand il pouvait le faire en tierce personne, sans qu'on s'aperçût que ce fût de lui qu'il entendait parler, il le faisait avec toute l'adresse que son humilité lui pouvait suggérer. Outre la constance et la fermeté à professer la foi de Jésus-Christ parmi les infidèles, la parfaite confiance au secours de la divine bonté dans un délaissement et abandon des créatures, la fidélité dans les exercices de piété envers Dieu, et de dévotion envers la très sainte Vierge, au milieu des impiétés de la Barbarie, la grâce de fléchir les cœurs les plus durs, d'inspirer des sentiments de respect et d'affection envers notre sainte religion, aux esprits qui y étaient très opposés, et plusieurs autres vertus et dons de Dieu qui ont paru en M. Vincent pendant son esclavage, et que nous laissons au pieux lecteur à considérer et peser autant qu'il sera expédient pour son édification; il y a deux choses qui méritent ici son attention particulière. L'une est la vertu extraordinaire de M. Vincent à retenir et supprimer en lui toutes les connaissances que ce médecin spagirique lui avait communiquées de divers beaux secrets de la nature et de l'art, dont il lui avait vu faire des expériences
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merveilleuses, durant une année qu'il fut à son service, comme lui-même le témoigne dans la suite de cette lettre à Monsieur de Commet, dont nous avons rapporté seulement un extrait, et dans une autre qu'il lui écrivit après son arrivée à Rome, et il n'y a point de doute que, s'il eût voulu s'en servir dans cette grande ville où se trouvent tant d'esprits curieux, il eût pu en tirer de très grands avantages temporels, en un temps où il semblait en avoir plus besoin; mais jugeant que cela était indigne d'un prêtre de l'Eglise de Jésus-Christ, non seulement il n'en a point voulu faire aucun usage, mais, ce qui est admirable, depuis son retour de Rome en France, on ne lui a jamais ouï dire une seule parole pour témoigner qu'il en sût aucune chose, ni à ceux de sa Compagnie, ni à aucun de ses plus intimes amis, non plus que des autres particularités de son esclavage, quoiqu'il ait eu occasion d'en parler cent et cent fois, en écrivant et conférant des affaires des esclaves, dont sa charité lui a fait prendre le soin. On lui a bien ouï dire plusieurs fois les choses les plus humiliantes de sa vie, mais jamais rien de son séjour à Tunis, à cause des circonstances qui pouvaient en quelque façon tourner à sa louange. L'autre chose à considérer dans l'esclavage de M. Vincent, c'est l'esprit de compassion qu'il y conçut et qu'il en remporta envers tous ces pauvres chrétiens qu'il y vit gémir et languir misérablement dans les fers, et sous le joug de la tyrannie de ces barbares, sans aucune assistance ni consolation corporelle ou spirituelle, exposés à des outrages pleins de cruauté, à des travaux insupportables, et, ce qui est le pire, dans un danger continuel de perdre leur foi et leur salut. Dieu voulut lui en donner l'expérience, afin que ce sentiment de douleur, lui demeurant gravé dans l'âme, le portât plus efficacement un jour à secourir ces pauvres abandonnes, comme il a fait, ayant trouvé moyen d'établir une résidence de missionnaires à Tunis et en Alger, pour les consoler, fortifier, encourager, leur administrer les sacrements, et leur rendre toutes sortes de services et d'assistances, tant en leurs corps qu'en leurs âmes, et leur faire en quelque façon ressentir, parmi leurs fers en leurs peines, les effets de l'infinie douceur et miséricorde de Dieu.
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CHAPITRE V Son retour de Rome en France et son premier séjour à Paris. Monsieur Vincent, étant arrivé à Rome, y demeura jusque vers la fin de l'année 1608, par l'assistance qu'il reçut de M. le Vice-Légat, qui lui donnait sa table et de quoi s'entretenir. Il témoigna lui-même, dans une lettre qu'il écrivit, trente ans après, à un prêtre de sa Compagnie qui était à Rome, «qu'il fut si consolé (ce sont ses propres termes) de se voir en cette ville maîtresse de la chrétienté, où est le chef de l'Eglise militante, où sont les corps de saint Pierre et de saint Paul, et de tant d'autres martyrs, et de saints personnages qui ont autrefois versé leur sang et employé leur vie pour Jésus-Christ, qu'il s'estimait heureux de marcher sur la terre où tant de grands saints avaient marche; que cette consolation l'avait attendri jusqu'aux larmes». Et néanmoins, parmi ses sentiments de consolation spirituelle, l'affection qu'il avait toujours eue pour l'étude ne s'étant point diminuée par les peines et les traverses qui lui étaient arrivées, lorsqu'il se vit un peu en repos dans cette grande ville, il employa tout le temps qu'il avait libre pour rafraîchir et renouveler en son esprit les idées de ce qu'il avait appris en l'université de Toloze. Pendant son séjour à Rome, M. le Vice-Légat le fit connaître au Cardinal d'Ossat 1), lequel lui ayant diverses fois parlé et voyant la trempe de son esprit, en fut tellement satisfait, et en conçut un jugement si avantageux, qu'ayant à informer le Roi Henri IV, d'une affaire très importante, qui ne pouvait être hasardée par une lettre, d'autant qu'elle devait être très secrète, et qu'il fallait l'exposer verbalement à Sa Majesté, ce grand Cardinal ne trouva point de personne plus propre ni plus capable pour un tel emploi que M. Vincent, a la discrétion et fidélité duquel il confia ce secret, pour être porté avec assurance au Roi. Et c'est en cette occasion que M. Vincent fit derechef connaître la solidité de sa vertu et la droiture de son esprit, qui ne regardait que Dieu, et qui n'avait point d'autre prétention que de lui plaire et lui rendre un fidèle et agréable service; car, étant arrivé à Paris, et ayant eu une si favorable entrée auprès d'un grand Roi, qui savait très bien faire le discernement des esprits, et de 1. Arnaud d’Ossat, mort en 1604, n’a pas pu connaître Vincent en 1608. «Cardinal et diplomate, le plus fidèle soutien à Rome de la politique de Henri IV». Sa correspondance avec ce roi fut publiée : Arnaud d’Ossat, Lettres eu roy Henry le Grand et à Monsieur de Villeroy, depuis l’année 1594 jusques à l’année 1604. À Paris, par Joseph Bouillerot, 1624. In 4° de 313-445-[20] pages. En vente dans le catalogue de décembre 2001 de la Librairie Historique Jean Clavreuil, rue Saint André des Arts, Paris, n° 198, p. 37, avec la notice.«Cette correspondance est des plus intéressante pour l’histoire de cette période. L’ouvrage est considéré comme un classique en diplomatie».
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qui par conséquent étant connu, il pouvait espérer un avancement très considérable, selon le siècle: il ne voulut point néanmoins se prévaloir de cette occasion, que d'autres eussent recherchée et ménagée avec tous les soins et toutes les adresses possibles; mais, craignant que la faveur du roi de la terre ne servît d'obstacle aux grâces du Roi du ciel, au service duquel il s'était attaché par des liens indissolubles, il jugea qu'il ne devait point s'engager plus avant à la Cour; mais s'étant acquitté de sa commission et conservant dans son cœur une sincère affection d'obéissance et de fidélité envers son prince, il se retira en son particulier, dans le dessein de mener une vie vraiment ecclésiastique, et de s'acquitter parfaitement de toutes les obligations de son caractère. Le logement qu'il avait pris d'abord dans le faubourg Saint-Germain, lorsqu'il arriva à Paris, lui procura la connaissance de quelques-uns des principaux officiers de la défunte Reine Marguerite, qui demeurait au même endroit, l'un desquels était Monsieur Dufresne, secrétaire de Sa Majesté, avec lequel il contracta dès lors une très étroite amitié, à cause de la vertu et des bonnes qualités qu'il voyait en lui, pour lesquelles, après la mort de cette princesse, il l'attira en la maison de Gondy, ou il fut secrétaire, et puis Intendant du seigneur Emmanuel de Gondi comte de Joigny et général des galères de France. C'est lui qui a rendu ce témoignage, «que des ce temps-là M. Vincent paraissait fort humble, charitable et prudent, faisant bien à chacun, et n'étant à charge à personne, circonspect en ses paroles, écoutant paisiblement les autres, sans jamais les interrompre; et que dès lors il allait soigneusement visiter, servir et exhorter les pauvres malades de la Charité». Pendant ce premier séjour, que M. Vincent fit à Paris, il lui arriva un étrange accident, que Dieu permit pour éprouver sa vertu, et qui n'a été su que depuis sa mort, par le moyen de M. de Saint-Martin, chanoine d'Acqs, qui en a rendu un fidèle et assuré témoignage. Ce fut en l'année 1609, qu'étant encore logé au faubourg Saint-Germain, dans une même chambre, avec le juge de Sore, qui est un village situé aux Landes et du ressort de Bordeaux, il fut accusé à faux de lui avoir dérobé quatre cents écus. Voici comment la chose arriva: Ce juge s'étant un jour levé de grand matin s'en alla en ville pour quelques affaires, et oublia de fermer une armoire ou il avait mis son argent. Il laissa M. Vincent au lit,
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un peu indisposé, attendant une médecine qu'on lui devait apporter. Le garçon de l'apothicaire, étant venu avec sa médecine, trouva cet argent, en cherchant un verre dans cette armoire qu'il vit ouverte; et, sans dire mot, il le mit dans sa poche et l'emporta, vérifiant le proverbe qui dit que l'occasion fait le larron. Ce juge étant de retour fut bien étonné de ne trouver plus sa bourse. Il la demanda à M. Vincent, qui ne savait que lui en dire, sinon qu'il ne l'avait ni prise ni vu prendre. L'autre crie, tempête, et veut qu'il lui réponde de sa perte; il l'oblige de se séparer de sa compagnie, le diffame partout, comme un méchant et un voleur, et porte ses plaintes à toutes les personnes qui le connaissaient, et avec lesquelles il put découvrir qu'il avait quelques habitudes; et comme il sut qu'en ce temps M. Vincent voyait quelquefois Je R. P. de Bérulle, alors supérieur général de la Congrégation des prêtres de l'Oratoire, et depuis Cardinal de la Sainte-Eglise romaine, il alla le trouver un jour qu'il était avec lui en la compagnie de quelques autres personnes d'honneur et de piété, et, en leur présence, il l'accusa de ce larcin, et même lui en fit signifier un "monitoire" . Mais cet homme de Dieu, sans se troubler ni témoigner aucun ressentiment d'un affront si sensible, et sans se mettre beaucoup en peine de se justifier, se contenta de lui dire doucement, que Dieu savait la vérité; et conservant son égalité d'esprit, parmi l'opprobre d'une si honteuse calomnie, il édifia grandement la compagnie par sa retenue et par son humilité. Mais qu'arriva-t-il enfin d'une si fâcheuse rencontre? Dieu permit que le garçon qui avait fait le vol fût, quelques années après, arrêté prisonnier à Bordeaux pour quelque autre sujet. Il était de ces quartiers-là, et de la connaissance même de ce juge de Sore; et, pressé du remords de sa conscience, il le fit prier de le venir trouver en prison, où étant, il lui avoua que c'était lui qui avait dérobé son argent, et lui promit de lui en faire restitution, appréhendant que Dieu ne le voulût punir pour ce misérable larcin. Mais si, d'un côté, ce juge fut joyeux de voir sa perte recouvrée lorsqu'il ne s'y attendait plus, il fut aussi, d'un autre, saisi d'un si grand regret d'avoir calomnié un ecclésiastique si vertueux, tel qu'était M. Vincent, qu'il lui écrivit exprès une lettre pour lui en demander pardon; mais il le suppliait de lui donner ce pardon par écrit, lui disant que, s'il le lui refusait,
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il viendrait en personne à Paris, se jeter à ses pieds, et lui demander pardon la corde au col. On a trouve la confirmation de ce fait dans le Recueil d'une conférence faite a Saint-Lazare, dont le sujet était de bien faire les corrections et de les bien recevoir, où M. Vincent, entre les bons avis qu'il donna à l'assemblée, toucha cet exemple, non comme d'une chose qui lui fût arrivée, mais comme parlant d'une tierce personne. Voici les paroles qu'il dit sur ce sujet et qui sont très dignes de remarque: «Que si le défaut, dit-il, dont on nous avertit, n'est pas en nous, estimons que nous en avons beaucoup d'autres, pour lesquels nous devons aimer la confusion et la recevoir sans nous justifier, et encore moins sans nous indigner ni emporter contre celui qui nous accuse. » En suite de quoi il ajouta: «J'ai connu une personne qui, accusée par son compagnon de lui avoir pris quelque argent, lui dit doucement qu'il ne l'avait pas pris; mais voyant que l'autre persévérait à l'accuser, il se tourne de l'autre côté, s'élève à Dieu, et lui dit: Que ferai-je ? mon Dieu, vous savez la vérité ! Et alors se confiant en lui, il se résolut de ne plus répondre à ces accusations, qui allèrent fort avant, jusqu'à tirer monitoire du larcin et le lui faire signifier. Or, il arriva, et Dieu le permit, qu'au bout de six mois, celui qui avait perdu l'argent, étant à plus de six-vingts lieues d'ici, trouva le larron qui l'avait pris. Voyez le soin de la Providence pour ceux qui s'abandonnent à elle ! alors cet homme, reconnaissant le tort qu'il avait eu de s'en prendre avec tant de chaleur et de calomnie contre son ami innocent, lui écrivit une lettre pour lui en demander pardon, lui disant qu'il en avait un si grand déplaisir, qu'il était prêt, pour expier sa faute, de venir au lieu où il était pour en recevoir l'absolution à genoux. Estimons donc, Messieurs et mes Frères, que nous sommes capables de tout le mal qui se fait, et laissons à Dieu le soin de manifester le secret des consciences, etc. »
CHAPITRE VI Il est pourvu de la cure de Clichy et il y exerce l'office d'un bon pasteur Quoique M. Vincent fût bien résolu de se donner parfaitement à Dieu et de lui rendre tous les services qu'il pourrait, dans l'état ecclésiastique, cet accident néanmoins qui lui arriva lui servit comme d'un nouvel aiguillon, et le bon usage qu'il en fit attira sur lui de nouvelles grâces, qui le portèrent encore plus fortement à l'exécution de ses bonnes résolutions. Et voyant que cette demeure où il avait été obligé de se retirer à son arrivée dans Paris, parmi des personnes laïques, était peu convenable au désir que Dieu lui avait inspiré de se mettre dans une vie vraiment ecclésiastique, il se résolut de s'en retirer; et la bonne estime que sa vertu lui avait acquise lui fit trouver accès chez les RR. PP. de l'Oratoire, qui le reçurent en leur maison, non pas pour être agrégé à leur sainte Compagnie, ayant lui-même déclaré depuis qu'il n'avait jamais eu cette intention, mais pour se mettre un peu à l'abri des engagements du monde, et pour mieux connaître les desseins de Dieu sur lui et se disposer à les suivre. Et sachant bien que nous sommes aveugles en notre propre conduite, et que le plus assuré moyen pour ne se point détourner des voies de Dieu, est d'avoir quelque ange visible qui nous conduise, c'est-à-dire quelque sage et vertueux directeur qui nous aide par ses bons avis, il crut ne pouvoir faire un meilleur choix, que celui même qui conduisait avec tant sagesse et de bénédiction cette sainte Compagnie de l'Oratoire, qui était alors le révérend Père de Bérulle, comme nous avons dit, dont la mémoire est en odeur de sainteté. M. Vincent donc lui ayant ouvert son cœur, ce grand serviteur de Dieu, qui avait un esprit des plus éclairés de ce siècle, reconnut incontinent que Dieu l'appelait à de grandes choses; et l'on dit même qu'il prévit dès lors et qu'il lui déclara que Dieu voulait se servir de lui pour lui rendre un signalé service dans son Église, et pour assembler à cet effet une nouvelle communauté de bons prêtres qui y travailleraient avec fruit et bénédiction. Il demeura environ deux ans en cette retraite, et pendant ce
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temps-là, le R. Père Bourgoing, qui était pour lors curé de Clichy, ayant eu dessein de quitter cette cure pour entrer en la congrégation de l'Oratoire, dont il a été depuis très digne supérieur général, le R. Père de Bérulle porta M. Vincent à accepter la résignation qui lui fut faite de cette cure, pour commencer par ce lieu-là à travailler en la vigne du Seigneur. A quoi M. Vincent acquiesça par esprit d'obéissance, étant bien aise, en rendant ce service à Dieu, d'avoir quelque occasion de s'humilier, et de préférer la condition de simple curé d'un village aux autres plus avantageuses et plus honorables dont il pouvait se prévaloir, ayant même été, deux ou trois ans auparavant, nommé par le Roi, sur la recommandation qui lui en avait été faite par le Cardinal d'Ossat, à l'abbaye de Saint-Léonard de Chaume, au diocèse de Maillezais, à présent de la Rochelle, et la Reine Marguerite, sur le récit qu'on lui avait fait de ses vertus, l'ayant pris environ ce temps-là pour son aumônier ordinaire, et fait mettre en cette qualité sur l'état de sa maison. Mais cet humble serviteur de Dieu renonça de bon cœur à tous ces avantages et choisit plutôt, à l'exemple du prophète, d'être abject en la maison du Seigneur que d'habiter dans les tabernacles des pécheurs. Ayant donc pris possession de la cure de Clichy, et se voyant pasteur de ce troupeau que la Providence de Dieu lui avait confié, il se proposa de s'acquitter fidèlement et soigneusement de tous les devoirs d'une telle charge; et suivant ce qui est prescrit par les saints canons, et particulièrement par le dernier concile général, il s'étudia, comme un vrai pasteur, premièrement à bien connaître ses ouailles, et puis à leur donner une salutaire pâture pour leurs âmes, demandant à Dieu, par ses sacrifices, les grâces qui leur étaient nécessaires, leur distribuant le pain de la parole divine dans ses prônes et dans ses catéchismes, leur ouvrant la fontaine des grâces dans l'administration des sacrements, et enfin se donnant lui-même en toutes les manières qu'il pouvait, pour leur procurer toutes sortes d'assistances et de consolations. On voyait ce charitable pasteur incessamment occupé au service de son troupeau, visiter les malades, consoler les affligés, soulager les pauvres, apaiser les inimitiés, maintenir la paix et la concorde dans les familles, reprendre ceux qui manquaient à leur devoir, encourager les bons, et se faire tout à tous, pour les gagner tous à Jésus-Christ. Mais surtout, l'exemple de sa vie et de ses vertus était une prédication conti-
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nuelle, qui avait un tel effet, que non seulement les habitants de Clichy et plusieurs honnêtes personnes de Paris qui avaient des maisons en ce lieu-là, le respectaient et le regardaient des lors comme un saint homme, mais même les curés du voisinage conçurent pour lui beaucoup d'estime et de confiance; de sorte qu'ils recherchaient sa conversation pour apprendre de lui à bien faire leurs fonctions et s'acquitter de tous les devoirs de leurs charges. Et, à ce sujet, ayant été une fois obligé de s'absenter quelque temps de sa paroisse, pour un petit voyage dont il n'avait pu se dispenser, son vicaire, lui rendant compte de l'état de sa paroisse, lui manda entre autres choses «que Messieurs les curés ses voisins désiraient fort son retour, et que tous les bourgeois et habitants le désiraient pour le moins autant. Venez donc, Monsieur, lui dit-il, venez tenir votre troupeau dans le bon chemin où vous l'avez mis, car il a un grand désir de votre présence.» Et un docteur de la Faculté de Paris, religieux d'un ordre célèbre, qui prêchait quelquefois en la paroisse de Clichy, en a depuis rendu ce témoignage: «Je me réjouis, dit-il, qu'au commencement de cet heureux Institut de la Mission, je confessais souvent, dans le petit Clichy, celui qui a fait naître par les ordres du Ciel cette petite fontaine, qui commence si heureusement d'arroser l'Église, et qui, visiblement, se fait un grand fleuve, mille fois plus précieux que le Nil, sur l'Égypte spirituelle: je m'employais, lorsqu'il jetait les fondements d'un si grand, si saint et si salutaire ouvrage, à prêcher ce bon peuple de Clichy, dont il était curé; mais j'avoue que je trouvai ces bonnes gens qui universellement vivaient comme des anges, et qu'à vrai dire j'apportais la lumière au soleil. » La louange que ce docteur donne au troupeau fait connaître la vigilance et le zèle du pasteur, et les soins qu'il avait pris de l'instruire et de le former aux vertus et aux pratiques d'une vie vraiment chrétienne. Il trouva à son entrée en cette cure l'église fort pauvre, tant en son édifice qu'en ses ornements; il entreprit de la faire rebâtir tout entière, et de la fournir de tous les meubles et ornements convenables pour l'honneur et la sainteté du service divin; et il exécuta heureusement son entreprise, non pas à la vérité, à ses dépens, car il était lui-même pauvre, donnant tout ce qu'il avait à ceux qu'il voyait dans l'indigence et ne se réservant rien,
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ni aussi aux dépens des habitants, qui n'étaient pas trop accommodés, mais par l'assistance des personnes de Paris, à qui il eut recours, et qui secondèrent volontiers ses bonnes intentions. Il procura aussi que la confrérie du Rosaire fût établie en la même paroisse; de sorte que, lorsqu'il quitta la cure, il laissa l'église rebâtie toute à neuf, bien fournie d'ornements et en très bon état; et, outre cela, il la remit purement et simplement, sans en retenir aucune pension, entre les mains d'un digne successeur nommé M. Souillard, lequel, outre les soins de la paroisse, y éleva plusieurs jeunes clercs qui lui furent adressés par M. Vincent, et les mit dans toutes les dispositions propres pour rendre un service utile à l'Église.
CHAPITRE VII Son entrée et sa conduite en la maison de Gondy. Ce fut environ l'an 1613 que le Révérend Père de Bérulle porta M. Vincent à accepter la charge de précepteur des enfants de messire Emmanuel de Gondi, comte de Joigny, alors Général des galères de France, et de dame Françoise Marguerite de Silly, son épouse, femme d'une excellente vertu, d'autant plus digne d'être estimée que la piété était en ce temps-là plus rare parmi les personnes de la Cour. Et ce choix qui fut fait de M. Vincent pour cet emploi n'est pas une petite preuve du jugement avantageux que ce premier Supérieur général de l'Oratoire faisait de sa vertu et des bonnes qualités de son esprit, le donnant à une famille des plus pieuses et des plus illustres du Royaume, en lui confiant la conduite et l'éducation de trois jeunes seigneurs de grande espérance, dont l'aîné est duc et pair de France; le second a été élevé à la dignité de Cardinal de la sainte Église, et pour le troisième, qui promettait beaucoup, pour les belles qualités de corps et d'esprit dont il était doué, Dieu le retira de ce monde à l'âge de dix ou onze ans, pour lui donner dans le Ciel un partage plus avantageux que celui qu'il eût trouvé sur la terre. M. Vincent a passé douze ans dans cette illustre maison, où il s'est toujours comporté avec une telle sagesse, modération et retenue, qu'il s'est acquis tout ensemble et l'estime et l'affection de toutes les personnes qui l'ont connu. Il ne se présentait jamais
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devant M. le général, ni devant Madame, qu'ils ne le fissent appeler; il ne s'ingérait de lui-même en quoi que ce fût, sinon en ce qui regardait la charge qu'on lui avait confiée; et hors le temps destiné au service de ces trois petits seigneurs, il demeurait dans cette grande maison, où il y avait un abord continuel de toutes sortes de personnes, comme dans une Chartreuse, et retiré en sa chambre comme dans une petite cellule, d'où il ne sortait point que lorsqu'on l'appelait, ou que la charité l'obligeait d'en sortir; tenant cette maxime que, pour se produire au dehors avec assurance parmi tant de périlleuses occasions qui ne sont que trop fréquentes en cette grande ville, il faut se tenir volontiers dans la retraite et dans le silence, quand il n'y a aucune nécessité de sortir ni de parler. Il est bien vrai que, lorsqu'il était question de rendre quelque bon office au prochain pour le bien de son âme, il quittait aussi volontiers sa retraite qu'il s'y tenait quand il n'y avait aucune cause qui l'obligeât d'en sortir, et on le voyait alors parler et s'entremettre avec grande charité, et faire tout le bien qu'il pouvait aux uns et aux autres. Il apaisait les querelles et dissensions, et procurait l'union et la concorde entre les domestiques; il les allait visiter dans leurs chambres quand ils étaient malades, et après les avoir consolés, leur rendre jusqu'aux moindres services; aux approches des fêtes solennelles, il les assemblait tous pour les instruire et les disposer à la réception des sacrements; il faisait couler de bons propos à table pour en bannir les paroles inutiles; et, lorsque Monsieur ou Madame le menaient aux champs avec Messieurs leurs enfants, comme à Joigny, Montmirail, Villepreux, et autres de leurs terres, tout son plaisir était d'employer les heures qui lui étaient libres à instruire et catéchiser les pauvres, et à faire des exhortations et des prédications au peuple, ou administrer les sacrements et particulièrement celui de pénitence, avec l'approbation des évêques des lieux et l'agrément des curés. Une manière d'agir si prudente et si vertueuse gagna bientôt le cœur et l'affection de tous ceux avec lesquels il vivait, et particulièrement de Madame, qui fut tellement édifiée de la modestie, de la discrétion et de la charité de M. Vincent, que dès la première ou seconde année qu'il fut en sa maison, elle se résolut de lui confier la conduite de son âme; et pour cet effet elle eut recours au R. Père de Bérulle, le priant d'obliger ce sage et
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vertueux prêtre de prendre soin de sa conscience et de l'aider de ses bons avis; ce qu'il fit par esprit de déférence et de soumission aux sentiments de celui qu'il respectait comme le père de son âme, quoiqu'il en ressentît beaucoup de confusion, à cause de sa grande humilité. Cette vertueuse dame, qui aimait parfaitement le bien, et qui désirait ardemment de le procurer dans sa famille et parmi tous ses sujets, fut sensiblement consolée de la grâce que Dieu lui avait faite, de lui avoir donné un prêtre, tel qu'elle le pouvait souhaiter, et en qui elle reconnaissait, outre les dispositions et les qualités propres pour l'exécution de ses bons desseins, une conduite très sage et une charité parfaite pour s'y pouvoir confier en toute assurance. Mais pour connaître encore mieux l'esprit avec lequel M. Vincent agissait, et de quelle façon il se comportait, pendant le temps qu'il a demeuré en cette grande et illustre maison, il faut l'apprendre de lui-même. Voici comme il en a parle en deux occasions; la première fois en tierce personne dans une conférence avec plusieurs ecclésiastiques assemblés à Saint-Lazare, où l'on traitait de l'importance qu'il y a de bien s'acquitter de l'office d'aumônier dans la maison des grands, il dit entre autres choses: «Qu'il savait une personne qui avait beaucoup profité pour lui et pour les autres dans la maison d'un seigneur en cette condition, ayant toujours regardé et honoré Jésus-Christ en la personne de ce seigneur, et la sainte Vierge en la personne de la dame. Que cette considération, l'ayant toujours retenu dans une modestie et circonspection en toutes ses actions et ses paroles, lui avait acquis l'affection de ce seigneur et de cette dame et de tous les domestiques, et donne moyen de faire un notable fruit dans cette famille.» La seconde fois il en parla ouvertement à un jeune avocat de Paris, très sage et très pieux; au sujet de ce que l'ayant disposé d'entrer dans la maison de Retz pour en avoir l'intendance, ce jeune homme le pria de lui dire comment il pourrait garder l'esprit de dévotion, au milieu des distractions qui sont inévitables parmi la multiplicité des affaires dont il lui fallait prendre le soin. A quoi il répondit: «qu'ayant lui-même demeuré dans cette famille, Dieu lui avait fait la grâce de s'y comporter en telle sorte qu'il avait regardé et honoré en la personne de Monsieur de Gondy, Général des galères, celle de Notre-Seigneur,
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en la personne de Madame celle de Notre-Dame, et en celle des officiers et serviteurs, domestiques et autres gens qui affluaient en cette maison, les disciples et les troupes qui abordaient Notre-Seigneur.» Voilà comment M. Vincent se tenait continuellement uni à Jésus-Christ, le regardant et honorant en ses créatures comme en ses vives images, et réglant toutes ses actions extérieures et intérieures par cette vue; tenant ainsi toujours ouvert devant les yeux de son âme ce mystique livre, en la lecture et méditation continuelle duquel il apprenait la science de toutes les vertus. Or, quoiqu'il eut un très grand respect pour Monsieur le Général des galères, cela n'empêchait pas qu'il ne lui rendît tous les offices de charité, et que, lorsqu'il le jugeait nécessaire pour le bien de son âme, il n'usât envers lui de la même liberté qu'envers les autres, toujours néanmoins avec une très grande circonspection; car le zèle qu'il avait pour le bien et pour la vertu, et qui lui donnait une telle horreur du mal et du péché, qu'il n'en pouvait souffrir les moindres approches, non plus aux autres qu'en lui-même, était toujours accompagné de prudence, et, s'il avait de la force, il avait aussi de la discrétion. En voici un exemple digne de remarque que nous apprendrons de lui-même, et qui fait voir de quelle façon il se comporta un jour envers ce bon seigneur, pour le détourner d'un duel, auquel son courage et son honneur l'avaient engagé selon le damnable usage de ce temps-là, que notre grand Monarque a heureusement aboli, ayant comme un Hercule chrétien, dès son plus jeune âge, étouffé ce monstre, et d'un seul revers tranché toutes les têtes de cette hydre: «J'ai connu (dit-il un jour, parlant de lui-même en tierce personne, dans une conférence tenue à Saint-Lazare avec plusieurs ecclésiastiques) un aumônier qui, sachant que son maître avait dessein de s'aller battre en duel, après avoir célébré la sainte Messe, le monde s'étant retiré, il s'alla jeter aux pieds de ce seigneur, lequel était resté seul à genoux dans la chapelle, et la il lui dit: «Monsieur, permettez-moi, s'il vous plaît, qu'en toute humilité je vous dise un mot. Je sais de bonne part que vous avez dessein de vous aller battre en duel; mais je vous dis de la part de mon Sauveur, que je vous ai montré maintenant, et que vous venez d'adorer, que si vous ne quittez ce mauvais dessein, il exercera sa justice
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sur vous et sur toute votre postérité» Cela dit l'aumônier se retira. Et en cela vous remarquerez, s'il vous plaît, le temps opportun qu'il prit, et les termes dont il usa, qui sont les deux circonstances qu'il faut particulièrement observer en telles occasions.»
CHAPITRE VIII Une confession générale qu'il fit faire à un paysan donna lieu à sa première Mission, et le succès de cette Mission lui en fit entreprendre d'autres. Madame la Générale des galères ressentait une joie et une consolation indicible d'avoir en sa maison M. Vincent, qu'elle regardait comme un second ange tutélaire, qui attirait tous les jours de nouvelles grâces sur sa famille, par son zèle et par sa prudente conduite; comme elle aspirait incessamment à la perfection, aussi était-ce tout le désir de son sage directeur, de lui aider et de lui fournir tous les moyens qu'il pouvait pour l'y faire avancer, et ainsi poussés d'un même esprit, ils s'adonnaient tous deux à diverses bonnes œuvres. Cette vertueuse dame faisait de grandes aumônes pour soulager les pauvres, particulièrement ceux de ses terres; elle allait visiter les malades, et les servait de ses mains. Elle avait un soin particulier de tenir la main à ce que ses officiers rendissent bonne et prompte justice, et pour cela elle veillait à remplir les charges de personnes de probité; et non contente de cela, elle s'employait elle-même pour terminer à l'amiable les procès et les différends qui naissaient parmi ses sujets, et pour apaiser les querelles; et surtout elle se rendait la protectrice des veuves et des orphelins, et empêchait qu'on ne leur fît aucune oppression ou injustice; et enfin elle contribuait autant qu'il était en elle, pour procurer que Dieu fût honoré et servi en tous les lieux où elle avait quelque pouvoir; en quoi elle était autorisée et portée par la piété de son mari, et aidée par la présence et par les avis de M. Vincent, qui de son côté ne manquait pas d'exercer sa charité et son zèle en ces occasions, visitant et consolant les malades, instruisant et exhortant les peuples, par ses discours publics et
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particuliers, et s'employant en toutes les manières possibles à gagner les âmes à Dieu. Or il arriva, environ l'année 1616, qu'étant allé en Picardie avec Madame qui y possédait plusieurs terres, et faisant quelque séjour au château de Folleville, au diocèse d'Amiens, comme il s'occupait à ces œuvres de miséricorde, on le vint un jour prier d'aller au village de Gannes, distant environ de deux lieues de ce château, pour confesser un paysan qui était dangereusement malade et qui avait témoigné désirer cette consolation. Or, quoique ce bon homme eût toujours vécu en réputation d'un homme de bien, néanmoins M. Vincent, l'étant allé voir, eut la pensée de le porter a faire une confession générale, pour mettre son salut en plus grande sûreté; et il parut, par l'effet qui s'ensuivit, que cette pensée venait de Dieu, qui voulait faire miséricorde à cette pauvre âme et se servir de son fidèle ministre pour la retirer du penchant du précipice où elle allait tomber; car, quelque bonne vie que cet homme eût menée en apparence, il se trouva qu'il avait la conscience chargée de plusieurs péchés mortels qu'il avait toujours retenus par honte, et dont il ne s'était jamais accusé en confession, comme lui-même le déclara et publia hautement depuis, même en la présence de Madame, qui lui fit la charité de le venir visiter. «Ah ! Madame (lui dit-il) j'étais damné si je n'eusse fait une confession générale, à cause de plusieurs gros péchés dont je n'avais osé me confesser.» Ces paroles témoignaient assez la vive contrition dont ce pauvre malade était touché, et dans les sentiments de laquelle il finit sa vie au bout de trois jours, âgé de soixante ans, ayant, après Dieu, l'obligation de son salut à Monsieur Vincent, lequel, faisant depuis le récit de ce qui s'était passé en cette occasion à Messieurs de sa Compagnie à Paris, ajouta: «Que la honte empêche plusieurs de ces bonnes gens des champs de se confesser de tous leurs péchés à leurs curés, ce qui les tient dans un état de damnation; et sur ce sujet on demanda, il y a quelque temps, à l'un des plus grands hommes de ce temps, si ces gens-là pouvaient se sauver avec cette honte qui leur ôte le courage de se confesser de certains péchés: à quoi il répondit qu'il ne fallait pas douter que mourant en cet état, ils ne fussent damnés. Hélas! mon Dieu ! (dis-je alors en moi-même) combien s'en perd-il donc ? et combien est important l'usage des confessions générales, qui remédie à ce malheur, étant accompagné d'une
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vraie contrition, comme il est pour l'ordinaire. Cet homme disait tout haut qu'il eût été damné, parce qu'il était vraiment touché de l'esprit de pénitence; car, quand une âme en est remplie, elle conçoit une telle horreur du péché, que non seulement elle s'en confesse au prêtre, mais elle serait disposée de s'en accuser publiquement, s'il était nécessaire pour son salut. J'ai vu des personnes, lesquelles, après leur confession générale, voulaient déclarer leurs péchés publiquement devant tout le monde, et j'avais peine à les retenir; et quoique je leur défendisse de le faire: Non, Monsieur, me disaient-elles, je les dirai à tous; je suis un malheureux, je mérite la mort. Voyez, s'il vous plaît, en cela, l'impression de la grâce et la force de la douleur; j'en ai vu plusieurs dans ce grand désir, et il s'en voit souvent. Oui, quand Dieu entre ainsi dans un cœur, il lui fait concevoir tant d'horreur des offenses qu'il a commises, qu'il voudrait les découvrir a tout le monde. Et en effet, il y en a qui, touchés de cet esprit de componction, ne font aucune difficulté de dire tout haut: Je suis un méchant homme, parce qu'en telle et telle rencontre j'ai fait ceci et cela; j'en demande pardon à Dieu, à M. le Curé, et a toute la paroisse. Et nous voyons que les plus grands saints l'ont pratique. Saint Augustin dans ses Confessions, a manifesté ses péchés a tout le monde, a l'imitation de saint Paul, qui a déclaré hautement et publié dans ses Épîtres qu'il avait été un blasphémateur et un persécuteur de l'Église, afin de manifester d'autant plus les miséricordes de Dieu envers lui. Voilà l'effet de la grâce qui remplit un cœur; elle jette dehors tout ce qui lui est contraire.» Ce fut cette grâce qui fit cette salutaire opération dans le cœur de ce paysan, que de lui faire avouer publiquement, et même en présence de Madame la Générale, dont il était vassal, ses confessions sacrilèges et les énormes péchés de sa vie passée; ce qui fit que cette vertueuse dame, touchée d'étonnement, s'écria, adressant la parole à M. Vincent: «Ha! Monsieur! qu'est-ce que cela? qu'est-ce que nous venons d'entendre ? Il en est sans doute ainsi de la plupart de ces pauvres gens. Ha ! si cet homme, qui passait pour homme de bien, était en état de damnation, que sera-ce des autres qui vivent plus mal? Ha ! Monsieur Vincent, que d'âmes se perdent ! Quel remède à cela ? «C'était au mois de janvier 1617 que ceci arriva: Et le jour de la Conversion de saint Paul, qui est le 25, cette dame me pria, dit
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Monsieur Vincent, de faire une prédication en l'église de Folleville pour exhorter les habitants à la confession générale; ce que je fis. Je leur en représentai l'importance et l'utilité, et puis je leur enseignai la manière de la bien faire: et Dieu eut tant d'égard à la confiance et à la bonne foi de cette dame (car le grand nombre et l'énormité de mes péchés eût empêché le fruit de cette action) qu'il donna la bénédiction à mon discours: et toutes ces bonnes gens furent si touchés de Dieu, qu'ils venaient tous pour faire leur confession générale. Je continuai de les instruire et de les disposer aux sacrements, et commençai de les entendre. Mais la presse fut si grande, que ne pouvant plus y suffire avec un autre prêtre qui m'aidait, Madame envoya prier les Révérends Pères Jésuites d'Amiens de venir au secours; elle en écrivit au Révérend Père recteur qui y vint lui-même, et, n'ayant pas eu le loisir d'y arrêter que fort peu de temps, il envoya pour y travailler en sa place le Révérend Père Fourché, de sa même Compagnie, lequel nous aida à confesser, prêcher et catéchiser, et trouva par la miséricorde de Dieu de quoi s'occuper. Nous fûmes ensuite aux autres villages qui appartenaient a Madame en ces quartiers-là, et nous fîmes comme au premier: Il y eut grand concours et Dieu donna partout la bénédiction. Et voila le premier sermon de la Mission, et le succès que Dieu lui donna le jour de la Conversion de saint Paul: ce que Dieu ne fit pas sans dessein en un tel jour.» Cette mission du lieu de Folleville ayant été la première que M. Vincent a faite, il l'a toujours considérée comme la semence des autres qu'il a faites jusqu'à sa mort; et tous les ans en ce même jour, 25 janvier, il rendait grâces à Dieu avec de grands sentiments, et recommandait aux siens de faire de même, en reconnaissance des suites remplies de bénédictions qu'il avait plu à son infinie bonté de donner à cette première prédication, et de ce qu'il avait voulu que le jour de la Conversion de saint Paul fût celui de la conception de la Congrégation de la Mission, quoique pour lors, ni plus de huit ans après, il ne pensât en aucune façon que ce petit grain de sénevé dût croître et multiplier, et encore moins qu'il dût servir de fondement à l'établissement d'une nouvelle Compagnie en l'Église, comme il est arrivé depuis. Et c'est la raison pour laquelle les Missionnaires de sa Congrégation célèbrent, avec une dévotion particulière, le jour de la Conversion de ce saint Apôtre, en mémoire de ce que ce
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nouveau Paul, leur père et instituteur, commença heureusement en ce jour-là sa première mission, qui a été suivie de tant d'autres qui ont causé la conversion d'un si grand nombre d'âmes et contribué si avantageusement à l'accroissement du royaume de Jésus-Christ. Madame la Générale, ayant reconnu, par ce premier essai qui réussit avec tant de bénédiction, la nécessité des confessions générales, particulièrement parmi le peuple de la campagne, et l'utilité des missions pour les y porter et disposer, conçut dès lors le dessein de donner un fonds de seize mille livres à quelque communauté qui se voudrait charger de faire des missions de cinq en cinq ans par toutes ses terres, et pour le mettre en exécution elle employa M. Vincent, qui en fit la proposition de sa part au Révérend Père Charlet, Provincial des Jésuites, lequel lui fit réponse qu'il en écrirait à Rome; ce qu'ayant fait, on lui manda qu'il ne la devait point accepter. Elle fit offrir la même fondation aux Révérends Pères de l'Oratoire, qui ne s'en voulurent pas aussi charger; enfin, ne sachant à qui s'adresser, elle fit son testament, qu'elle renouvelait tous les ans, par lequel elle donnait seize mille livres pour fonder cette mission, au lieu et en la manière que M. Vincent le jugerait à propos, et, pour user des termes qu'il employait ordinairement, à la disposition de ce misérable.
CHAPITRE IX Monsieur Vincent se retire secrètement de la maison de Gondy, et y retourne quelque temps après. Les succès pleins de bénédiction que Dieu donnait à ces emplois charitables de M. Vincent augmentaient de plus en plus l'opinion qu'on avait de sa vertu; il était regardé de ceux qui le connaissaient comme un homme rempli de l'esprit de Dieu; et pour cela M. le Général des galères et Madame concevaient une estime toujours plus grande de sa personne, dont il ne se pouvait qu'ils ne lui fissent paraître quelques marques dans les occasions; ce qui était un supplice à son humilité, qui ne cherchait qu'à s'abaisser et se tenir dans l'avilissement; de sorte que ne voyant point d'autre remède, il se résolut, à l'exemple de plusieurs grands saints, de s'enfuir pour éviter ce dange-
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reux écueil de la vaine gloire, qui a souvent causé un triste naufrage aux âmes les plus vertueuses, lorsqu'elles avaient le vent en poupe, et qu'elles se promettaient de faire une plus heureuse navigation. « Moïse, comme remarque saint Ambroise, s'enfuit de la cour du roi Pharaon, de peur que le bon traitement qu'il y recevait ne souillât son âme, et que la puissance et l'autorité qui lui avaient été données ne fussent un lien qui le retînt attaché: il s'enfuit, non par défaut de résolution ou de courage, mais pour trouver le sentier assuré de l'innocence, pour se mettre dans le chemin de la vertu et s affermir dans la piété.» Quoique la maison de M. le général fût une des mieux réglées de la Cour, et que M. Vincent n'y vît aucune chose qui fût contraire à la vraie pieté, l'honneur néanmoins et tous les témoignages d'affection qu'il y recevait, et l'estime qu'on faisait de sa vertu, lui donnaient beaucoup de peine; il craignait que le grand crédit qu'il avait acquis sur les esprits dans cette illustre famille ne fût un piège qui le retînt, et qui l'empêchât de s'avancer dans la perfection de son état; ce fut pourquoi, fermant les yeux à tous les sentiments de la nature et à tous les intérêts du siècle, il se résolut de s'en retirer pour se donner plus parfaitement à Dieu. Il y avait encore une autre raison qui le portait à cette retraite: c'est que Madame la Générale, ayant reçu de grandes et notables assistances de lui pour le soulagement de son esprit, qui était fort travaillé de scrupules et peines intérieures, dans lesquelles Dieu l'exerçait, pour joindre la couronne de la patience à celle de la charité, avait conçu un tel surcroît d'estime et de confiance envers M. Vincent, que cela fit naître en elle une crainte de le perdre, et de n'en trouver jamais un semblable, qui eût lumière et grâce comme lui, pour tenir en paix sa conscience, adoucir les peines de son esprit, et la conduire dans les voies assurées de la vraie et solide vertu: et cette crainte vint tellement à s'augmenter, qu'elle ne pouvait souffrir que difficilement son absence; et quand la nécessité des affaires l'obligeait à quelque voyage, elle en était en inquiétude, appréhendant que la chaleur ou quelque autre accident ne lui causât quelque maladie ou incommodité. Cela était à la vérité une imperfection en cette dame, quoique d'ailleurs fort vertueuse; et dès que M. Vincent s'en aperçut, il tâcha d'y remédier. Pour cet effet il l'obligea même de se confesser quelquefois à un Père Récol-
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let, qui était très expert en la conduite des âmes, duquel il jugeait qu'elle demeurerait satisfaite; et lui ayant fait avouer qu'en effet il l'avait fort consolée, il se servit de cette expérience pour la convaincre que Dieu la conduirait heureusement aussi bien par un autre que par lui, si elle mettait son unique confiance en son infinie bonté. Mais tout cela n'eut pas assez de force pour lui ôter l'impression de la nécessité qu'elle croyait avoir, qu'un homme comme lui, véritablement charitable et prudent, demeurât auprès d'elle, pour y avoir recours dans ses besoins, particulièrement lorsqu'elle se trouvait aux champs, ou, ayant plusieurs terres, elle était obligée d'aller souvent, et d'y passer une partie de l'année, et ou elle ne pouvait se résoudre de découvrir ses difficultés a un prêtre de village. M. Vincent donc, la voyant dans une telle disposition, et ne pouvant souffrir qu'aucune personne eût la moindre attache a sa conduite particulière; et d'ailleurs ayant une grande peine de voir l'estime qu'on faisait d'un misérable tel qu'il se croyait et disait, et craignant que cet excès de confiance ne fût un empêchement au vrai bien de cette âme! qui d'ailleurs était très vertueuse, et qui cherchait bien purement Dieu; et qu'au lieu de lui aider, il ne servît d'obstacle à son avancement dans le chemin de la perfection, il prit résolution de se retirer; et comme il n'était entré en cette maison que par la persuasion du R. P. de Bérulle, il le fut trouver, et le pria d'agréer qu'il en sortît; sans lui en dire aucune autre raison, sinon qu'il se sentait intérieurement pressé de Dieu d'aller en quelque province éloignée, s'employer à l'instruction et au service des pauvres gens de la campagne; ce que le R.P. de Bérulle n'improuva pas, reconnaissant en M. Vincent un esprit qui allait si droitement à Dieu, et qui était si fort éclairé de sa grâce, qu'il ne jugeait pas lui pouvoir conseiller rien de meilleur que ce que lui-même lui proposait. Il sortit donc de la maison de Gondy au mois de juillet de l'année 1617, prenant pour prétexte un petit voyage qu'il avait à faire, et quoiqu'il vit bien qu'on ferait divers jugements à son désavantage de s'être retiré de la sorte, et même qu'on le taxerait d'ingratitude après tant d'honneurs et de bons traitements qu'il avait reçus en cette maison; ce qui sans doute lui était très sensible, ayant un cœur tout à fait porté à la reconnaissance; il passa néanmoins pardessus toutes ces considérations, et,
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renonçant à ses propres intérêts, s'exposa volontiers à tous ces inconvénients, pour être fidèle à Dieu, et pour procurer (quoique par un moyen qui paraissait fort extraordinaire) le plus grand bien spirituel de cette vertueuse âme qui s'était confiée à sa conduite, lui montrant par son propre désintéressement, qu'il ne fallait s'attacher qu'à Dieu seul. Le R.P. de Bérulle, voyant M. Vincent résolu à cette sortie, sans aucun dessein particulier du lieu où il se devait retirer, lui proposa d'aller travailler en quelque lieu de la Bresse, où il y avait une grande disette d'ouvriers évangéliques, et lui désigna particulièrement la paroisse de Châtillon-les-Dombes, où son zèle pourrait faire une abondante moisson. Monsieur Vincent, suivant cet avis, s'en alla en ce lieu de Châtillon, et y étant arrivé, une des premières choses qu'il fit, ce fut de porter cinq ou six ecclésiastiques qu'il y trouva' a se mettre ensemble en quelque sorte de communauté, pour se donner par ce moyen plus parfaitement au service de Dieu et de son l'Eglise; ce qu'ils firent à sa persuasion, et ont continué de faire longtemps après, avec une très grande édification de toute la paroisse: il s'appliqua ensuite a travailler avec son zèle ordinaire à l'instruction du peuple et à la conversion des pécheurs, par des catéchismes et exhortations publiques et particulières, qu'il fit avec un très grand fruit; il n'oublia pas les malades et les pauvres, les visitant et leur procurant toutes sortes de consolations et d'assistance, et s'employa (comme nous dirons ci-après) même avec grande bénédiction à la réduction de quelques hérétiques. On ne savait encore rien de tout ceci en la maison de M. le Général des galères; car M. Vincent n'avait communiqué son dessein, à Paris, qu'à une ou deux personnes de confiance: de sorte que quelque temps après qu'il fut arrivé à Châtillon, il crut être obligé d'en donner avis à M. le général, qui était pour lors en Provence; et pour cet effet il lui écrivit une lettre, par laquelle il le suppliait d'agréer sa retraite, puisqu'il n'avait pas, disait-il, assez de grâce et de capacité pour l'instruction de Messieurs ses enfants. Il ajouta qu'il n'avait pas dit à Madame ni à personne de la maison, le dessein qu'il avait de n'y pas retourner. Cette nouvelle si imprévue affligea grandement ce bon seigneur, qui en fit aussitôt part à Madame sa femme, à laquelle il déclara la peine qu'il en avait reçue par une lettre qu'il lui écrivit, dont voici les propres termes:
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«Je suis au désespoir d'une lettre que m'a écrite M. Vincent, et que je vous envoie pour voir s'il n'y aurait point encore quelque remède au malheur que ce nous serait de le perdre. Je suis extrêmement étonné de ce qu'il ne vous a rien dit de sa résolution, et que vous n'en ayez point eu d'avis. Je vous prie de faire en sorte par tous moyens que nous ne le perdions point; car quand le sujet qu'il prend serait véritable, il ne me serait de nulle considération: n'en ayant point de plus forte que celle de mon salut et de mes enfants, à quoi je sais qu'il pourra un jour beaucoup aider, et aux résolutions que je souhaite plus que jamais pouvoir prendre, et dont je vous ai bien souvent parlé; je ne lui ai point encore fait de réponse, et j'attendrai de vos nouvelles auparavant. Jugez si l'entremise de ma sœur de Ragny, qui n'est pas loin de lui, sera à propos; mais je crois qu'il n'y aura rien de plus puissant que M. de Bérulle. Dites-lui que, quand bien même M. Vincent n'aurait pas la méthode d'enseigner la jeunesse, qu'il peut avoir un homme sous lui; mais qu'en toutes façons je désire passionnément qu'il revienne en ma maison, où il vivra comme il voudra, et moi un jour en homme de bien, si cet homme-là est avec moi.» Cette lettre est du mois de septembre 1617, et ce fut le jour de l'Exaltation de la Sainte-Croix que Madame la reçut, et qu'elle apprit le lieu et la résolution où était M. Vincent; ce qui lui fut vraiment une croix bien affligeante, et un glaive de douleur qui lui pénétra si avant dans l'âme, que, depuis qu'elle eut appris cette nouvelle, elle ne cessait de pleurer, et ne pouvait ni manger ni dormir. Voici ce qu'elle fit connaître de ses sentiments à une personne de confiance, en lui déchargeant un jour son cœur sur ce sujet: «Je ne l'aurais jamais pensé, dit-elle; M. Vincent s'était montré trop charitable envers mon âme pour m'abandonner de la sorte. Mais Dieu soit loué, je ne l'accuse de rien, tant s'en faut, je crois qu'il n'a rien fait que par une spéciale providence de Dieu, et touché de son saint amour. Mais, de vérité, son éloignement est bien étrange; je confesse de n'y voir goutte; il sait le besoin que j'ai de sa conduite, et les affaires que j'ai à lui communiquer; les peines d'esprit et de corps que j'ai souffertes, manque d'assistance; le bien que je désire faire en mes villages, qu'il m'est impossible d'entreprendre sans son conseil. Bref, je vois mon âme en un très pitoyable état. Vous voyez avec quel res-
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sentiment Monsieur le général m'a écrit: que mes enfants dépérissent tous les jours; que le bien qu'il faisait en ma maison et à sept ou huit mille âmes qui sont en mes terres ne se fera plus. Quoi ! ces âmes ne sont-elles pas aussi bien rachetées du sang précieux de Notre-Seigneur que celles de Bresse ? Ne lui sont-elles pas aussi chères ? De vrai, je ne sais comme M. Vincent l'entend; mais cela me semble assez considérable pour faire mon possible de le ravoir. Il ne cherche que la plus grande gloire de Dieu, et je ne le désire pas contre sa sainte volonté. Mais je le supplie de tout mon cœur de me le redonner; j'en prie sa sainte Mère, et je les en prierais encore plus fortement, si mon intérêt particulier n'était pas mêlé avec celui de Monsieur le Général, de mes enfants, de ma famille et de mes sujets.» Voilà quels étaient les sentiments de cette vertueuse Dame, laquelle, voulant employer les moyens les plus efficaces pour parvenir à ce qu'elle prétendait, pria beaucoup Dieu et le fit prier à cette même fin par toutes les bonnes âmes qu'elle connaissait. Elle recommandait aussi cette affaire aux prières des principales communautés religieuses de Paris. Elle alla trouver plusieurs fois tout éplorée le Révérend Père de Bérulle; elle lui ouvrit son cœur, et lui déclara la grande peine et affliction où elle se trouvait; ses larmes et ses raisons pressantes firent assez connaître à ce grand serviteur de Dieu le besoin qu'elle avait de la présence et du conseil de M. Vincent; de sorte que, répondant a la demande qu'elle lui avait faite, il lui dit qu'elle pouvait en sûreté de conscience faire tout son possible pour obliger Monsieur Vincent de revenir en sa maison; car il voyait qu'au milieu de ses plus fortes angoisses, elle conservait toujours dans son cœur une résignation absolue au bon plaisir de Dieu, ne voulant pour quoi que ce fût aller en aucune façon contre ses ordres; et pour la consoler davantage, il lui fit espérer de s'employer lui-même envers M. Vincent, pour lui persuader de revenir: ce qui soulagea beaucoup son esprit et lui fit dire ensuite que Monsieur de Bérulle était l'homme du monde le plus consolant. Elle ne pouvait pourtant ôter de son esprit la crainte de perdre M. Vincent; car, disait-elle, il n'est pas homme à avoir fait le coup à demi, il a prévu tout ce que je pourrais dire ou faire, et s'est résolu avant que de partir. Cela néanmoins n'empêcha pas qu'elle n'employât tous les moyens dont elle put s'aviser pour convier et obliger M. Vincent à revenir: elle lui écrivit sur ce sujet
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plusieurs lettres qu'elle faisait voir au R. P. de Bérulle; elle lui envoya celle de M. le Général et le pria de bien peser le grand désir qu'il témoignait avoir de son retour, en telle condition qu'il lui plairait; et se plaignant a lui en l'une de ses lettres, elle dit ces paroles, qui font encore particulièrement connaître les dispositions de son esprit à son égard. «Je n'avais pas tort, lui dit-elle, de craindre de perdre votre assistance comme je vous ai témoigné tant de fois, puisqu'en effet je l'ai perdue: l'angoisse ou j'en suis m'est insupportable sans une grâce de Dieu tout extraordinaire que je ne mérite pas. Si ce n'était que pour un temps, je n'aurais pas tant de peine; mais quand je regarde toutes les occasions où j'aurai besoin d'être assistée, par direction et par conseil, soit en la mort, soit en la vie, mes douleurs se renouvellent. Jugez donc si mon esprit et mon corps peuvent longtemps porter ces peines. Je suis en état de ne rechercher ni recevoir assistance d'ailleurs, parce que vous savez bien que je n'ai pas la liberté pour les besoins de mon âme avec beaucoup de gens. Monsieur de Bérulle m'a promis de vous écrire, et j'invoque Dieu et la sainte Vierge de vous redonner à notre maison, pour le salut de toute notre famille et de beaucoup d'autres, vers qui vous pourrez exercer votre charité. Je vous supplie encore une fois, pratiquez-la envers nous, pour l'amour que vous portez à Notre-Seigneur, à la bonté duquel je me remets en cette occasion, bien qu'avec grande crainte de ne pouvoir pas persévérer. Si après cela vous me refusez, je vous chargerai devant Dieu de tout ce qui m'arrivera, et de tout le bien que je manquerai à faire, faute d'être aidée: Vous me mettrez en hasard d'être en des lieux bien souvent privée des sacrements, pour les grandes peines qui m'y arrivent, et le peu de gens qui sont capables de m'y assister. Vous voyez que Monsieur le général a le même désir que moi, que Dieu seul lui donne par sa miséricorde. Ne résistez pas au bien que vous pourrez faire aidant à son salut, puisqu'il est pour aider un jour à celui le beaucoup d'autres. Je sais que ma vie ne servant qu'à offenser Dieu, il n'est pas dangereux de la mettre en hasard; mais mon âme doit être assistée à la mort. Souvenez-vous de l'appréhension où vous m'avez vue en ma dernière maladie en un village; je suis pour arriver en un pire état: et la seule peur de cela me ferait tant de mal, que je ne sais si sans grande disposition précédente elle ne me ferait pas mourir.» Avant de passer outre en ce récit, il faut faire un peu de réflexion sur la conduite admirable de Dieu envers les âmes qu'il veut élever à quelque excellent degré de vertu, en ce qu'il dispose tellement les diverses rencontres et accidents de leur vie, que tout contribue à leur avancement dans le chemin de la perfection: et ce qui fait paraître davantage la sagesse et la puissance de Dieu est que souvent il se sert des moyens qui semblent entièrement opposés à l'effet qu'il en veut faire réussir. C'était Dieu, sans doute, qui avait donné M. Vincent à Madame la Générale, pour lui servir d'un fidèle guide dans le pèlerinage de cette vie: le grand progrès qu'elle faisait dans le chemin de la vertu, et cette ardente charité qui allait tous les jours s'allumant de plus en plus dans son cœur et produisant au dehors de si merveilleux effets, étaient une marque bien certaine de la bénédiction que Dieu donnait à la conduite de son sage directeur, lequel, de son côté, trouvait tous les jours de nouvelles occasions de signaler son zèle et d'accroître le royaume de Jésus-Christ. Cependant, Dieu qui avait associé ces deux grandes âmes pour lui rendre de si grands services, et se sanctifier de plus en plus dans leurs exercices de piété et de charité, est celui-là même qui les sépare et les éloigne l'une de l'autre, et qui se sert néanmoins de cette séparation, qui semblait si contraire à la continuation de tous les biens qu'ils avaient commencés, et même si préjudiciable à cette vertueuse Dame; il s'en sert, dis-je, pour les disposer à recevoir de plus grandes grâces, et à pratiquer de plus excellentes vertus, et pour les rendre plus dignes instruments de sa toute-puissante miséricorde, afin de coopérer d'une manière plus fructueuse et plus remplie de bénédictions, au salut d'un très grand nombre d'âmes, comme il se verra en la suite de ce livre. Dieu voulait que sa fidèle servante fît en cette rencontre plusieurs actes d'une héroïque résignation qu'elle lui offrît en sacrifice son Isaac, son appui, son conseil, sa consolation, enfin le secours qui lui semblait le plus nécessaire, non seulement pour sa perfection, mais aussi pour son salut; et réciproquement il voulait que M. Vincent eût occasion de faire plusieurs actes héroïques, d'un parfait détachement des personnes mêmes qui devaient lui être les plus chères selon Dieu, et auxquelles Dieu même l'avait engage, et comme attaché avec des liens d'une très pure et sincère charité. Il avait sans doute été obligé de faire un grand effort sur lui-même, lorsqu'il prit résolution de s'en séparer, et qu'il
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exécuta cette résolution sans leur en rien dire: mais il fut encore obligé d'en faire une autre non moindre quand il eut reçu cette lettre pour ne se pas rendre aux raisons, aux remontrances, aux prières et aux instances très pressantes qu'elle contenait. La peine et la détresse ou voyait cette âme, qui lui était si chère selon Dieu, le grand besoin qu'elle avait de son assistance, les termes qu'elle employait pour le supplier de ne la lui pas refuser, le ressouvenir de tous les témoignages d'estime, de respect, de bienveillance qu'il en avait reçus, eussent été capables de surprendre un esprit moins éclairé et d'ébranler un cœur moins uni à Dieu que celui de Vincent de Paul. mais comme il s'était donné parfaitement à Notre-Seigneur, et qu'il ne voulait agir que dans une totale dépendance de sa volonté, ayant lu cette lettre, la première chose qu'il fit, ce fut d'élever son esprit à Dieu, renouveler à sa divine Majesté les protestations d'une fidélité inviolable, lui faire un sacrifice de tous les sentiments et respects humains, demander sa lumière et sa grâce pour connaître et pour suivre ce qui lui était le plus agréable; et après avoir tout considéré, en sa présence, ne reconnaissant pas que Dieu demandât de lui qu'il changeât de résolution, ni qu'il retournât au lieu d'où il était sorti, il écrivit une réponse à Madame la générale, dans laquelle il lui représenta tout ce qu'il jugea de plus propre pour soulager sa peine, et la porter de plus en plus à se conformer aux ordres de la divine volonté. Mais comme on avait assuré cette vertueuse Dame qu'elle pouvait en bonne conscience employer tous les moyens qui lui seraient possibles pour le retour de M. Vincent, cette lettre n'empêcha pas qu'elle ne fît jouer tous les ressorts dont elle put s'aviser pour fléchir son esprit. Elle obtint que plusieurs personnes de toutes sortes de conditions lui écrivissent, pour l'obliger de revenir: il se trouve des lettres de Messieurs ses enfants, de M. le Cardinal de Retz, son beau-frère, pour lors évêque de Paris, et d'autres de ses plus proches parents, des principaux officiers de sa maison, de plusieurs docteurs et religieux, et d'un grand nombre de personnes de condition et de piété, qui priaient et pressaient M. Vincent de retourner: Le R. P. de Bérulle lui en écrivit aussi, comme il avait fait espérer à Madame la Générale; mais ce fut d'un style digne de sa grande prudence et de son éminente piété: car il se contenta de lui exposer la peine extrême où se trouvait cette vertueuse Dame, et du mal dont elle
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était menacée, et le grand désir que M. le général avait de son retour, sans lui rien dire davantage de ce qu'il avait à faire sur ce sujet; laissant à sa discrétion et à sa charité de considérer si la volonté de Dieu lui était suffisamment manifestée, et de prendre la résolution qu'il jugerait lui être la plus conforme: tant il l'estimait capable de discerner lui-même les desseins de Dieu sur sa propre personne, et de les suivre sans autre conseil ni persuasion. Enfin, comme toutes ces semonces si pressantes n'ébranlaient point encore l'esprit de M. Vincent, on lui envoya exprès, au mois d'octobre de la même année 1617, l'un de ses plus intimes amis; ce fut M. Du Fresnel, secrétaire de M. le Général, qui le vint trouver à Châtillon, et employa de si fortes raisons, qu'enfin il le mit en doute si Dieu se voulait servir plus longtemps de lui en ce pays-là. Et lui ayant représenté qu'il ne devait pas de lui-même se déterminer et résoudre en une affaire de cette importance, mais que pour mieux connaître ce que Dieu voulait qu'il fît, il fallait qu'à l'imitation du grand apôtre saint Paul, il allât vers Ananias, c'est-à-dire qu'il prît conseil de quelque personne sage et vertueuse; pour cet effet, il lui persuada de venir avec lui jusqu'à Lyon, où étant il s'adressa au Révérend Père Bence, supérieur de l'Oratoire, lequel, tout bien considéré, lui conseilla de retourner à Paris, et lui dit qu'en ce lieu-là il pourrait, avec les bons avis de ceux qui le connaissaient depuis longtemps, discerner avec plus de lumière et d'assurance quelle était la volonté de Dieu. Ayant donc reçu ce conseil, il en écrivit à M. le Général, qui était à Marseille, et lui manda qu'il espérait dans deux mois faire un voyage à Paris, où l'on verrait ce que Dieu ordonnerait de lui; il écrivit aussi la même chose à Paris par la voie de M. Du Fresne, sans s'engager à aucune chose; et quelque temps après, étant à Châtillon, il reçut de M. le général la réponse suivante, du 15 octobre de la même année: «J'ai reçu depuis deux jours celle que vous m'avez écrite de Lyon, où je vois la résolution que vous avez prise de faire un petit voyage à Paris sur la fin de novembre, dont je me réjouis extrêmement, espérant de vous y voir en ce temps-là, et que vous accorderez à mes prières et aux conseils de tous vos bons amis le bien que je désire de vous. Je ne vous en dirai pas davantage, puisque vous avez vu la lettre que j'écris à ma femme; je vous prie seulement de considérer qu'il semble que Dieu veut que par votre moyen le père et les enfants soient gens de bien, etc.»
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M. Vincent partit de Châtillon, laissant à ceux qu'il quittait un très grand regret de se voir si tôt privés de toutes les assistances qu'ils recevaient de sa charité. Il arriva à Paris le 23 décembre, où, après avoir conféré avec le R. P. de Bérulle et quelques autres personnes fort éclairées; Enfin par leur avis il rentra chez M. le Général des galères, la veille de Noël, au grand contentement de toute la famille, et particulièrement de Madame qui le reçut comme un ange du Ciel, que Dieu lui renvoyait pour la conduire dans les voies assurées de son salut et de sa perfection. Et afin qu'elle ne fût plus inquiétée par la crainte qu'il ne la quittât une seconde fois, elle lui fit promettre qu'il l'assisterait jusqu'à la mort, comme il a fait, Dieu l'ayant ainsi voulu, pour donner commencement à la Congrégation de la Mission par le moyen de cette sainte Dame, comme il sera dit dans la suite de ce livre.
CHAPITRE X Premiers commencements de la Confrérie de la Charité pour les pauvres malades. Pendant le séjour que M. Vincent fit à Châtillon, il arriva qu'un jour de fête, comme il montait en chaire pour faire une exhortation au peuple, la dame d'une maison de noblesse voisine, qui était venue pour l'entendre, l'arrêta pour le prier de recommander aux charités de la paroisse une famille dont la plupart des enfants et serviteurs étaient tombés malades, dans une ferme, à demi-lieue de Châtillon, où ils avaient grand besoin d'assistance; ce qui l'obligea de parler, en son sermon, de l'assistance et du secours qu'on devait donner aux pauvres, et particulièrement à ceux qui étaient malades, tels qu'étaient ceux qu'il leur recommandait. Il plût à Dieu donner une telle efficace à ses paroles, qu'après la prédication un grand nombre de personnes sortirent pour aller visiter ces pauvres malades, leur portant du pain, du vin, de la viande et plusieurs autres commodités semblables; et lui-même après l'office de vêpres s'y étant acheminé avec quelques habitants du lieu, et ne sachant pas que tant d'autres y fussent déjà allés, il fut fort étonné de les rencontrer dans le chemin qui en revenaient par troupes, et d'en voir même plusieurs qui se repo-
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saient sous des arbres à cause de la grande chaleur qu'il faisait: au sujet de quoi ces paroles de l'Évangile lui vinrent en la pensée, que ces bonnes gens étaient comme des brebis, qui n'étaient conduites par aucun pasteur: «Voilà, dit-il, une grande charité qu'ils exercent, mais elle n'est pas bien réglée; ces pauvres malades auront trop de provisions tout à la fois, dont une partie sera gâtée et perdue, et puis après ils retomberont en leur première nécessité.» Cela l'obligea les jours suivants de conférer avec quelques femmes des plus zélées et des mieux accommodées de la paroisse, des moyens de mettre quelque ordre dans l'assistance qu'on rendait à ces pauvres malades, et aux autres qui à l'avenir se trouveraient dans une semblable nécessité, en telle sorte qu'ils pussent être secourus pendant tout le temps de leurs maladies; les ayant donc disposées à cette charitable entreprise, et étant convenu avec elles de la manière qu'il y faudrait agir, il dressa un projet de quelques règlements, qu'elles essayeraient d'observer, pour les faire ensuite arrêter et établir par l'autorité des supérieurs, et convia ces vertueuses femmes de se donner à Dieu pour les mettre en pratique; et ainsi commença la Confrérie de la Charité pour l'assistance spirituelle et corporelle des pauvres malades; et ayant fait choix entre elles de quelques officières, elles s'assemblaient tous les mois devant lui et rapportaient tout ce qui s'était passé. C'est ce que lui-même a dit en diverses rencontres, pour montrer par cet exemple qu'il n'y avait rien du sien dans l'institution des divers exercices de sa Congrégation, le tout s'étant fait sans aucun dessein de sa part, et sans penser que ces petits commencements imprévus dussent avoir les grandes suites et les succès avantageux qu'il a plu à Dieu de leur donner. Ce fut donc cette confrérie de la Charité à laquelle Monsieur Vincent donna commencement à Châtillon, qui a été la première et comme la mère qui en a fait naître un très grand nombre d'autres, que lui et les siens ont depuis établies en France, en Italie, en Lorraine, en Savoie et ailleurs. Depuis, M. Vincent étant de retour en la maison de M. le Général des galères, comme il a été dit au chapitre précédent, et son zèle qui ne pouvait demeurer oisif le portant à entreprendre diverses missions pour instruire les pauvres de la campagne, ayant par le passé travaillé dans toutes les terres
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de Madame la Générale, il fut convié de faire la même charité à toutes les autres qui appartenaient a la maison de Gondy; et, selon ce dessein, il alla faire la mission à Villepreux et aux villages qui en dépendaient; et Messieurs Berger et Gontière, conseillers clerc au Parlement de Paris, M. Cocqueret, docteur en théologie de la maison de Navarre, et plusieurs autres vertueux ecclésiastiques se joignirent à lui. Et là il établit, le 23 février 1618, la confrérie de la Charité des pauvres malades, par l'autorité de M. le Cardinal de Retz, alors évêque de Paris, lequel en approuva les règlements; et cette confrérie est la seconde que M. Vincent a établie, et qui se maintient encore par la bénédiction de Dieu, aussi bien que la première. La troisième fut par lui semblablement établie en la ville de Joigny; et la quatrième en celle de Montmirail; en suite de quoi, Dieu donna une telle bénédiction à ces commencements, que la même confrérie fut par lui établie quelque temps après en plus de trente paroisses dépendantes tant de M. le Général des galères que de Madame sa femme.
CHAPITRE XI Ce qui se passa en la conversion de quelques hérétiques que M. Vincent ramena heureusement à l'Eglise catholique. Ce fut pendant le temps qu'il travaillait à Châtillon que Dieu se servit de son zèle et de sa prudence pour désabuser quelques esprits engagés dans l'hérésie et les remettre dans le chemin de la vérité. Nous rapporterons seulement ici ce qui se passa en la conversion de deux de ces hérétiques entre plusieurs autres, qui ont après Dieu l'obligation au zèle de M. Vincent d'avoir par ses charitables entreprises recouvré le don de la foi, que l'hérésie leur avait fait perdre. Le premier fut un jeune homme de Châtillon nommé Monsieur Beynier, né de parents hérétiques qui l'avaient soigneusement instruit dans leurs erreurs. Il était fils unique et avait hérité de grands biens de ses parents, dont il usait assez mal; et la mauvaise liberté que lui donnait sa fausse religion le portait à une vie fort dissolue et libertine. Monsieur Vincent, touché d'un vrai zèle de la gloire de Dieu, et désirant retirer cette proie des mains
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des démons et la remettre à Jésus-Christ, s'insinua petit à petit dans l'amitié de ce jeune homme, et, quoiqu'il passât dans l'esprit de tous ceux qui le connaissaient pour un débauché, il ne laissait pas de l'aller souvent visiter et de s'entretenir avec lui; ce qui donnait beaucoup d'étonnement à un chacun, non sans quelque jalousie des ministres de Châtillon, qui ne se souciaient pas que M. Beynier continuât dans ses débauches, pourvu qu'il ne quittât point leur parti. Ils commencèrent d'en prendre quelque ombrage lorsqu'ils le virent plus modéré qu'auparavant; car ce fut la première démarche que Monsieur Vincent lui fit faire pour le mieux disposer à reconnaître et embrasser la vérité; et enfin son heure étant venue, et Dieu lui ayant ouvert les yeux et touché le cœur, il quitta en même temps et ses débauches et ses hérésies, et se porta tout d'un coup si avant dans la pratique des vertus chrétiennes, qu'il fit résolution de garder le célibat toute sa vie; et en une semaine il remit deux ou trois métairies à des personnes auxquelles il craignait que son père n'eût pas donné une entière satisfaction, bien qu'aucun ne s'en plaignît; et pour le surplus de son bien, il s'en servit pour faire des aumônes et autres œuvres de piété; et enfin par son testament il employa le reste en plusieurs legs pieux, et particulièrement en une fondation pour établir les Pères Capucins à Châtillon. C'est le Révérend Père Des Moulins de l'Oratoire, alors supérieur en la ville de Mâcon, qui a eu une particulière connaissance de ces heureux effets de la grâce de Dieu en ce vertueux converti, et qui en a rendu un fidèle témoignage par un écrit dans lequel il met, entre autres choses, «que ce qui lui a semblé plus remarquable en cette conversion de mœurs aussi bien que de créance, et qui fait plus à notre sujet, est que, Dieu s'étant servi de M. Vincent pour la faire (ce sont ses propres termes), il en laissa néanmoins tout l'honneur à ceux qui n'y avaient aucune autre part que d'avoir assiste à l'abjuration et donné l'absolution; laquelle, bien qu'il l'eût pu donner, suivant l'ordre M. de Marquemont, Archevêque de Lyon, son humilité ne lui permit pas d'en recevoir l'honneur, qu'il voulut déférer à d'autres». Le second hérétique que M. Vincent ramena à l'Eglise fut M. Garron, qui se retira depuis à Bourg, ville capitale de Bresse; c'est par lui-même que l'on a appris sa conversion de l'hérésie, en ayant écrit une lettre de reconnaissance à M. Vincent, en date du 27 août 1656, c'est-à-dire 40 ans ou environ après cette conversion.
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«Voici, lui dit-il, l'un de vos enfants en Jésus-Christ, qui a recours à votre bonté paternelle, dont il a ressenti autrefois les effets, lorsque l'enfantant à l'Église par l'absolution de l'hérésie, que votre charité lui donna publiquement en l'église de Châtillon-les-Dombes l'année 1617, vous lui enseignâtes les principes et les plus belles maximes de la religion catholique, apostolique et romaine, en laquelle par la miséricorde de Dieu j'ai persévéré, et espère de continuer le reste de ma vie. Je suis ce petit Jean Garron, neveu du sieur Beynier de Châtillon, en la maison duquel vous logiez pendant que vous fîtes séjour audit Châtillon. Je vous supplie de me donner le secours qui m'est nécessaire pour m'empêcher de rien faire contre les desseins de Dieu; j'ai un fils unique qui après avoir achevé ses classes a formé le dessein de se faire jésuite; c'est le fils le plus avantagé des biens de la fortune qui soit en toute cette province: que dois-je faire ? mon doute procède de deux choses, etc.» Il déduit ensuite les raisons pour et contre ce dessein, et conclut ainsi: «Je crains de faillir, et j'ai cru que vous me feriez la grâce de donner vos avis là-dessus à l'un de vos enfants, qui vous en supplie très humblement. Vous agréerez que je vous dise que dans Châtillon l'association de la Charité des servantes des pauvres est toujours en vigueur.» On ne sait pas quelle réponse M. Vincent fit à cette lettre; mais ce qu'elle contient fait assez voir la grâce que Dieu lui avait donnée de connaître parfaitement les cœurs et, en enseignant la vérité, d'inspirer aussi l'amour de la vraie vertu et de la solide piété. Voila un père de famille des plus riches de sa province; il n'a qu'un fils qu'il chérit tendrement, mais qui veut le quitter et le priver de la plus douce consolation qu'il eût au monde; cependant il ne consulte point la chair ni le sang, mais il s'adresse à celui duquel, après Dieu, il tenait la vie de son âme, et lui demande ses avis pour connaître ce que Dieu désire de lui en une telle rencontre: étant tout prêt de sacrifier cet Isaac, si telle est la divine volonté; tant la piété et l'amour de Dieu que Monsieur Vincent avait fait éclore dans son âme avaient jeté de profondes racines, qui produisaient quarante ans après des fruits d'une vertu si héroïque. Cette même lettre fut aussi sans doute un grand sujet de consolation à M. Vincent, en son extrême vieillesse, lui faisant connaître que Dieu, par une spéciale protection de sa grâce, conser-
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vait encore en sa ferveur cette première association ou confrérie de la Charité, qu'il avait commencée il y avait quarante ans en la ville de Châtillon, et qui a servi de motif et de modèle pour en établir depuis un si grand nombre d'autres en tant de lieux, ou les pauvres malades, qui sont les membres souffrants de Jésus-Christ, reçoivent un si notable secours et pour leurs corps et pour leurs âmes.
CHAPITRE XII Changement merveilleux arrivé en la personne d'un grand seigneur qui se mit sous la direction de M. Vincent La réputation de M. Vincent, pendant qu'il fut en Bresse, se répandant en divers lieux, et M. le Comte de Rougemont qui demeurait en cette province-là, en ayant ouï parler, cela le convia de venir plusieurs fois le voir à Châtillon; où, lui ayant souvent parlé des affaires de sa conscience et de son salut, il fut tellement satisfait de ses entretiens, qu'il prit résolution de se mettre entièrement sous sa conduite. C'était un seigneur de Savoie qui s'était retiré en France, lorsque le roi Henri le Grand unit la Bresse à son Royaume, mais au reste un homme qui, ayant toute sa vie été nourri à la Cour, en avait retenu tous les sentiments et toutes les maximes; et comme en ce temps-là, par un malheur déplorable, les duels étaient un des moyens plus ordinaires parmi les gentilshommes pour signaler leur courage, celui-ci s'était mis par ce moyen en réputation, ayant été un des plus grands duellistes de son temps. Et néanmoins, ô merveilleuse efficace de la grâce ! Dieu s'étant servi de la parole de M. Vincent pour lui faire connaître le malheureux et damnable état dans lequel il vivait; Il en fut tellement touché, que non seulement il renonça pour jamais à cette furieuse pratique et à tous les autres dérèglements de sa vie; mais outre cela, pour réparer le mal passé, il se mit dans tous les exercices les plus héroïques d'une vie parfaitement chrétienne. Et, premièrement, ayant vendu sa terre de Rougemont plus de trente mille écus, il employa une grande partie de cette somme en fondation de monastères, et puis il distribua tout le reste aux pauvres. Après s'être appliqué à la méditation des mystères de la Passion de Jésus-Christ, sa piété l'ayant porté à vou-
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loir savoir combien le Fils de Dieu avait reçu de coups en sa flagellation, il donna autant d'écus à la maison de l'Oratoire de Lyon; et en peu de temps on vit un tel changement et il fit un si grand progrès en la vertu sous la conduite de son sage directeur, qu'il en devint un parfait exemplaire. L'oraison était son entretien le plus ordinaire; et on le voyait tous les jours passer trois et quatre heures en méditation, à genoux, sans s'appuyer, et toujours tête nue. Le château de Chandes, où il faisait sa demeure, était comme un hospice commun pour les religieux, et un hôpital pour tous les pauvres sains et malades, où ils étaient assistés avec une incroyable charité, tant pour les besoins de leurs corps que pour ceux de leurs âmes, y entretenant des ecclésiastiques pour leur donner toute sorte de consolation et d'assistance. Il n'y avait aucun pauvre malade dans ses terres qu'il n'allât lui-même visiter et servir, ou qu'il ne fît visiter et servir par ses domestiques lorsqu'il était obligé de s'absenter, ce qui était assez rare. C'est le R. P. Des-Moulins de l'Oratoire qui a rendu un fidèle témoignage de tout ceci. «Et je ne dis rien, ajoute-t-il, que je n'aie vu: Néanmoins ce bon seigneur était comme ennuyé de posséder ce bien, quoiqu'il ne semblât en être que le fermier, et pour le faire valoir au profit des pauvres. Sur quoi il me dit un jour, les larmes aux yeux: «Ha, mon Père ! que ne me laisse-t-on faire ? et pourquoi faut-il que je sois toujours traité de seigneur et que je possède tant de biens ?» Monsieur Vincent, qui le gouvernait pour lors, le tenait, disait-il, dans cette contrainte; que s'il me lâchait la main, je vous assure, mon Père, que devant qu'il fût un mois le comte de Rougemont ne posséderait pas un pouce de terre.» Il s'étonnait comment un chrétien pouvait rien garder en propre, voyant le Fils de Dieu si pauvre sur la terre». Voila une leçon bien remarquable aux grands du monde pour leur faire connaître quel usage ils doivent faire de leurs richesses, et avec quel dégagement de cœur ils les doivent posséder, se souvenant de la parole du saint Apôtre, qui avertit ceux qui ont des biens temporels, d'en user comme s'ils n'en usaient point: parce que la figure de ce monde passe. C'est aussi, un sujet de consolation pour les pauvres, voyant leur condition tant aimée et recherchée par un si grand seigneur, pour se conformer plus parfaitement à Jésus-Christ. Et enfin c'est un motif aux Mission-
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naires de remercier Dieu d'avoir communiqué des grâces si admirables à ce seigneur, par les prières et par la bonne conduite de leur sage instituteur, qui pourtant ne leur en a jamais parlé, sinon une fois que, les exhortant au détachement des créatures, il leur rapporta l'exemple du comte de Rougemont, sans néanmoins rien dire de ce qu'il y avait contribué par ses avis et par sa direction. Voici ses propres termes, qui se sont trouvés dans le recueil qui se fit alors de son discours: «J'ai connu, dit-il, un gentilhomme de Bresse nommé M. de Rougemont, qui avait été un franc éclaircisseur et un grand duelliste; c'était un grand homme bien fait, qui s'était trouvé souvent aux occasions, en étant prié par d'autres gentilshommes qui avaient des querelles, ou lui-même appelant en duel ceux qui n'allaient pas droit avec lui. Il me l'a dit, et il n'est pas croyable combien il a battu, blessé et tué de monde; enfin Dieu le toucha si efficacement, qu'il rentra en lui-même, et, reconnaissant l'état malheureux où il était, il résolut de changer de vie, et Dieu lui en fit la grâce. Depuis ce changement, ayant demeuré quelque temps en sa façon commençante, et en son progrès, il alla si avant qu'il demanda à M. l'archevêque de Lyon permission de tenir le Saint-Sacrement en sa chapelle pour y honorer Notre-Seigneur et mieux entretenir sa piété, qui était singulière et connue de tout le monde. Comme je l'allai voir un jour en sa maison, il me raconta les pratiques de sa dévotion, et entre les autres celle de son détachement des créatures. «Je suis assuré, me disait-il, que si je ne tiens à rien du monde, je me porterai tout à Dieu: et pour cela, je regarde si l'amitié d'un tel seigneur, d'un tel parent, d'un tel voisin m'arrête; si c'est l'amour de moi-même qui m'empêche d'aller; si ce sont mes biens ou la vanité qui m'attachent, mes passions ou mes aises qui me retardent; et quand je m'aperçois que quelque chose me détourne de mon souverain bien, je prie, je coupe, je brise, je me fais quitte de ce lien: ce sont la mes exercices.» «Il me dit particulièrement ceci, dont je me suis souvent ressouvenu, qu'un jour allant en voyage, et s'occupant de Dieu le long du chemin à son ordinaire, il s'examina si depuis le temps qu'il avait renoncé à tout, il lui était reste ou survenu quelque attache; il parcourut les affaires, les alliances, la réputation, les grands et les menus amusements du cœur humain; il tourne, il retourne; enfin, il jette les yeux sur son épée: «Pourquoi la portes tu ? se dit-
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il à lui-même. Quoi ! quitter cette chère épée, qui t'a servi en tant d'occasions, et qui après Dieu ta tiré de mille et mille dangers ? Si on t'attaquait encore, tu serais perdu sans elle; mais aussi il peut arriver quelque riotte, où tu n'auras pas la force, portant une épée, de ne t'en pas servir; et tu offenseras Dieu derechef. Que ferai-je, donc, mon Dieu ! que ferai- je ? un tel instrument de ma honte et de mon péché, est-il encore capable de me tenir au cœur? je ne trouve que cette épée seule qui m'embarrasse. Ô que je ne serai plus si lâche que de la porter! Et en ce moment se trouvant vis-à-vis d'une grosse pierre, il descend de son cheval, prend cette épée et la rompt et met en pièces sur cette pierre; et puis, il remonte à cheval et s'en va. Il me dit que cet acte de détachement, brisant cette chaîne de fer qui le tenait captif, lui donna une liberté si grande, que bien que ce fût contre l'inclination de son cœur qui aimait cette épée, jamais plus il n'avait eu d'affection à chose périssable, et qu'il ne tenait qu'à Dieu seul.» On peut voir par là ce que peut un acte héroïque de vertu, et une victoire emportée de force sur soi-même, pour faire en peu de temps un grand progrès à la sainteté; et, tout ensemble, combien il importe de renoncer à l'attache des moindres choses de la terre, pour s'unir parfaitement à Dieu.
CHAPITRE XIII Diverses œuvres de piété auxquelles M. Vincent s'adonna depuis son retour en la maison de Gondy. La vraie charité n'est jamais oisive, et depuis qu'elle possède parfaitement un cœur, elle l'excite et presse continuellement à faire tout ce qu'il peut pour la gloire de Dieu et pour le salut et la sanctification des âmes. Comme M. Vincent était animé de cette vertu, il en produisait des œuvres en tous les lieux où il se rencontrait; et il ne fut pas sitôt de retour en la maison de Gondy, qu'il commença de travailler comme il avait fait à Châtillon et en tous les autres lieux où il s'était rencontré; après la mission de Villepreux et des villages circonvoisins, dont il a été parlé en l'un des précédents chapitres, il entreprit diverses autres missions dans tous les villages qui dépendaient de la maison de Gondy. Il y fit des fruits incroyables, auxquels Madame la Générale prenait toujours une très bonne part, non seu-
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lement par les aumônes et bienfaits qu'elle répandait de tous côtés, mais allant elle-même en personne, quoique faible et souvent infirme, en tous les lieux qui dépendaient d'elle ou de M. son mari, visitant et consolant les malades, apaisant les discordes, terminant les procès, et appuyant de son autorité tous les biens que M. Vincent et ceux qui travaillaient avec lui s'efforçaient de faire pour l'extirpation des abus et des scandales et pour l'avancement du Royaume de Jésus-Christ. Etant ensuite retourné à Montmirail, M. Vincent y recommença les exercices ordinaires de sa charité, faisant des catéchismes aux pauvres et aux enfants, se rendant assidu aux confessions et à la visite des pauvres malades. Et ayant en quelqu'une de ses exhortations parlé de la dévotion particulière que tous les chrétiens devaient avoir envers la très sainte Mère de Dieu, il commença de faire chanter un salut en son honneur par les enfants les jours de samedi; laquelle dévotion s'est toujours continuée; et les plus anciens de ce lieu qui ont survécu à M. Vincent ont rendu ce témoignage, après sa mort, que depuis ce temps-là ils l'ont toujours considéré comme un Saint. C'était en l'année 1620 qu'il travaillait de la sorte à Montmirail, où, Madame la Générale ayant appris qu'il y avait trois hérétiques en ces quartiers-là, elle pria M. Vincent d'entreprendre leur conversion; et pour cet effet elle les faisait venir au château, et M. Vincent employait ordinairement deux heures entières à les instruire et à résoudre leurs difficultés; ce qu'ayant fait pendant une semaine, il y en eut deux, à qui Dieu ouvrit les yeux de l'âme, et toucha le cœur pour connaître la vérité et l'embrasser; mais le troisième, qui faisait un peu le suffisant et qui se mêlait de dogmatiser, et même ne menait pas une très bonne vie, quoiqu'il fût convaincu, il ne fut pas pourtant persuadé: il cherchait des subterfuges et revenait toujours avec de nouveaux doutes; et une fois entre les autres (comme M. Vincent l'a rapporté en quelques assemblées pour l'édification de ceux qui étaient présents) étant presque disposé à faire l'abjuration de ses erreurs, il lui fit l'objection suivante: Monsieur, lui dit-il, vous m'avez dit que l'Église de Rome est conduite du S. Esprit, mais c'est ce que je ne puis croire: parce que, d'un côté, l'on voit les catholiques de la campagne abandonnés à des pasteurs vicieux et ignorants, sans être instruits de leurs devoirs, sans que la plupart sachent seulement ce que
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c'est que la religion chrétienne; et, d'un autre, l'on voit les villes pleines de prêtres et de moines qui ne font rien, et peut-être que dans Paris il s'en trouverait dix mille, qui laissent cependant ces pauvres gens des champs dans cette ignorance épouvantable par laquelle ils se perdent. Et vous voudriez me persuader que cela soit conduit du Saint-Esprit! Je ne le croirai jamais.» Monsieur Vincent fut fort touché de cette objection faite par un hérétique, et en reçut une nouvelle impression en son esprit du grand besoin spirituel des peuples de la campagne et de l'obligation de les assister, qu'il ne connaissait déjà que trop par sa propre expérience; et néanmoins, sans témoigner son sentiment, il répartit à cet homme, qu'il était mal informé de ce dont il parlait; qu'il y avait en beaucoup de paroisses de bons curés et de bons vicaires; qu'entre les ecclésiastiques et les religieux qui abondent dans les villes, il y en avait plusieurs qui allaient catéchiser et prêcher à la campagne; que d'autres étaient appliqués à prier Dieu et à chanter ses louanges de jour et de nuit; que d'autres servaient utilement le public par les livres qu'ils composent, par la doctrine qu'ils enseignent et par les sacrements qu'ils administrent; et que s'il y en avait quelques-uns d'inutiles, et qui ne s'acquittassent pas comme ils devaient de leurs obligations, c'étaient des hommes particuliers sujets à faillir, et qui ne sont pas l'Église. Que lorsqu'on dit que l'Eglise est conduite du Saint-Esprit, cela s'entend en général, lorsqu'elle est assemblée dans les conciles, et encore en particulier, quand les fidèles suivent les lumières de la foi et les règles de la justice chrétienne: mais quant à ceux qui s'en éloignent, ils résistent au S. Esprit, et, bien qu'ils soient membres de l'Église, ils sont néanmoins de ceux qui vivent selon la chair (comme parle saint Paul) et qui mourront.» Quoique cette réponse fût plus que suffisante pour satisfaire cet hérétique, il demeura néanmoins toujours obstiné dans son erreur, tant il s'était mis fortement en l'esprit que l'ignorance des peuples et le peu de zèle des prêtres étaient un argument infaillible que l'Église romaine n'était point conduite du S. Esprit. Et toutefois, nonobstant cette obstination, l'année suivante, M. Vincent étant de retour à Montmirail, en la compagnie de M. Féron, alors bachelier en théologie et depuis docteur de Sorbonne et archidiacre de Chartres, et de M. Duchesne, aussi
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docteur de la même faculté et archidiacre de Beauvais, et de quelques prêtres et religieux ses amis, pour aller travailler avec eux aux exercices de la mission tant en ce lieu-là qu'aux villages circonvoisins, comme tout le pays fut imbu du bien qui se faisait dans ces missions, cet hérétique auquel on ne pensait plus eut la curiosité de voir les divers exercices qui s'y pratiquaient. Il assista aux prédications et aux catéchismes; il vit le soin qu'on prenait d'instruire ceux qui étaient dans l'ignorance des vérités nécessaires à leur salut, la charité avec laquelle on s'accommodait à la faiblesse et lenteur d'esprit des plus grossiers et stupides pour leur faire bien entendre ce qu'ils devaient croire et faire, et les effets merveilleux que cela opérait dans le cœur des plus grands pécheurs pour les porter à se convertir et à faire pénitence. Toutes ces choses firent une si forte impression sur son esprit, qu'il vint trouver M. Vincent et lui dit: «C'est maintenant que je vois que le Saint-Esprit conduit l'Église romaine, puisqu'on y prend soin de l'instruction et du salut des pauvres villageois; je suis prêt d'y entrer, quand il vous plaira de m'y recevoir.» Sur quoi M. Vincent lui ayant demandé s'il ne lui restait plus aucune difficulté: «Non, lui répondit-il, je crois tout ce que vous m'avez dit, et suis disposé à renoncer publiquement à toutes mes erreurs. Monsieur Vincent lui ayant encore fait quelques interrogations plus particulières sur les vérités catholiques, pour voir s'il s'en ressouvenait bien, et lui, ayant satisfait par ses réponses, il lui dit de se trouver le dimanche suivant en l'église du village de Marchais, près de Montmirail, où se faisait alors la mission, pour y faire son abjuration et y recevoir l'absolution de son hérésie; à quoi il ne manqua pas; et M. Vincent, à la fin de la prédication qu'il y fit le matin, en ayant averti ses auditeurs, appela cet homme par son nom, et, lui ayant demandé devant toute l'assistance s'il persévérait dans la volonté d'abjurer son hérésie et d'entrer dans le bercail de la sainte Église, il lui répondit qu'il y persévérait, mais qu'il lui restait encore une difficulté, qui venait de se former dans son esprit en regardant une image de pierre assez mal façonnée, qui représentait la sainte Vierge. «C'est que je ne saurais, dit-il, croire qu'il y ait quelque puissance en cette pierre», montrant cette image qui était vis-à-vis de lui; à quoi M. Vincent repartit que l'Église n'enseignait pas qu'il y eût aucune vertu dans ces images matérielles, si ce n'est quand il plaît à Dieu la leur com-
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muniquer, comme il le peut faire, et comme il l'a fait autrefois à la verge de Moïse, qui faisait tant de miracles: ce que les enfants mêmes lui pourraient expliquer». Sur quoi, en ayant appelé un des mieux instruits, et lui ayant demandé ce que nous devions croire touchant les saintes images, l'enfant répondit «qu'il était bon d'en avoir, et leur rendre l'honneur qui leur est dû, non à cause de la matière dont elles sont faites, mais parce qu'elles nous représentent Notre-Seigneur Jésus-Christ, sa glorieuse Mère, et les autres saints du Paradis, qui, ayant triomphé du monde, nous exhortent par ces figures muettes de les suivre en leur foi et en leurs bonnes œuvres». Cette réponse ayant été trouvée bien faite, M. Vincent la répéta et s'en servit pour faire avouer à cet hérétique qu'il n'avait pas eu raison de s'arrêter à cette difficulté, après avoir été instruit et informé de la croyance catholique, aussi bien sur cet article que sur les autres. Mais, ne le jugeant pas encore assez bien disposé pour faire son abjuration, il le remit à un autre jour, auquel il vint derechef se présenter; et ayant abjuré son hérésie à la face de toute la paroisse, il fit profession publique de la foi catholique, à l'édification de tout le pays, et y persévéra constamment depuis. Ce qui se passa en la conversion de cet hérétique, et particulièrement le motif qui l'excita de renoncer à son hérésie et d'embrasser la foi catholique, savoir, le soin qu'on prenait d'instruire charitablement les pauvres gens de la campagne, donna sujet à M. Vincent, qui en faisait le récit un jour à Messieurs de sa Compagnie, de s'exclamer: «ô quel bonheur à nous, Missionnaires, de vérifier la conduite du Saint-Esprit sur son Église, en travaillant, comme nous faisons, à l'instruction et sanctification des pauvres ! »
CHAPITRE XIV Ayant été fait aumônier royal des galères, il fait un voyage en Provence et un autre en Guyenne, et procure le soulagement corporel et spirituel des pauvres galériens. Monsieur le Général des galères, voyant avec quelle bénédiction et quel fruit M. Vincent travaillait pour procurer le salut des âmes, voulut lui fournir une occasion d'étendre
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sa charité sur les forçats détenus aux galères. Pour cet effet, il demanda pour lui au feu Roi Louis XIII, de très glorieuse mémoire, la charge d'aumônier royal des galères, qu'il lui accorda, et puis il lui en fit expédier le brevet. Ce nouvel office obligea M. Vincent à faire un voyage à Marseille, en 1622, afin d'y visiter les galères et de connaître par lui-même les nécessites et indigences des pauvres forçats, pour y pourvoir et pour les soulager autant qu'il lui serait possible. Étant arrivé en ce lieu, il vit un spectacle le plus pitoyable qu'on puisse s'imaginer: des criminels doublement misérables, plus chargés du poids insupportable de leurs péchés que de la pesanteur de leurs chaînes, accablés de misères et de peines qui leur ôtaient le soin et la pensée de leur salut, et les portaient incessamment au blasphème et au désespoir. C'était une vraie image de l'enfer, où l'on n'entendait parler de Dieu que pour le renier et déshonorer, et où la mauvaise disposition de ces misérables enchaînés rendait toutes leurs souffrances inutiles et sans fruit. Étant donc touché d'un sentiment de compassion envers ces pauvres forçats, il se mit en devoir de les consoler et assister le mieux qu'il lui fut possible; et surtout il employa tout ce que sa charité lui put suggérer pour adoucir leurs esprits et les rendre par ce moyen susceptibles du bien qu'il désirait procurer à leurs âmes. Pour cet effet, il écoutait leurs plaintes avec grande patience, il compatissait à leurs peines, il les embrassait, il baisait leurs chaînes, et s'employait autant qu'il pouvait par prières et remontrances envers les comites et autres officiers à ce qu'ils fussent traités plus humainement, s'insinuant ainsi dans leurs cœurs pour les gagner plus facilement à Dieu. C'est ce qu'il écrivit un jour à un des prêtres de sa Congrégation, qui par un zèle un peu trop ardent usait de paroles rudes et âpres en ses prédications envers les paysans, pour lui montrer que, s'il voulait profiter et faire quelque fruit parmi ces pauvres gens, il devait agir avec un esprit de douceur, qui est le véritable esprit de Jésus-Christ. Or, ce fut le désir d'assister et servir ces pauvres forçats, et procurer qu'ils fussent du nombre de ces pécheurs pénitents qui réjouissent le Ciel, qui lui fit accepter cette charge d'aumônier royal, afin qu'ayant juridiction sur eux et vue sur les autres aumôniers des galères, il eût aussi plus de moyens de réussir dans ce pieux dessein, lequel était très digne de la charité très
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ardente qui brûlait dans son cœur et qui lui faisait embrasser avec tant d'affection toutes les occasions de procurer, en quelque manière que ce fût, le salut et la sanctification des âmes, et particulièrement de celles qu'il voyait les plus abandonnées. Après avoir demeuré quelque temps à Marseille, il fut obligé de revenir à Paris, où Dieu voulait se servir de lui en d'autres occasions très importantes pour sa gloire; et néanmoins il voulut qu'il fit ce voyage pour mieux connaître le misérable état de ces pauvres forçats, afin qu'il procurât quelque adoucissement aux souffrances de leurs corps et quelque remède aux nécessites de leurs âmes: comme il le fit depuis par l'établissement des prêtres de sa Compagnie à Marseille, qui ont soin de l'Hôpital des galériens et qui de temps en temps font des missions sur les galères, dont il sera parlé en son lieu. Etant donc de retour à Paris, il se mit en devoir d'aller visiter les criminels condamnés aux galères, lesquels il trouva dans un état encore plus déplorable que ceux qu'il avait laissés à Marseille. Ils étaient renfermés en des cachots de la Conciergerie et des autres prisons, où ils croupissaient quelquefois longtemps, mangés de vermine, atténués de langueur et de pauvreté, et entièrement négligés pour le corps et pour l'âme. Les voyant dans une telle misère, il en donna avis à M. le Général des galères et lui remontra que ces pauvres gens lui appartenaient, et, qu'en attendant qu'on les menât sur les galères, il était de sa charité d'en faire prendre quelque soin, et il lui proposa en même temps un moyen de les assister corporellement et spirituellement, que ce vertueux seigneur approuva bien volontiers et lui donna tout pouvoir d'exécuter. A cet effet, il loua une maison exprès au faubourg S. Honoré, dans le voisinage de l'église Saint-Roch, pour y retirer ces pauvres forçats sous bonne garde; et, ayant usé d'une très grande diligence, il fit en sorte que la maison fût en état de les recevoir dès la même année 1622, qu'ils y furent menés. Ce fut en ce lieu que M. Vincent donna une pleine étendue à sa charité, pour rendre toutes sortes de bons offices à ces pauvres abandonnes: là il les visitait fort souvent, il les instruisait, il les consolait, il les disposait à faire de bonnes confessions générales, il leur administrait les sacrements; et non content du soin qu'il prenait de leurs âmes, il pourvoyait encore au soulagement de leurs corps, et quelquefois il se retirait avec eux et y demeurait pour leur rendre plus de service
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et leur donner plus de consolation, ce qu'il a fait même en des temps suspects de maladies contagieuses: l'amour qu'il portait à ces pauvres affligés lui faisant oublier et lui-même et sa propre conservation, pour se donner entièrement à eux. Quand il était obligé de s'absenter pour d'autres affaires, il en laissait le soin à deux bons et vertueux ecclésiastiques, dont l'un était feu M. Portail, qui s'était donné à M. Vincent plusieurs années auparavant, et qui, ayant par son aide et par ses avis reçu le saint ordre de prêtrise, s'était inséparablement uni aux volontés et aux ordres de ce sage directeur, et y a persévéré jusqu'en l'année 1660, que la mort les a sépares l'un de l'autre sur la terre, pour les réunir plus parfaitement dans le Ciel. L'autre était feu M. Belin, chapelain de la maison de Gondy à Villepreux. Ils logeaient tous deux dans cet hôpital des forçats et y célébraient la sainte messe. Dieu eut cette œuvre de charité si agréable, qu'ayant été commencée de la sorte par M. Vincent, sa Providence l'a fait subsister jusqu'à maintenant, qu'on a toujours continué de loger, secourir et assister corporellement et spirituellement ces pauvres forçats, qui ont été transférés du faubourg S. Honoré auprès de la porte de Saint-Bernard. Ce charitable aumônier des galériens ayant si bien réussi en cette première entreprise, M. le Général en fut grandement consolé; et comme l'année suivante, 1623, on eut fait venir les galères de Marseille à Bordeaux, au sujet de la guerre contre les hérétiques, il consentit bien volontiers que M. Vincent fît un voyage en Guyenne pour aller rendre en cette Province, à ces pauvres galériens, le même service qu'il leur avait déjà rendu à Marseille et à Paris. Étant donc arrivé à Bordeaux, il s'associa plusieurs bons religieux de divers ordres; et s'étant partagés et mis à travailler deux en chaque galère, ils y firent la mission et disposèrent ces pauvres gens à se réconcilier à Dieu par de bonnes confessions générales et à se soumettre à toutes ses volontés, en acceptant leurs peines avec patience et pour satisfaction de leurs péchés. Monsieur Vincent y gagna un Turc à Dieu et à l'Église, et, l'ayant mené à Paris, il le présenta à M. le Général qui en reçut beaucoup de contentement; il fut nommé Louis au baptême, et maintenant qu'il est encore vivant, il rend témoignage des obligations qu'il reconnaît avoir à M. Vincent, à la charité duquel, après Dieu, il dit être redevable de son salut.
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CHAPITRE XV Il pourvoit aux nécessités corporelles et spirituelles des pauvres de la ville de Mâcon, avec un très grand fruit Comme la charité de M. Vincent allait toujours s'allumant de plus en plus dans son cœur, Dieu se plaisait de lui en fournir aussi de nouveaux sujets, pour lui servir de matière, et lui donner moyen d'étendre et faire davantage abonder cette divine vertu. Passant par la ville de Mâcon, il la trouva remplie d'un grand nombre de pauvres qui étaient encore plus dénués des biens de l'âme que de ceux du corps; et ce qui est le pis, est que, n'ayant aucun sentiment de leur misère spirituelle et de l'état déplorable de leur conscience, ils vivaient dans une insensibilité des choses de leur salut, et comme dans une espèce d'irréligion et de libertinage qui faisait horreur; à quoi néanmoins on ne savait quel remède apporter. Ces pauvres, doublement misérables, ne faisaient autres choses que courir par les rues et par les églises pour demander l'aumône, sans se mettre en devoir de satisfaire aux lois de l'Église et sans se soucier d'enfreindre les commandements de Dieu. Ils n'entendaient presque jamais la messe; ils ne savaient ce que c'était que de se confesser ou de recevoir aucun sacrement; ils passaient leur vie dans une profonde ignorance de Dieu et des choses de leur salut, et se plongeaient en toutes sortes d'ordures et de vices. Monsieur Vincent, voyant une telle misère, en eut une extrême compassion. Quoiqu'il n'eût aucun dessein de s'arrêter en ce lieu-là, il ne put néanmoins passer outre; mais comme vrai imitateur du bon Samaritain, considérant tous ces pauvres comme autant de voyageurs qui avaient été dépouillés et dangereusement navrés par les ennemis de leur salut, il se résolut de demeurer quelques jours à Mâcon pour essayer de bander leurs plaies et leur donner ou procurer quelque assistance. Et en effet, il y établit un très bon ordre, ayant associé des hommes pour assister les pauvres, et des femmes pour avoir soin des malades. Voici ce que le Révérend Père Desmoulins, alors supérieur de l'Oratoire de cette ville, en a témoigné par écrit: «Je n'ai appris, dit-il, de personne l'état de ces pauvres, je l'ai reconnu moi-même; car, lors de l'institution de cette charité, comme il fut ordonné que tous les premiers jours des mois, tous
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les pauvres qui recevaient l'aumône se confesseraient, les autres confesseurs et moi trouvions des vieillards, âgés de soixante ans et plus, qui nous disaient librement qu'ils ne s'étaient jamais confessés; et lorsqu'on leur parlait de Dieu, de la très Sainte-Trinité, de la Nativité, Passion et Mort de Jésus-Christ, et autres mystères, c'était un langage qu'ils n'entendaient point. Or par le moyen de cette confrérie, on pourvut à ces désordres; et en peu de temps on mit les pauvres hors de leurs misères de corps et d'esprit. Monsieur l'Évêque de Mâcon, qui était alors messire Louis Dinet, approuva ce dessein de M. Vincent; Messieurs du chapitre de la cathédrale, et Messieurs du chapitre de Saint-Pierre, qui sont des chanoines nobles de quatre races, l'appuyèrent. « M. Chambon, doyen de la cathédrale, et M. de Relets, prévôt de Saint-Pierre furent priés d'en être les directeurs, avec M. Fallart, Lieutenant-Général. Ils suivirent le règlement que donna M. Vincent: c'est à savoir qu'on ferait un catalogue de tous les pauvres de la ville qui s'y voudraient arrêter; qu'à ceux-là on donnerait l'aumône à certains jours, et que, si on les trouvait mendier dans les églises ou par les maisons, ils seraient punis de quelque peine, avec défense de leur rien donner; que les passants seraient logés pour une nuit et renvoyés le lendemain avec deux sols; que les pauvres honteux de la ville seraient assistés en leurs maladies, et pourvus d'aliments et de remèdes convenables, comme dans les autres lieux où la charité était établie. Cet ordre commença sans qu'il y eût aucuns deniers communs; mais M. Vincent sut si bien ménager les grands et les petits, qu'un chacun se porta volontairement à contribuer à une si bonne œuvre, les uns en argent, les autres en blé ou en d'autres denrées selon leur pouvoir: de sorte que près de trois cents pauvres étaient logés, nourris et entretenus fort raisonnablement. Monsieur Vincent donna la première aumône, et puis il se retira.» Mais comment se retira-t-il ? Il le faut apprendre de lui-même. Voici ce qu'il en écrivit en l'année 1635 à Mademoiselle Le Gras, qui était par son avis allée à Beauvais pour quelque œuvre semblable, et qui avait besoin d'un peu d'encouragement: «Je vous le disais bien, lui écrivit-il, que vous trouveriez de grandes difficultés en l'affaire de Beauvais. Béni soit Dieu, que vous l'avez heureusement acheminée. Quand j'établis la charité à Mâcon, chacun se moquait de moi, on me montrait au doigt par les rues, croyant que je n'en pourrais jamais venir à bout; et
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quand la chose fut faite, chacun fondait en larmes de joie, et les Echevins de la ville me faisaient tant d'honneur au départ, que ne le pouvant porter je fus contraint de partir en cachette, pour éviter cet applaudissement; Et c'est là une des charités les mieux établies. J'espère que la confusion qu'il vous a fallu souffrir au commencement se convertira à la fin en consolation et que l'œuvre en sera plus affermie.» Les R. P. de l'Oratoire de Mâcon lui firent la grâce de le loger chez eux pendant le séjour qu'il y fit, qui fut d'environ trois semaines; et ils s'aperçurent qu'il ôtait le matelas de son lit et couchait sur la paille: il avait commencé cette mortification quelques années auparavant, et l'a continuée jusqu'à sa mort, c'est-à-dire plus de cinquante ans; et comme il se vit découvert par ces bons Pères, le dernier jour seulement qu'ils entrèrent en sa chambre de bon matin pour lui dire adieu, il couvrit cette mortification de quelque autre prétexte.
CHAPITRE XVI Il est choisi par le Bienheureux François de Sales, Evêque de Genêve, et par la Révérende Mère de Chantal, pour être le premier Père spirituel et Supérieur des Religieuses de la Visitation de Sainte-Marie, à Paris. Il y avait déjà quelques années que Dieu avait fait éclore le saint ordre des religieuses de la Visitation, comme une nouvelle fleur qui commençait dès lors à répandre une odeur de suavité dans le jardin de l'Église. C'est du bienheureux François de Sales, évêque de Genêve, que Dieu s'était servi pour donner la vie et la première culture à cette mystique plante; à quoi il s'était appliqué avec tous les soins que sa charité incomparable lui avait pu suggérer. La Révérende Mère de Chantal, dont la mémoire est en bénédiction, avait été envoyée à Paris par son bienheureux Père pour y fonder un monastère de ce saint ordre; et elle y travailla avec tant de zèle et de prudence, que nonobstant toutes les oppositions, contradictions et persécutions qui lui furent faites, les murs de cette petite Jérusalem et de cette demeure de paix s'élevèrent avec un favorable succès. Plusieurs âmes désireuses de leur salut et de leur perfection venaient
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s'y rendre, et y chercher un abri assuré contre les vanités et les tentations du monde: l'humilité, la modestie, la douceur, la patience, l'obéissance, la charité et toutes les autres vertus de ces nouvelles épouses de Jésus-Christ donnaient une merveilleuse édification à tous ceux qui les connaissaient ou qui en entendaient parler. Il était question de trouver un Père spirituel et un supérieur propre pour cette religieuse communauté, c'est-à-dire un ange visible qui en fût le gardien, et qui par sa charité, par sa prudente conduite et par sa vigilance et fidélité conservât le premier esprit que Jésus-Christ leur avait donné par ce ministère de leur saint instituteur, et leur rendit les assistances nécessaires pour marcher de vertu en vertu et faire progrès dans le chemin de la perfection. Mais si ce saint prélat a dit dans sa Philothée, et l'a dit avec très grande raison, parlant d'un directeur pour une personne particulière, qu'il le fallait choisir entre dix mille, et qu'il s'en trouvait moins qu'on ne saurait dire, qui fussent capables de cet office; que peut-on penser de la difficulté qu'il y avait de rencontrer un vrai père spirituel et un digne supérieur de cette sainte congrégation, qui allait s'augmentant tous les jours en nombre aussi bien qu'en vertu, et dont la conduite requérait d'autant plus de grâce et de lumière en celui qui en serait chargé, que la vie religieuse est plus sublime, la perfection plus importante, et son déchet plus pernicieux à l'Église ? C'est pour cela qu'entre les qualités que ce bienheureux instituteur désirait en celui auquel on pût confier cette charge, outre celles qui lui sont communes avec les autres directeurs particuliers, il demande qu'il soit homme de grande vertu et de grande charité; à quoi il joint la doctrine et l'expérience. Ce qui signifie, en un mot, qu'il faut un homme consommé en toutes sortes de vertus, et parfait en un si haut point, qu'il soit capable de perfectionner les âmes que Dieu appelle à la plus haute perfection. Étant donc question de trouver un tel homme, ce n'est pas un petit témoignage de l'excellente vertu et des autres grandes qualités d'esprit de M. Vincent, qu'entre tant de personnages signalés en doctrine et en piété qui vivaient alors, le bienheureux François de Sales qui avait un don tout singulier du discernement des esprits, et la très digne Mère de Chantal qui avait un esprit grandement éclairé, aient jugé que M. Vincent fût le plus digne et le plus capable de cet emploi, auquel ils pussent
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confier ce qui leur était le plus cher et le plus précieux en ce monde. Il y avait alors dans Paris plusieurs ecclésiastiques savants, vertueux et plus âgés que M. Vincent: Il y avait des pasteurs très sages et très vigilants dans les paroisses, des docteurs insignes en piété dans les maisons de Sorbonne, de Navarre et autres de la célèbre Université de cette première ville du royaume, outre plusieurs particuliers qui s'appliquaient avec grand fruit à la direction des âmes; et néanmoins, ce bienheureux prélat, après y avoir longtemps pensé devant Dieu, et persévéré longtemps en prières pour ce sujet, avec cette très sage et vertueuse supérieure, jugea qu'il ne pouvait faire un choix plus avantageux pour une charge si importante, que de la personne de Vincent de Paul, dans lequel il trouvait toutes les qualités qu'il pouvait désirer pour un premier et très digne père spirituel et supérieur de cette chère congrégation naissante. Certes si ce qu'a dit un ancien est véritable, que c'est une grande louange d'être estimé et loué par une personne qui d'elle-même est très digne de louange; et que l'excellence et la vertu de celui qui rend ce témoignage d'estime contribuent grandement à l'honneur et à l'avantage de celui auquel il est rendu, il faut avouer que M. Vincent ne pouvait pas alors recevoir un plus signalé témoignage de sa vertu et de son mérite. On a depuis connu par l'effet que ce saint Evêque ne s'était pas trompé en son jugement. M. Vincent a depuis ce temps-là toujours très dignement exercé cette charge, sous l'autorité et par la commission de M. le Cardinal de Retz, alors Evêque de Paris, et de ses successeurs. Nous verrons au deuxième livre la conduite que ce sage supérieur a tenue à l'égard des maisons de ce saint ordre qui ont été établies à Paris et qui en ont produit plusieurs autres en divers lieux, ainsi que la bénédiction que Dieu a donnée à son gouvernement, qui a duré trente-huit ans, et jusqu'à la fin de sa vie, quelques efforts qu'il ait pu faire de temps en temps pour en être déchargé, à cause de ses autres grandes occupations; et d'ailleurs n'estimant pas que cet emploi fût propre et convenable à l'institut des Missionnaires, qui doivent s'appliquer par préférence au service et à l'instruction des pauvres, particulièrement de la campagne, et vaquer à d'autres semblables œuvres de charité qui se trouvent les plus abandonnées.
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CHAPITRE XVII Il est pourvu de la principauté du collège des Bons-Enfants, en suite de quoi se fit la première fondation de la congregation de la Mission. Madame la Générale des galères, comme il a été déja dit, ayant reconnu la nécessité et les fruits des missions, avait conçu depuis plusieurs années le pieux dessein de faire une fondation, pour l'entretien et subsistance de quelques bons prêtres ou religieux qui allassent de temps en temps exercer cet office de charité dans ses terres; et le désir de voir ce dessein accompli allait tous les jours s'augmentant en son cœur; de sorte que renouvelant chaque année son testament, par lequel elle destinait seize mille livres pour cette bonne œuvre, elle en recommanda aussi l'exécution à M. Vincent, lequel de sa part cherchait de tous côtés les moyens et l'occasion propre pour mettre en exécution le dessein de cette vertueuse dame: il en parla plusieurs fois aux supérieurs de diverses communautés, et employa toute son industrie pour leur persuader d'accepter cette fondation; ce qu'il ne put pourtant obtenir, n'ayant trouvé aucun supérieur qui y voulut engager sa communauté; chacun avait ses raisons particulières, pour lesquelles il jugeait ne le devoir pas faire: mais la principale était que Dieu réservait cet ouvrage à M. Vincent. Et comme sa Providence dispose suavement toutes choses pour parvenir à ses fins, il employa le concours des causes secondes les plus propres pour le faire réussir et pour y engager son fidèle serviteur. Voici de quelle façon. Madame la Générale savait le refus que faisaient les communautés religieuses, et d'ailleurs voyait plusieurs docteurs et autres vertueux ecclésiastiques qui se joignaient ordinairement à M. Vincent pour travailler aux missions, elle jugea que, s'il y avait une maison dans Paris qui fût destinée pour ceux qui voudraient continuer ces missions, quelques-uns d'entre eux pourraient s'y retirer et y vivre ensemble en quelque forme de communauté, en laquelle d'autres prêtres étant depuis reçus, cette bonne œuvre pourrait ainsi se perpétuer, et sa fondation avoir un effet tel qu'elle le désirait. Elle en parla à M. son mari, qui non seulement approuva sa pensée, mais aussi voulut se rendre
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fondateur conjointement avec elle. Tous deux communiquèrent leur dessein à M. Jean-François de Gondy, leur frère, successeur de M. le cardinal de Retz au gouvernement de l'Eglise de Paris, dont il fut le premier archevêque, lequel approuva grandement leur zèle; et considérant que son diocèse en pourrait recevoir beaucoup d'avantages, il voulut aussi y contribuer, en destinant le collège des Bons-Enfants, qui était à sa disposition, pour le logement de ces prêtres. Après avoir conféré ensemble de ce qu'il leur semblait être le plus expédient pour faire réussir un si grand bien, ils se résolurent d'en parler tous trois à Monsieur Vincent, pour couper chemin à toutes les excuses que son humilité pourrait alléguer, et l'obliger plus efficacement de se conformer à leurs sentiments; ce qui réussit selon leur intention, le singulier respect que M. Vincent portait à ces trois personnes lui ayant fait donner les mains à tout ce qu'ils désiraient de lui. Il consentit à la proposition qu'ils lui firent, premièrement de recevoir la principauté de ce collège avec la direction des prêtres qui s'y retireraient avec lui et des missions auxquelles ils s'appliqueraient; secondement, d'accepter la fondation au nom desdits prêtres; et en troisième lieu, de choisir lui-même ceux qu'il trouverait propres et disposés pour ce pieux dessein. La chose étant ainsi résolue, elle fut ensuite exécutée, et peu de jours après, c'est-à-dire le premier jour de mars 1624, l'archevêque lui fit expédier les provisions de la principauté du collège des Bons-Enfants. Et le 17 avril de l'année suivante, M. le Général des galères et Madame sa femme passèrent le contrat de fondation, qui fut par leur ordre et suivant leur intention, conçu en des termes dignes de leur piété. Ils déclarèrent, en premier lieu, «que Dieu leur ayant donné depuis quelques années le désir de le faire honorer tant en leurs terres qu'autres lieux, ils avaient considéré qu'ayant plu à sa divine Majesté pourvoir par sa miséricorde infinie aux nécessites spirituelles des habitants des villes, par quantité de bons docteurs et de vertueux religieux qui les prêchent et catéchisent, et qui les conservent en l'esprit de dévotion, il ne reste que le pauvre peuple de la campagne, qui seul demeure comme abandonné; à quoi il leur avait semblé qu'on pourrait remédier par la pieuse association de quelques ecclésiastiques, de doctrine, piété et
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capacité connues, qui voulussent renoncer tant aux conditions desdites villes, qu'à tous bénéfices, charges et dignités de l'Église, pour, sous le bon plaisir des prélats, s'appliquer entièrement et purement au salut dudit pauvre peuple, allant de village en village aux dépens de leur bourse commune, prêcher, instruire, exhorter et catéchiser ces pauvres gens, et les porter à faire une confession générale de toute leur vie passée, sans en prendre aucune rétribution, en quelque sorte et manière que ce soit, afin de distribuer gratuitement les dons qu'ils auront gratuitement reçus de la main de Dieu. Et pour y parvenir, lesdits Seigneur et Dame, en reconnaissance des biens et grâces qu'ils ont reçus et reçoivent journellement de sa dite Majesté divine; pour contribuer à l'ardent désir qu'elle a du salut des pauvres âmes; pour honorer le mystère de l'Incarnation, de la Vie et de la Mort de Jésus-Christ Notre-Seigneur, pour l'amour de sa très sainte Mère, et encore pour essayer d'obtenir la grâce de si bien vivre le reste de leurs jours qu'ils puissent avec leur famille parvenir à la gloire éternelle; et qu'à cet effet lesdits Seigneur et Dame ont donné et aumôné la somme de quarante mille livres, qu'ils ont délivrées comptant ès mains de M. Vincent de Paul, prêtre du diocèse d'Acqs, aux clauses et charges suivantes. C'est à savoir, que lesdits Seigneur et Dame ont remis et remettent au pouvoir dudit sieur de Paul, d'élire et choisir dans un an tel nombre de personnes ecclésiastiques que le revenu de la présente fondation pourra porter, dont la doctrine, piété, bonnes mœurs et intégrité de vie lui soient connues, pour travailler audit œuvre sous sa direction, sa vie durant; ce que lesdits Seigneur et Dame entendent et veulent expressément, tant pour la confiance qu'ils ont en sa conduite que pour l'expérience qu'il s'est acquise au fait desdites missions, èsquelles Dieu lui a donné grande bénédiction. Nonobstant laquelle direction toutefois, lesdits Seigneur et Dame entendent qu'icelui sieur de Paul fasse sa résidence continuelle et actuelle en leur maison, pour continuer à eux et à leur famille l'assistance spirituelle qu'il leur a rendue depuis longues années. «Que lesdits ecclésiastiques et autres qui désireront à présent et à l'avenir s'adonner à ce saint œuvre s'appliqueront entièrement au soin dudit pauvre peuple de la campagne, et, à cet effet, s'obligeront de ne prêcher ni administrer aucun sacrement ès villes èsquelles il y aura archevêché, évêché ou présidial, sinon
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en cas de notable nécessité. Que lesdits ecclésiastiques vivront en commun sous l'obéissance dudit sieur de Paul, et de leurs supérieurs à l'avenir après son décès, sous le nom de Compagnie ou Congrégation des Prêtres de la Mission. Que ceux qui seront ci-après admis audit œuvre seront obligés d'avoir intention d'y servir Dieu en la manière susdite, et d'observer le règlement qui sera sur ce entr'eux dressé. Qu'ils seront tenus d'aller de cinq ans en cinq ans par toutes les terres desdits Seigneur et Dame pour y prêcher, confesser, catéchiser et faire toutes les bonnes œuvres susdites; et d'assister spirituellement les pauvres forçats, afin qu'ils profitent de leurs peines corporelles, et qu'en ceci ledit Seigneur Général satisfasse à ce en quoi il se sent aucunement obligé: charité qu'il entend être continuée à perpétuité, à l'avenir, auxdits forçats par lesdits ecclésiastiques, pour bonnes et justes considérations. Et enfin, que lesdits Seigneur et Dame demeureront conjointement fondateurs dudit œuvre, et comme tels eux et leurs hoirs et successeurs descendants de leur famille jouiront à perpétuité des droits et prérogatives concédés et accordés aux patrons par les saints canons, excepté au droit de nommer aux charges, auquel ils ont renoncé.» Il y a quelques autres clauses dans le contrat, qui ne regardent que le bon ordre qui doit être observé par les prêtres, tant pour les intervalles des missions que pour leur propre perfection, qui eussent été trop longues à rapporter; ce qui en a été extrait ci-dessus suffira pour faire connaître non seulement quelle a été la première fondation des Prêtres de la Congrégation de la Mission, mais aussi combien pure et agréable à Dieu a été l'intention de leurs premiers fondateurs, lesquels y ont uniquement recherché sa plus grande gloire et le salut des âmes qui semblaient les plus délaissées, telles que sont celles des pauvres gens de la campagne. Et ce qui est particulièrement digne de remarque et fait voir leur grand désintéressement en cette affaire, est qu'ils n'ont point voulu imposer aucune obligation ni de messes ni de prières pour eux, ni d'autres charges ou bonnes œuvres qui leur fussent applicables en particulier, soit pendant leur vie ou après leur mort; afin que les prêtres de cette Congrégation, étant dégagés de ces sortes d'obligations, pussent avec plus de liberté s'appliquer aux fonctions de leur ministère et travailler avec plus d'assiduité aux missions: ces charitables fondateurs s'étant ainsi volontairement privés de tous les soula-
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gements spirituels qu'ils eussent pu prétendre, afin que les pauvres en fussent mieux servis et secourus, et que par ce moyen Dieu en fût plus glorifié. Peu de temps après que ce contrat eut été passé, M. le Général des galères s'en alla en Provence, et Madame demeura à Paris. Tous deux restaient grandement consolés du sacrifice qu'ils venaient d'offrir à Dieu, et fort satisfaits d'avoir assuré leur fondation, l'ayant ainsi mise entre les mains de M. Vincent, en qui ils avaient une entière confiance, et tenant pour certain qu'il se comporterait comme ce vigilant serviteur de l'Évangile, qui fit profiter les talents qu'il avait reçus de son maître; en quoi ils n'ont pas été trompés; cette première fondation ayant si bien profité entre les mains et sous la sage et fidèle conduite de M. Vincent, qu'elle en a produit un grand nombre d'autres par la bénédiction qu'il a plu à Dieu lui donner, comme il se verra en la suite de ce livre.
CHAPITRE XVIII Madame la Générale des Galères passe de cette vie à une meilleure, et M. Vincent se retire au collège des Bons-Enfants La fondation des Prêtres de la Mission était l'ouvrage que cette vertueuse dame avait le plus affectionné, reconnaissant les fruits qu'il pouvait produire dans l'Eglise, pour le salut et la sanctification d'un très grand nombre d'âmes; aussi, après que Dieu lui eut fait la grâce d'y mettre la dernière main, le voyant parfait et accompli, il lui semblait qu'elle ne pouvait plus rien désirer en cette vie; et comme une autre sainte Monique, elle pouvait bien dire en son cœur qu'elle n'avait plus rien à faire sur la terre; Dieu ayant donné le comble à ses plus ardents souhaits, et partant, qu'il ne lui restait plus sinon d'aspirer au ciel, pour y recevoir la couronne préparée aux services qu'elle avait tâché de rendre à sa divine Majesté. Et en effet, deux mois n'étaient pas encore écoulés depuis que ce contrat de fondation eut été passé, qu'elle se sentit atteinte d'une maladie, laquelle, en peu de jours, ayant réduit à l'extrémité son corps déjà fort atténué par ses maladies précédentes et par toutes les peines et fatigues que son zèle et sa charité lui avaient fait entreprendre, en sépara enfin son âme, pour la transmettre dans un repos
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éternel. Ce fut la veille de la fête de saint Jean-Baptiste de l'année 1625 qu'arriva cette mort, laquelle n'a pu être que très précieuse devant Dieu, ayant été précédée d'une vie très sainte dont l'histoire eût été capable de fournir de quoi remplir un juste volume, à la très grande édification de toute la postérité. Mais comme il n'y avait que M. Vincent qui en pût donner les meilleurs mémoires, ayant eu plus de connaissance qu'aucun autre des excellentes qualités et des rares vertus de la défunte, et d'ailleurs son humilité lui faisant toujours cacher sous le voile du silence tous les biens où il avait quelque part, cela a été la cause pour laquelle il a toujours évité de déclarer ce qu'il en savait, pour ne pas donner connaissance de ce qui était de lui-même: cette sainte et vertueuse Dame n'ayant presque rien fait de considérable pour le service et la gloire de Dieu où M. Vincent n'eût grandement coopéré, et par conséquent n'eût mérité d'avoir beaucoup de part à la louange qu'on lui en eût rendue, ce qu'il craignait le plus et fuyait autant qu'il lui était possible. Après qu'on eut rendu les derniers devoirs à Madame la Générale, et que, suivant ce qu'elle avait ordonné, son corps eut été porté au monastère des Carmélites de la rue Chapon, M. Vincent partit aussitôt pour aller en Provence porter cette triste nouvelle à monsieur son mari, et comme il savait bien qu'elle lui causerait une grande douleur et qu'une telle séparation ne lui pourrait être que très sensible, du premier abord, ayant par prudence dissimulé le sujet de sa venue, il ne lui parla que des grandes obligations qu'il avait à Dieu pour les grâces très particulières qu'il en avait reçues tant en sa personne qu'en toute sa famille, et de la reconnaissance qu'il lui en devait rendre, dont un des principaux actes était de se tenir continuellement dans une parfaite dépendance et entière conformité à sa très sainte volonté en toutes choses, sans aucune réserve; et ainsi l'ayant peu à peu disposé, il lui déclara enfin ce qui était arrivé; et après avoir donné lieu aux premiers mouvements de la nature, il employa tout ce que son grand jugement et l'onction du Saint-Esprit dont il était abondamment rempli lui purent suggérer, pour adoucir la douleur causée par une si fâcheuse nouvelle, et pour lui aider à porter cette affliction qui lui était très sensible et amère, avec paix et tranquillité d'esprit; car on peut dire avec vérité qu'entre les grâces particulières que M. Vincent avait reçues de Dieu, une des principales était celle de consoler les affligés
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et adoucir leurs plus grandes peines et angoisses intérieures; Notre-Seigneur Jésus-Christ lui ayant donné pour cet effet une spéciale communication de son esprit, par la vertu et l'onction duquel il pouvait dire a son imitation que l'Esprit du Seigneur était sur lui, pour évangéliser les pauvres, et pour consoler les affligés et guérir les blessures de leurs cœurs. Ce que cette vertueuse Dame défunte avait souvent éprouvé parmi les angoisses et peines intérieures dans lesquelles il plaisait à Dieu l'exercer; car, dans cet état de souffrance, elle ne pouvait trouver de consolation plus solide que celle qu'elle recevait de M. Vincent, en qui elle avait reconnu une si parfaite charité pour lui procurer le vrai bien de son âme et pour attirer toutes sortes de grâces sur sa famille, qu'elle avait toujours souhaité qu'il n'en sortît point, estimant qu'il y serait comme l'Arche en la maison d'Obededom, qui y attirerait abondamment les bénédictions divines; ce fut pourquoi en lui faisant un legs par son testament, pour un témoignage de sa reconnaissance, elle y ajouta «qu'elle le suppliait, pour l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa sainte Mère, de ne vouloir jamais quitter la maison de M. le Général des galères, ni après sa mort ses enfants»; et, non contente de cela, elle supplie par son même testament M. le Général de vouloir retenir chez lui M. Vincent et de l'ordonner à ses enfants après lui, les priant de se souvenir de ses saintes instructions et de les suivre, connaissant bien, s'ils le font l'utilité qu'en recevra leur âme, et la bénédiction qui en arrivera à eux et à toute la famille». M. Vincent toutefois n'était pas en son élément dans cette grande maison, laquelle, quoique très bien réglée et ordonnée, l'exposait trop au grand air du monde. Ce fut pourquoi regardant plus ce que Dieu demandait de lui que ce que cette vertueuse Dame en avait désiré, et préférant l'amour souverain qu'il devait au Créateur à toutes les considérations humaines qui semblaient l'obliger à rendre cette satisfaction et reconnaissance à la créature, il pria instamment M. le Général d'agréer qu'il se retirât au collège des Bons-Enfants; ce qu'il obtint enfin de lui. Et, avec sa permission, étant sorti de sa maison, il alla s'établir en cette nouvelle demeure. Ce fut en l'an 1625 que ce fidèle serviteur de Dieu, après avoir vogué plusieurs années sur la mer orageuse du monde, aborda enfin par une conduite toute particulière de la divine Providence en cette retraite, comme en un port assuré, pour y
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commencer une vie tout apostolique, et en renonçant absolument aux honneurs, aux dignités et aux autres biens du monde, y faire une profession particulière de travailler à sa propre perfection et au salut des peuples, dans la pratique des vertus que Jésus-Christ a enseignées et dont il nous a laissé l'exemple. Ce fut en ce lieu qu'il jeta les premiers fondements de la Congrégation de la Mission, toute dédiée, comme celle des premiers disciples de Jésus-Christ, à suivre ce grand et premier missionnaire venu du ciel, et à travailler au même ouvrage auquel il s'est employé pendant le temps de sa vie mortelle. Or, pour mieux pénétrer dans les desseins de Dieu touchant cette nouvelle institution de la Congrégation de la Mission, il est nécessaire de bien connaître quel a été celui duquel sa Providence, infiniment sage en toutes ses conduites, a voulu se servir pour en être le premier instituteur, et comment il lui a donné toutes les qualités de corps et d'esprit convenables pour bien réussir dans une entreprise si importante à sa gloire et au bien de son Église. Il est vrai qu'il ne sera pas aisé de représenter ce que ce grand serviteur de Dieu s'est toujours efforcé de cacher, autant qu'il lui a été possible, sous le voile d'une profonde humilité; c'est pourquoi nous n'en pouvons dire que ce que la charité ou l'obéissance l'ont obligé de produire au dehors, dont néanmoins la principale partie, qui est tout intérieure et spirituelle, nous est inconnue; et partant nous en représenterons au chapitre suivant seulement un crayon, lequel, quoique fort grossier et imparfait, ne laissera pas de donner quelque lumière au lecteur, pour mieux concevoir tout ce que nous avons à lui rapporter dans la suite de cet ouvrage.
CHAPITRE XIX Les dispositions de corps et d'esprit de M. Vincent et les qualités de sa conduite Pour ce qui est du corps, M Vincent était d'une taille moyenne et bien proportionnée: Il avait la tête un peu charnue et assez grosse, mais bien faite par une juste proportion au reste du corps; le front large et majestueux, le visage ni trop plein ni trop maigre; son regard était doux, sa vue pénétrante, son ouïe subtile, son port grave et sa gravité bénigne, sa
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contenance simple et naïve, son abord fort affable, et son naturel grandement bon et amiable. Il était d'un tempérament bilieux et sanguin, et d'une complexion assez forte et robuste; ce qui n'empêchait pas pourtant qu'il ne fût plus sensible qu'il ne semblait aux impressions de l'air, et ensuite fort sujet aux atteintes de la fièvre. Il avait l'esprit grand, posé, circonspect, capable de grandes choses et difficile à surprendre. Il n'entrait pas légèrement dans la connaissance des affaires; mais, lorsqu'il s'y appliquait sérieusement, il les pénétrait jusqu'à la moelle, il en découvrait toutes les circonstances petites et grandes, il en prévoyait les inconvénients et les suites: et néanmoins de peur de se tromper il n'en portait point jugement d'abord, s'il n'était pressé de le faire; et il ne déterminait rien qu'il n'eût balancé les raisons pour et contre, étant bien aise d'en concerter encore avec d'autres; lorsqu'il lui fallait dire son avis ou prendre quelque résolution, il développait la question avec tant d'ordre et de clarté, qu'il étonnait les plus experts, surtout dans les matières spirituelles et ecclésiastiques. Il ne s'empressait jamais dans les affaires, et ne se troublait point pour leur multitude ni pour les difficultés qui s'y rencontraient; mais, avec une présence et une force d'esprit infatigable, il les entreprenait et s'y appliquait avec ordre et lumière, et en portait le poids et la peine avec patience et tranquillité. Quand il était question de traiter d'affaires, il écoutait volontiers les autres, sans interrompre jamais aucun pendant qu'il parlait; et néanmoins il supportait sans peine qu'on l'interrompît, s'arrêtant tout court, et puis reprenait le fil de son discours; lorsqu'il donnait son avis sur quelque chose, il ne s'étendait pas beaucoup en discours, mais déclarait ses pensées en bons termes, ayant une certaine éloquence naturelle, non seulement pour s'expliquer nettement et solidement, mais aussi pour toucher et persuader avec des paroles fort affectives ceux qui l'écoutaient, quand il s'agissait de les porter au bien; Il faisait en tous ses discours un juste mélange de la prudence et de la simplicité: il disait sincèrement les choses comme il les pensait, et néanmoins il savait fort bien se taire sur celles où il voyait quelque inconvénient de parler; il se tenait toujours présent à lui-même, et attentif à ne rien dire ni écrire de mal digéré ou qui témoignât aucune aigreur, mésestime ou défaut de respect et de charité envers qui que ce fût.
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Son esprit était fort éloigné des changements, nouveautés et singularités; il tenait pour maxime, quand les choses étaient bien, de ne les pas changer facilement sous prétexte de les mettre mieux. Il se défiait de toutes sortes de propositions nouvelles et extraordinaires, spéculatives ou de pratique, et se tenait ferme aux usages et sentiments communs, surtout en fait de religion. Il disait à ce sujet que l'esprit humain est prompt et remuant, que les esprits les plus vifs et éclairés ne sont pas toujours les meilleurs s'ils ne sont les plus retenus, et que ceux-là marchent sûrement qui ne s'écartent pas du chemin par où le gros des sages a passé. Il ne s'arrêtait pas à l'apparence des choses, mais il en considérait la nature et la fin; et par son bon sens, qui excellait en lui, il savait fort bien distinguer le vrai d'avec le faux et le bon d'avec le mauvais, quoiqu'ils lui parussent sous un même visage. Il avait le cœur fort tendre, noble, généreux, libéral, et facile à concevoir de l'affection pour ce qu'il voyait être vraiment bon et selon Dieu; et néanmoins il avait un empire absolu sur tous ses mouvements, et tenait ses passions si sujettes à la raison qu'à peine pouvait-on s'apercevoir qu'il en eût. Enfin, quoique l'on ne puisse pas dire qu'il n'eût point de défauts, l'Écriture-Sainte y contredisant, et les apôtres mêmes ni les autres saints n'en ayant pas été exempts, il est pourtant véritable qu'il ne s'est guère vu d'hommes en ce dernier siècle, exposés comme lui a toutes sortes d'occasions, d'affaires et de personnes, en qui on ait trouvé moins à redire. Dieu lui avait fait la grâce de se posséder toujours à un tel point que rien ne le surprenait, et il avait si bien en vue Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'il moulait tout ce qu'il avait à dire ou à faire sur ce divin original. C'est par ce principe qu'il s'est comporté avec tant de circonspection et de retenue envers les plus grands et avec tant d'affabilité et de bonté envers les plus petits, que sa vie et sa conduite ont toujours été non seulement sans reproche, mais aussi dans une approbation universelle et publique. Néanmoins, comme il s'en trouve toujours quelques-uns qui s'écartent du sentiment commun, il aurait pu sembler à quelques esprits prompts et actifs que ce sage personnage tardait trop à se déterminer dans les affaires et à les exécuter, et à d'autres, qu'il disait trop de mal de lui-même et trop de bien d'autrui. Il est vrai qu'il a paru un peu singulier en ces deux points,
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mais cette singularité était d'autant plus louable, que la plupart du monde, bien loin de se porter à cet excès, s'il y en a, tombe ordinairement dans les défauts contraires; de sorte qu'on pourrait avec raison dire de Vincent de Paul ce que saint Jérôme a écrit de sainte Paule, que ses défauts auraient été des vertus en d'autres. Quant au premier, M. Vincent était lent et tardif dans les affaires et par nature et par maxime de vertu: par nature, à cause que son grand entendement lui fournissait diverses lumières sur un même sujet, qui le tenaient quelque temps en suspens et comme irrésolu; par maxime de vertu, d'autant qu'il ne voulait pas (pour user de son mot ordinaire en cette matière) enjamber sur la conduite de la Providence divine dont il craignait de prévenir tant soit peu les ordres; Il eût même souhaité, par un singulier respect envers Dieu et par un très bas sentiment qu'il avait de soi, que sa divine Majesté eût fait tout plutôt sans lui que par lui: reconnaissant d'un côté que ce que Dieu fait par lui-même est toujours le plus assuré et le plus parfait; et d'un autre, que les hommes pour l'ordinaire empêchent plutôt le bien qu'ils ne le font, ou au moins qu'ils y apportent beaucoup de déchet et y mêlent toujours quelque défaut ou imperfection; Il disait, à ce propos, qu'il ne voyait rien de plus commun que les mauvais succès des affaires précipitées; et l'expérience a fait voir que tant s'en faut que la lenteur de M. Vincent ait gâté ou empêché aucune bonne affaire, qu'on peut dire, au contraire, qu'il est un de ceux qui en a le plus fait, et de plus diverses, et de plus importantes, et qui s'y est appliqué plus continuellement, et qui en est venu plus heureusement à bout, comme il se verra en la suite de ce livre. En quoi il semble que Dieu a voulu faire connaître que le succès des bons desseins ne dépend pas de l'empressement ni de l'ardeur avec laquelle les hommes s'y portent. La terre, toute pesante qu'elle est, est celle qui porte les arbres et les fruits; et l'activité du feu, s'il n'est modéré et proportionné, n'est propre qu'à tout détruire. Pour ce qui est du second point, on peut dire avec vérité que le monde est tellement accoutumé à se louer soi-même et à rabattre l'estime d'autrui, que si M. Vincent eût suivi en cela le train ordinaire des autres, on n'en aurait lien dit; mais parce qu'il a fait le contraire, on aura pu y trouver à redire, et on n'aura pas goûté la pratique qui lui était ordinaire d'exalter les per-
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sonnes vertueuses et de se rabaisser lui-même au rang des pécheurs; quoique, à vrai dire, en cela il ne faisait que suivre l'exemple, non seulement des plus grands saints, mais même du Saint des Saints, lequel, parlant de soi par la bouche d'un prophète, disait qu'il était non un homme, mais un vermisseau. Et quoiqu'il fût le juste et l'innocent, ou plutôt la justice et l'innocence même il a bien voulu passer pour pécheur devant les hommes et se présenter devant son Père céleste comme charge de toutes les iniquités des pécheurs. Monsieur Vincent avait tellement pris à cœur cette pratique d'humilité et d'avilissement de lui-même, qu'à l'ouïr parler il semblait qu'il ne voyait en lui que vice et péché. Il souhaitait qu'on l'aidât à remercier Dieu, non tant des grâces singulières que sa libéralité lui communiquait, que de la patience que sa divine miséricorde exerçait envers lui, le supportant, comme il disait ordinairement, en ses abominations et infidélités. Ce n'est pas que dans le secret de son cœur il ne fût plein de reconnaissance des grandes faveurs et des dons excellents qu'il recevait de la main de Dieu; mais il n'en parlait point, craignant de s'attribuer aucun bien, et regardant toutes grâces comme des biens de Dieu, dont il se jugeait très indigne, et lesquels, quoiqu'ils fussent en lui, n'étaient pas pourtant de lui ni à lui, mais uniquement de Dieu et à Dieu; de sorte qu'à l'exemple d'un grand Apôtre, il ne faisait parade que de ses infirmités et cachait soigneusement tout le reste: Au contraire, fermant les yeux à la faiblesse et aux défauts des autres, particulièrement de ceux de la conduite desquels il n'était pas chargé, il manifestait volontiers le bien qu'il reconnaissait en eux, non pour le leur attribuer, mais pour en glorifier Dieu qui était le souverain auteur de tout bien. Il disait qu'il y avait des personnes qui pensent toujours bien de leur prochain, autant que la vraie charité le leur peut permettre, et qui ne peuvent voir la vertu sans la louer, ni les personnes vertueuses sans les aimer. C'est ainsi qu'il le pratiquait lui-même, toujours néanmoins avec grande prudence et discrétion. Car, pour les siens, il ne les louait que très rarement en leur présence, et seulement quand il le jugeait expédient pour la gloire de Dieu et leur plus grand bien; mais, pour les autres personnes vertueuses, il se conjouissait volontiers avec elles des dons et des grâces qu'elles recevaient de Dieu et du bon usage qu'elles en faisaient, et il en parlait quand il jugeait convenable, pour les encourager à la persévérance dans le bien.
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Enfin, pour exprimer en peu de paroles ce que nous dirons plus amplement dans le troisième livre touchant les vertus de M. Vincent, il s'était proposé Jésus-Christ, notre divin Sauveur, comme l'unique exemplaire de sa vie, et il avait si bien imprimé son image dans son esprit et possédait si parfaitement ses maximes, qu'il semblait ne parler, ni penser, ni opérer qu'à son imitation et par sa conduite. La vie de ce divin Sauveur et la doctrine de son Évangile étaient la seule règle de la vie et des actions. C'était toute la morale et toute la politique, selon laquelle il se réglait soi-même et toutes les affaires qui passaient par ses mains. C'était en un mot l'unique fondement sur lequel il élevait son édifice spirituel. De sorte que l'on peut dire avec vérité qu'il nous a laissé sans y penser, un tableau raccourci des perfections de son âme, et marqué sa devise particulière dans ces belles paroles qu'il dit un jour de l'abondance de son cœur: Rien ne plaît qu'en Jésus-Christ. De cette source procédait la fermeté et constance inébranlables qu'il avait dans le bien, laquelle ne fléchissait jamais par aucune considération, ni de respect humain, ni de propre intérêt, et qui le tenaient toujours disposé à soutenir toutes les contradictions, souffrir toutes les persécutions, et, comme dit le sage, agoniser jusqu'à la mort pour la défense de la justice et de la vérité. C'est ce qu'il déclara encore sur la fin de sa vie, en ces termes bien remarquables: Qui dit doctrine de Jésus-Christ dit un rocher inébranlable, il dit des vérités éternelles qui sont suivies infailliblement de leurs effets; de sorte que le Ciel renverserait plutôt que la doctrine de Jésus-Christ vint à manquer. Et pour faire mieux concevoir et insinuer plus fortement cette maxime dans les esprits, voici un raisonnement familier qu'il a quelquefois employé: «Les bonnes gens des champs, disait-il, savent que la lune change, qu'il se fait des éclipses du soleil et des autres astres; ils en parlent souvent et sont capables de voir ces accidents quand ils arrivent; mais un astrologue, outre qu'il les voit avec eux, les prévoit encore de loin; il sait les principes de l'art ou de la science; il dira: Nous aurons une éclipse à tel jour, à telle heure et à telle minute. Or, si les astrologues ont cette connaissance infaillible, non seulement en Europe, mais même en la Chine et ailleurs. Et si dans cette obscurité de l'avenir, ils portent leur vue si avant que de savoir certainement les étranges effets qui doivent arriver par le mouvement des cieux d'ici à cent ans, à
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mille ans quatre mille ans et plus, suivant les règles qu'ils en ont; si dis-je, les hommes ont cette connaissance, à combien plus forte raison devons-nous croire que la sagesse divine, qui pénètre jusqu'aux moindres circonstances des choses les plus cachées, a vu la vérité de ces maximes et de cette doctrine évangélique, quoiqu'elle soit inconnue aux gens du monde, qui n'en voient les effets qu'après qu'ils sont arrivés, et seulement pour l'ordinaire à l'heure de la mort? Ha! que ne sommes-nous convaincus que, cette même doctrine et ces mêmes maximes nous étant proposées par l'infinie charité de Jésus-Christ, elles ne peuvent nous tromper? Cependant notre mal est qu'on ne s'y fie pas; et qu'on se tourne facilement du coté de la prudence humaine. Ne voyez-vous pas que nous sommes coupables de nous fier plutôt au raisonnement humain qu'aux promesses de la sagesse éternelle? aux apparences trompeuses de la terre qu'à l'amour paternel du Sauveur descendu du Ciel pour nous désabuser?» M. Vincent n'avait pas seulement rempli son cœur et son esprit de ces maximes et vérités évangéliques, mais il s'étudiait en toutes occasions de les répandre dans les esprits et dans les cœurs des autres, et particulièrement de ceux de sa Compagnie. Voici comme il leur parlait, un jour, sur ce sujet. «Il faut, leur dit-il, que la Compagnie se donne à Dieu pour se nourrir de cette ambroisie du ciel, pour vivre de la manière que Notre-Seigneur a vécu, et pour tourner toutes nos conduites vers lui et les mouler sur les siennes. «Il a mis pour première maxime de chercher toujours la gloire de Dieu et sa justice, toujours et devant toute autre chose. O que cela est beau de chercher premièrement le règne de Dieu en nous et de le procurer en autrui! Une compagnie qui serait dans cette maxime d'avancer de plus en plus la gloire de Dieu, combien avancerait-elle aussi son propre bonheur ! Quel sujet n'aurait-elle pas d'espérer que tout lui tournerait en bien! S'il plaisait à Dieu nous faire cette grâce, notre bonheur serait incomparable. Si dans le monde quand on entreprend un voyage, on prend garde si l'on est dans le droit chemin, combien plus ceux qui font profession de suivre Jésus-Christ dans la pratique des maximes évangéliques, (particulièrement de celle-ci, par laquelle il nous ordonne de chercher en toutes choses la gloire de Dieu) doivent-ils prendre garde à ce qu'ils font et se demander:
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Pourquoi fais-tu ceci ou cela ? Est-ce pour te satisfaire? est-ce parce que tu as aversion à d'autres choses ? est-ce pour complaire à quelque chétive créature? mais plutôt n'est-ce pas pour accomplir le bon plaisir de Dieu et chercher sa justice? Quelle vie ! quelle vie serait celle-là ! serait-ce une vie humaine? non; elle serait tout angélique, puisque c'est purement pour l'amour de Dieu que je ferais tout ce que je ferais et que je laisserais à faire tout ce que je ne ferais pas. «Quand on ajoute à cela la pratique de faire en toutes choses la volonté de Dieu, qui doit être comme l'âme de la Compagnie et une des pratiques qu'elle doit avoir bien avant dans le cœur, c'est pour nous donner à un chacun en particulier un moyen de perfection facile, excellent et infaillible; et qui fait que nos actions ne sont pas actions humaines, ni même seulement angéliques, mais en quelque façon divines, puisqu'elles se font en Dieu et par le mouvement de son esprit et de sa grâce. Quelle vie! quelle vie serait celle des Missionnaires, quelle Compagnie si elle s'établissait bien là-dedans ! «Suit la simplicité, qui fait que Dieu prend ses délices dans une âme où elle réside. Voyons, parmi nous, ceux en qui le caractère de cette vertu paraît davantage: n'est-il pas vrai qu'ils sont les plus aimables, que leur candeur nous gagne le cœur et que nous avons consolation de converser avec eux? mais qui n'en aurait, puisque Notre-Seigneur même se plaît avec les simples? «De même, la prudence bien entendue nous rend très agréables à Dieu, puisqu'elle nous porte aux choses qui regardent sa gloire et nous fait éviter celles qui nous en détournent, et qu'elle ne nous fait pas seulement aller contre la duplicité des actions et des paroles, mais qu'elle nous fait faire tout avec sagesse, circonspection et droiture, pour parvenir à nos fins par les moyens que l'Évangile nous enseigne; non pour un temps, mais pour toujours. O quelle vie et quelle Compagnie serait celle-ci, si elle marchait de la sorte ! «Si à cela vous ajoutez la douceur et l'humilité, que nous manquera-t-il? ce sont deux sœurs germaines qui s'accordent bien ensemble, de même que la simplicité et la prudence, qui ne se peuvent séparer. C'est une leçon de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui nous enseigne que nous apprenions de lui qu'il est doux et humble de cœur. «Apprenez de moi,» dit-il. O Sauveur ! quelle parole ! ô quel honneur d'être vos écoliers et d'appren-
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dre cette leçon si courte et si énergique, mais si excellente, qu'elle nous rend tels que vous êtes! O mon Sauveur! n'aurez-vous pas la même autorité sur nous qu'ont eue autrefois des philosophes sur leurs sectateurs, lesquels s'attachaient si fortement et si étroitement à leurs sentences que c'était assez de dire: Le maître l'a dit, pour le croire et ne s'en départir jamais? Que répondrons-nous à Notre-Seigneur qui nous a fait tant de saintes leçons, quand il nous reprochera que nous les avons si mal apprises? mais quel bonheur sera le nôtre si nous embrassons ces vertus qui ont une si noble origine comme le cœur de Jésus-Christ? le voulez-vous savoir? elles nous conduiront à cette fournaise d'amour où elles retournent comme à leur centre. O mon Dieu ! que n'en sommes-nous tous épris ! «Celui donc qui cherchera le royaume de Dieu, qui embrassera la sainte pratique de faire sa très sainte volonté, qui s'exercera en la simplicité et prudence chrétienne et enfin en la douceur et humilité de Notre-Seigneur, quel sera, je vous prie, ce Missionnaire? quels serons-nous tous, si nous y sommes tous fidèles ? quelle Compagnie sera pour lors celle de la Mission ? Dieu vous le peut faire comprendre; pour moi je ne le saurais exprimer. Demain à l'oraison appliquez-vous à penser ce que c'est qu'une telle Compagnie et qu'un tel homme, qui a cette fidélité.» Monsieur Vincent ajoutait encore à cela deux maximes très importantes, qu'il possédait parfaitement dans son cœur, et qu'il s'efforçait particulièrement d'imprimer dans le cœur des siens. La première était de ne se pas contenter d'avoir un amour affectif envers Dieu, et de concevoir de grands sentiments de sa bonté et de grands désirs de sa gloire, mais de rendre cet amour effectif, et, comme a dit saint Grégoire, d'en donner des preuves par les œuvres: Au sujet de quoi, parlant un jour à ceux de sa communauté, il leur dit: «Aimons Dieu, mes frères, aimons Dieu, mais que ce soit aux dépens de nos bras; que ce soit à la sueur de nos visages. Car bien souvent, tant d'actes d'amour de Dieu, de complaisance, de bienveillance, et autres semblables affections et pratiques intérieures d'un cœur tendre, quoique très bonnes et très désirables, sont néanmoins très suspectes, quand on n'en vient point à la pratique de l'amour effectif. En cela, dit Notre-Seigneur, mon Père est glorifié, que vous rapportiez beaucoup de fruit.» Et c'est à quoi
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nous devons bien prendre garde; car il y en a plusieurs qui, pour avoir l'extérieur bien composé et l'intérieur rempli de grands sentiments de Dieu, s'arrêtent à cela; et quand ce vient au fait et qu'ils se trouvent dans les occasions d'agir, ils demeurent court. Ils se flattent de leur imagination échauffée; ils se contentent des doux entretiens qu'ils ont avec Dieu dans l'oraison; ils en parlent même comme des anges: mais, au sortir de là, est-il question de travailler pour Dieu, de souffrir, de se mortifier, d'instruire les pauvres, d'aller chercher la brebis égarée, d'aimer qu'il leur manque quelque chose, d'agréer les maladies ou quelque autre disgrâce, hélas ! il n'y a plus personne, le courage leur manque. Non, non, ne nous trompons pas: totum opus nostrum in operatione consistit. Il répétait souvent ces paroles, et disait les avoir apprises d'un grand serviteur de Dieu, lequel se trouvait au lit de la mort, comme il lui demanda quelque mot d'édification, celui-ci lui répondit qu'il voyait clairement, à cette heure-là, que souvent ce que quelques personnes prenaient pour contemplation, ravissements, extases, et ce qu'ils appelaient mouvements anagogiques, unions déifiques, n'étaient que fumée, et que cela procédait ou d'une curiosité trompeuse, ou des ressorts naturels d'un esprit qui avait quelque inclination et facilité au bien: Au lieu que l'action bonne et parfaite est le véritable caractère de l'amour de Dieu. «Et cela est tellement vrai, dit M. Vincent, que le S. Apôtre nous déclare qu'il n'y a que nos œuvres qui nous accompagnent en l'autre vie. Faisons donc, ajoutait-il, réflexion à cela; d'autant plus qu'en ce siècle il y en a plusieurs qui semblent vertueux, et qui en effet le sont; qui, néanmoins, inclinent à une voie douce et molle plutôt qu'à une dévotion laborieuse et solide. L'Église est comparée à une grande moisson qui requiert des ouvriers, mais des ouvriers qui travaillent; il n'y a rien de plus conforme à l'Evangile que d'amasser d'un côté des lumières et des forces pour son âme dans l'oraison, dans la lecture et dans la solitude, et d'aller ensuite faire part aux hommes de cette nourriture spirituelle. C'est faire comme Notre-Seigneur a fait, et après lui ses apôtres. C'est joindre l'office de Marthe à celui de Marie. C'est imiter la colombe qui digère à moitié la pâture qu'elle a prise, et puis met le reste par son bec dans celui de ses petits, pour les nourrir. Voila comme nous devons faire, voila comme nous devons témoigner à Dieu par nos œuvres que nous l'aimons: totum opus nostrum in operatione consistit.»
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La seconde maxime de ce fidèle serviteur de Dieu était de regarder toujours Notre-Seigneur Jésus-Christ dans les autres, pour exciter plus efficacement son cœur à leur rendre tous les devoirs de charité. Il regardait ce divin Sauveur comme pontife et chef de l'Église dans Notre S. Père le Pape, comme évêque et prince des pasteurs dans les évêques, docteur dans les docteurs, prêtre dans les prêtres, religieux dans les religieux, souverain et puissant dans les rois, noble dans les gentilshommes, juge et très sage politique dans les magistrats, gouverneurs et autres officiers. Et le royaume de Dieu étant comparé dans l'Évangile à un marchand, il le considérait comme tel dans les hommes de trafic, ouvrier dans les artisans, pauvre dans les pauvres, infirme et agonisant dans les malades et mourants. Considérant ainsi Jésus-Christ en tous ces états, et en chaque état voyant une image de ce souverain Seigneur qui reluisait en la personne de son prochain, il s'excitait par cette vue à honorer, respecter, aimer et servir un chacun en Notre-Seigneur, et Notre-Seigneur en un chacun; conviant les siens et ceux auxquels il en parlait d'entrer dans cette maxime, et de s'en servir pour rendre leur charité plus constante et plus parfaite envers le prochain . Voila un petit crayon en général de l'esprit de M. Vincent, dont il a lui-même tracé de sa propre main la plus grande partie, sans y penser, et même contre son dessein, qui était toujours de se cacher, et de couvrir les dons et les vertus qu'il avait reçus du voile du silence et de l'humilité; mais Dieu a voulu qu'il se soit ainsi innocemment trompé et en quelque façon trahi lui-même, pour faire mieux connaître les grâces et les excellentes qualités qu'il avait abondamment versées dans son âme, afin de le rendre un digne instrument de sa gloire et de se servir de lui dans les grandes choses qu'il voulait opérer par son moyen pour le plus grand bien de son Église, dont il sera amplement parlé dans la suite de cet ouvrage. Et pour recueillir en peu de paroles, de tout ce qui a été dit en ce chapitre, quelle a été la conduite de M. Vincent, nous pouvons dire avec vérité qu'elle a été: 1° Sainte, ayant eu uniquement Dieu pour objet, puisqu'elle allait à Dieu, qu'elle y menait les autres, et lui rapportait toutes choses comme à leur dernière fin; 2° Humble, se défiant de ses propres lumières, prenant conseil
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dans ses doutes, et se confiant à l'esprit de Jésus-Christ comme à son guide et à son docteur; 3° Douce en sa manière d'agir, condescendant aux faiblesses, et s'accommodant aux forces, à l'inclination et à l'état des personnes. 4° Ferme, pour l'accomplissement des volontés de Dieu et pour ce qui concernait l'avancement spirituel des siens et le bon ordre des communautés; sans se rebuter pour les contradictions, ni se lasser ou s'abattre pour les difficultés; 5° Droite, pour ne gauchir jamais, ni se détourner des voies de Dieu par aucun respect humain; 6° Simple, rejetant tout artifice, duplicité, feintise, et toute prudence de la chair; 7° Prudente, dans le choix des moyens propres pour parvenir à la fin unique qu'il se proposait en tout, qui était l'accomplissement de ce qu'il connaissait être le plus agréable à Dieu; prenant garde dans l'emploi de ces moyens, et en tout ce qu'il faisait, de ne choquer ni contrister personne, autant que cela pouvait dépendre de lui, et évitant judicieusement les obstacles ou les surmontant par la patience et par ses prières; 8° Secrète, pour ne divulguer les affaires avant le temps, ni les communiquer à d'autres qu'a ceux auxquels il était expédient d'en parler. Il disait sur ce sujet que le démon se jouait des bonnes œuvres découvertes et divulguées sans nécessité, et qu'elles étaient comme des mines éventées qui demeurent sans effet. 9° Réservée et circonspecte; pour ne s'engager trop à la légère, et pour ne rien précipiter ni trop s'avancer; 10° Enfin désintéressée; ne cherchant ni honneur, ni propre satisfaction, ni aucun bien périssable, mais uniquement, à l'imitation de son divin Maître, la seule gloire de Dieu, le salut et la sanctification des âmes.
CHAPITRE XX Naissance et érection de la Congrégation de la Mission. L'on peut dire avec vérité que cette Congrégation a été en son commencement comme le petit grain de sénevé de l'Evangile, qui étant le moindre entre toutes les semences devient enfin comme un arbre, sur les branches duquel les oiseaux
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se peuvent poser. Il n'y avait rien de si petit que cette Congrégation, non seulement à l'extérieur dans ses premiers commencements, mais aussi quant aux sentiments intérieurs de M. Vincent et des premiers prêtres qui s'associèrent avec lui. Ils se considéraient comme les moindres de tous ceux qui travaillaient dans le ministère de l'Eglise, et se destinaient seulement à servir dans les œuvres les plus basses, les plus abandonnées et les plus méprisées selon le commun sentiment du monde: comme à instruire et catéchiser les pauvres, particulièrement dans les villages et autres lieux plus abandonnés; assister, secourir et aider les pauvres malades; disposer les uns et les autres à faire de bonnes confessions générales; et se rendre comme les serviteurs non seulement des cures et des autres prêtres, mais aussi des villageois, des galériens et des plus misérables personnes, pour servir aux uns et aux autres gratuitement et sans en recevoir aucune chose, se tenant beaucoup honorés de servir Jésus-Christ en leurs personnes, et réputant à un grand avantage que les curés voulussent permettre et souffrir qu'ils exerçassent les œuvres de charité dans leurs paroisses selon leur Institut. Cependant il a plu à Dieu répandre de grandes bénédictions sur ces petits commencements, et en faire naître en fort peu de temps une Compagnie nombreuse qui s'est heureusement étendue en divers lieux, comme il sera dit en la suite de cet ouvrage, et qui a saintement contribué et contribue encore tous les jours, avec une spéciale bénédiction, à l'avancement du royaume de Jésus-Christ. Ce fut, comme il a été déjà dit, en l'année 1625, après la mort de Madame la Générale des galères, que M. Vincent se retira au collège des Bons-Enfants, dont M. l'Archevêque de Paris lui avait fait prendre la principauté, à l'instance de ladite Dame et de Monsieur le Général, pour servir au dessein de leur fondation, M. Portail, dont il a été ci-devant parlé, ayant déjà demeuré douze ou quinze ans avec M. Vincent, ne le voulut pas quitter en une si belle occasion de servir Dieu, mais prenant une nouvelle résolution de ne s'en jamais séparer, se retira avec lui en ce collège à dessein de s'employer en sa Compagnie à l'exercice des missions Et pour travailler avec plus de fruit, ils convièrent un autre bon prêtre de se joindre à eux, auquel ils donnaient cinquante écus par an pour s'entretenir, et ils allaient tous trois de village en village, catéchiser, exhorter? confesser et faire les
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autres fonctions et exercices de la mission, avec simplicité, humilité et charité, à leurs propres dépens, sans demander ni même vouloir recevoir aucune chose de personne. Ils travaillaient premièrement aux lieux où la mission était fondée, et puis ils allaient faire le même en d'autres paroisses, particulièrement en celles du diocèse de Paris. Et comme ils n'avaient pas le moyen d'entretenir des serviteurs qui demeurassent pour garder le collège en leur absence, quand ils en partaient pour aller en mission, ils en laissaient les clefs à quelqu'un des voisins. Qui eût jamais pensé alors que de si petits commencements dussent avoir un tel progrès que l'on voit maintenant, et que deux pauvres prêtres, allant ainsi travailler dans les villages et autres lieux inconnus et abandonnés, eussent posé sans y penser les fondements d'un si grand édifice spirituel, que Dieu a voulu élever dans son Église ? C'était un des étonnements de M. Vincent, lequel parlant un jour sur ce sujet à la communauté de Saint-Lazare: «Nous allions, dit-il, tout bonnement et simplement, envoyés par Nosseigneurs les Evêques, évangéliser les pauvres, ainsi que Notre-Seigneur avait fait: voila ce que nous faisions; Et Dieu faisait de son côté ce qu'il avait prévu de toute éternité. Il donna quelque bénédiction à nos travaux; ce que voyant d'autres bons ecclésiastiques, ils se joignirent à nous et demandèrent d'être avec nous: non pas tous à la fois, mais en divers temps. O Sauveur ! qui eût jamais pensé que cela fût venu en l'état où il est maintenant ? Qui m'eût dit cela pour lors, j'aurais cru qu'il se serait moqué de moi. Et néanmoins c'était par là que Dieu voulait donner commencement à la Compagnie. He bien, appellerez-vous humain ce à quoi nul homme n'avait jamais pensé? car ni moi ni le pauvre M. Portail n'y pensions pas, hélas nous en étions bien éloignés. M. l'Archevêque de Paris, messire Jean-François de Gondy, ayant ensuite donné une approbation authentique au premier dessein de l'institution de la Congrégation de la Mission, par ses lettres du 24 d'avril 1626, en la même manière qui était exprimée dans le contrat de fondation, deux bons prêtres de Picardie, nommés MM. François du Coudray et Jean de la Salle, vinrent s'offrir à M. Vincent, pour vivre et pour travailler sous sa conduite avec M. Portail. Et il les reçut et associa tous trois avec lui, en exécution de ladite fondation, par acte passé par-devant deux notaires du Châtelet, du 4 septem-
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bre, au même an 1626. Le feu Roi Louis XIII, de glorieuse mémoire, par ses lettres patentes du mois de mai 1627 expédiées en faveur dudit Seigneur Général des galères, en confirmant et agréant ledit contrat de fondation, permit ladite association et Congrégation des Prêtres de la Mission, pour vivre en commun et s'établir en tels lieux du Royaume de France que bon leur semblerait, et pour accepter tous legs, aumônes et dons qui leur seraient faits. Dieu ayant ainsi donné les premiers commencements à la Congrégation de la Mission, par une conduite toute particulière de sa miséricordieuse Providence, il étendit les soins de cette même Providence pour la faire croître et multiplier. Et à cette fin il inspira plusieurs autres vertueux ecclésiastiques de se joindre à M. Vincent, pour travailler avec lui à la moisson des âmes; outre les trois susnommés, il y eut quatre autres prêtres qui entrèrent des premiers en cette Congrégation: c'est à savoir Jean Becu du village de Brache au diocèse d'Amiens, Antoine Lucas de la ville de Paris, Jean Brunet de la ville de Riom en Auvergne au diocèse de Clermont, et Jean Dehorgny du village d'Estrées au diocèse de Noyons. Ces sept étant ainsi assemblés et unis avec M. Vincent pour vivre et mourir dans la Congrégation de la Mission promirent à Dieu de s'appliquer toute leur vie à procurer le salut et la sanctification du pauvre peuple des champs en la même Congrégation; Ce qu'ils ont fidèlement accompli. Et l'on peut dire qu'ils furent comme ces sept prêtres, lesquels sous la conduite de Josué sonnèrent les trompettes pour renverser les murs de Jéricho, et que, par l'exemple de leur zèle et de leurs vertus, ils en attirèrent plusieurs autres à cette sainte milice. Par bulle du pape Urbain VIII du mois de janvier 1632, cette compagnie a été érigée en Congrégation, et approuvée du Saint-Siège sous le titre de Prêtres de la Congrégation de la Mission, et sous la conduite de M. Vincent à qui Sa Sainteté donna le pouvoir de faire et dresser des règlements pour le bon ordre de cette Congrégation; après quoi pour autoriser davantage cet Institut, le Roi en fit expédier d'autres lettres patentes du mois de mai 1642, vérifiées au Parlement de Paris en septembre de la même année. Par ladite bulle d'Urbain VIII le nom de Prêtres de la Congrégation de la Mission est tellement attribué par le Saint-Siège à ceux qui sont de cette Congrégation, que c'est par ce nom
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qu'ils sont distingués des autres communautés et même des ecclésiastiques particuliers qui s'appliquent aussi à faire des missions: ce que nous avons jugé nécessaire d'observer en ce lieu, pour obvier aux inconvénients que pourrait causer le défaut de cette distinction.
CHAPITRE XXI Paroles remarquables de M. Vincent touchant l'esprit d'humilité et les autres vertueuses dispositions qu'il a voulu poser comme fondement au nouvel établissement de sa Congrégation. Monsieur Vincent voyant que la main de Dieu était avec lui pour élever ce nouvel édifice de la Congrégation de la Mission, et que sa Providence donnait un succès plein de bénédiction aux premiers commencements de ce saint ouvrage, il voulut, comme un sage architecte, poser un fondement qui fût proportionné à la hauteur où il devait un jour atteindre et qui en pût soutenir toute la structure, en sorte qu'elle demeurât ferme et inébranlable dans son assiette. Il ne trouva point de fondement qui lui fût plus convenable ni plus propre que celui de l'humilité; Car il connaissait bien que parmi toutes les tentations et distractions auxquelles les missionnaires devaient être exposés par leurs emplois, il n'y avait point de meilleur moyen pour chacun d'eux en particulier de mettre son âme et son salut en assurance, que de se tenir dans un sentiment très bas de soi-même, et qu'il faut être méprisé et abject devant ses yeux, pour être grand et estimé devant Dieu; Enfin qu'il n'y avait rien à craindre dans l'humiliation quelque grande qu'elle pût être, mais qu'il y avait sujet de crainte et même d'horreur dans la moindre élévation où l'on se porterait par quelque présomption de soi-même. C'est pourquoi il s'est toujours étudié, dès les premiers commencements de l'établissement de sa Compagnie, d'inspirer aux siens un esprit d'abaissement, d'humiliation, d'avilissement et de mépris de soi-même; Il les a toujours portés à se considérer comme les moindres de tous ceux qui travaillent dans l'Église, et à mettre dans leur estime tous les autres au-dessus d'eux. Nous ne saurions mieux faire connaître
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ceci que par les paroles mêmes qu'il prononça un jour de l'abondance de son cœur, au sujet de ce qu'un prêtre nouvellement reçu en sa Congrégation la qualifia de sainte Congrégation. Cet humble serviteur de Dieu l'arrêta tout court et lui dit: «Monsieur, quand nous parlons de la Compagnie, nous ne devons point nous servir de ce terme (de Ste Compagnie, ou Ste Congrégation) ou autres termes équivalents et relevés, mais nous servir de ceux-ci: la pauvre Compagnie, la petite Compagnie, et semblables. Et en cela nous imiterons le Fils de Dieu, qui appelait la compagnie de ses apôtres et disciples petit troupeau, petite compagnie. O que je voudrais qu'il plût à Dieu faire la grâce à cette chétive Congrégation de se bien établir dans l'humilité, faire fonds et bâtir sur cette vertu, et qu'elle demeurât là comme en son poste et en son cadre. Messieurs, ne nous trompons pas, si nous n'avons l'humilité nous n'avons rien. Je ne parle pas seulement de l'humilité extérieure, mais je parle principalement de l'humilité de cœur et de celle qui nous porte à croire véritablement qu'il n'y a nulle personne sur la terre plus misérable que vous et moi, que la Compagnie de la Mission est la plus chétive de toutes les compagnies, et la plus pauvre pour le nombre et pour la condition des sujets, et être bien aise que le monde en parle ainsi. Hélas ! vouloir être estimé, qu'est-ce que cela, sinon vouloir être traité autrement que le Fils de Dieu ? C'est un orgueil insupportable Le Fils de Dieu étant sur la terre, qu'est-ce qu'on disait de lui ? Et pour qui a-t-il bien voulu passer dans l'esprit du peuple ? pour un fou, pour un séditieux, pour une bête, pour un pécheur, quoiqu'il ne le fût point. Jusque-là même qu'il a bien voulu souffrir d'être postposé à un Barabbas, à un brigand, à un meurtrier, à un méchant homme. O Sauveur ! ô mon Sauveur, que votre sainte humilité confondra de pécheurs, comme moi misérable, au jour de votre jugement! Prenons garde à cela, prenez-y garde, vous qui allez en mission, vous autres qui parlez en public: quelquefois, et assez souvent, l'on voit un peuple si touché de ce que l'on a dit, l'on voit que chacun pleure; et il s'en rencontre même qui, passant plus avant, vont jusqu'à proférer ces mots: Bienheureux le ventre qui vous a portés, et les mamelles qui vous ont allaités, nous avons ouï dire de semblables paroles quelquefois. Entendant cela, la nature se satisfait, la vanité s'engendre et se nourrit, si ce n'est qu'on réprime ces vaines complaisances, et qu'on ne cherche purement que la gloire de
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Dieu pour laquelle seule nous devons travailler; Oui, purement pour la gloire de Dieu, et le salut tes âmes. Car en user autrement, c'est se prêcher soi-même, et non pas Jésus-Christ; et une personne qui prêche pour se faire applaudir, louer, estimer faire parler de soi, qu'est-ce que fait cette personne? ce prédicateur, qu'est-ce qu'il fait? un sacrilège; oui, un sacrilège. Quoi ! se servir de la parole de Dieu et des choses divines pour acquérir de l'honneur et de la réputation; oui, c'est un sacrilège. O mon Dieu ! ô mon Dieu ! faites la grâce à cette pauvre petite Compagnie que pas un de ses membres ne tombe dans ce malheur. Croyez-moi, Messieurs, nous ne serons jamais propres pour faire l'œuvre de Dieu, que nous n'ayons une profonde humilité et un entier mépris de nous-mêmes. Non, si la Congrégation de la Mission n'est humble, et si elle n'est persuadée qu'elle ne peut rien faire qui vaille, qu'elle est plus propre à tout gâter qu'à bien réussir, elle ne fera jamais grand'chose; mais lorsqu'elle sera et vivra dans l'esprit que je viens de dire, alors, Messieurs, elle sera propre pour les desseins de Dieu, parce que c'est de tels sujets que Dieu se sert pour opérer les grands et véritables biens. «Quelques docteurs qui expliquent l'évangile d'aujourd'hui, où il est parlé de cinq vierges sages et de cinq folles, estiment que l'on doit entendre cette parabole de personnes de communauté qui sont retirées du monde. Si donc il est vrai que la moitié de ces vierges, de ces personnes se perd, hélas ! que ne devons-nous pas craindre ? et moi tout le premier que ne dois-je pas appréhender? Or sus, Messieurs, encourageons-nous, ne perdons point cœur, donnons-nous à Dieu de la bonne façon, renonçons à nous-mêmes et à nos satisfactions, à nos aises et à nos vanités; estimons que nous n'avons pas un plus grand ennemi que nous-mêmes; faisons tout le bien que nous pourrons, et faisons-le avec toute la perfection requise. Ce n'est pas tout d'assister le prochain, de jeûner, faire oraison, travailler aux missions: cela est bien, mais ce n'est pas assez; il faut de plus bien faire cela, à savoir dans l'esprit de Notre-Seigneur, en la manière que Notre-Seigneur l'a fait, humblement et purement, afin que le nom de son Père soit glorifié, et sa volonté accomplie. «Les plantes ne poussent point des fruits plus excellents que la nature de leurs tiges; nous sommes comme les tiges de ceux qui viendront après nous, qui vraisemblablement ne pousseront
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point leurs œuvres plus haut que nous; si nous avons bien fait, ils feront bien; l'exemple en passera des uns aux autres; ceux qui demeurent enseignent ceux qui les suivent de la manière dont les premiers se sont pris à la vertu, et ceux-ci encore d'autres qui viendront après; et cela par l'aide de la grâce de Dieu, qui leur a été méritée par les premiers. D'où vient que nous voyons dans le monde de certaines familles qui vivent si bien en la crainte de Dieu ? J'en ai présentement une entre plusieurs autres dans l'esprit, dont j'ai connu le grand-père et le père, qui tous étaient fort gens de bien, et encore aujourd'hui je connais les enfants qui le sont de même; d'où vient cela ? C'est que leurs pères leur ont mérité de Dieu cette grâce par leur bonne et sainte vie, selon la promesse de Dieu même, qu'il bénira telles familles jusqu'à la millième génération. Mais de l'autre côté il se voit des maris et des femmes qui sont gens de bien et qui vivent bien, et néanmoins tout se fond et se perd entre leurs mains, ils ne réussissent en rien; d'où vient cela ? c'est que la punition de Dieu qu'ont méritée leurs parents, pour de grandes fautes qu'ils ont commises, passe en leurs descendants, selon ce qui est écrit, que Dieu châtiera le père qui est pécheur, dans ses enfants jusqu'à la quatrième génération; Et quoique cela s'entende principalement des biens temporels, néanmoins nous le pouvons en quelque sens prendre aussi pour les spirituels; de sorte que si nous gardons exactement nos règles, si nous pratiquons bien toutes les vertus convenables à un vrai Missionnaire, nous mériterons en quelque façon de Dieu cette grâce à nos enfants, c'est-à-dire à ceux qui viendront après nous, lesquels feront bien comme nous; et si nous faisons mal, il est bien a craindre qu'ils ne fassent de même, et encore pis, parce que la nature entraîne toujours après soi, et porte sans cesse au désordre. «Nous nous pouvons considérer comme les pères de ceux qui viendront après nous: la Compagnie est encore dans son berceau, elle ne fait que de naître; il n'y a que peu d'années qu'elle a commencé; qu'est-ce que cela? n'est-ce pas être dans son berceau ? Ceux qui seront après nous, dans deux ou trois cents ans, nous regarderont comme leurs pères; et ceux mêmes qui ne font que de venir seront réputés les premiers, car ceux qui sont dans les premières cent années sont comme les premiers pères. Quand vous voulez appuyer quelque passage qui est dans quelque Père des premiers siècles, vous dites, ce passage est rapporté par un tel Père qui vi-
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vait dans le premier ou second siècle; de même, dira-t-on: du temps des premiers prêtres de la Congrégation de la Mission on faisait cela, ils vivaient ainsi, telles et telles vertus y étaient en vigueur. Cela étant, Messieurs, quel exemple ne devons-nous point laisser à nos successeurs, puisque le bien qu'ils feront dépend en quelque façon de celui que nous pratiquerons ? S'il est vrai, comme disent quelques Pères de l'Eglise, que Dieu fasse voir aux pères et mères damnés le mal que leurs enfants font sur la terre, afin que leur tourment en soit augmenté, et que plus ces enfants multiplient leurs péchés, plus leurs pères et mères qui en sont cause par le mauvais exemple qu'ils leur ont laissé en souffrent la vengeance de Dieu: Aussi, d'autre part, S. Augustin dit que Dieu fait voir aux pères et mères qui sont au ciel le bien que font leurs enfants sur la terre, afin que leur joie en soit augmentée. De même, Messieurs, quelle consolation et quelle joie n'aurons-nous point, lorsqu'il plaira à Dieu nous faire voir la Compagnie qui fera bien, qui foisonnera en bonnes œuvres, qui observera fidèlement l'ordre du temps et des emplois, qui vivra dans la pratique des vertus et des bons exemples que nous aurons donnés ? O misérable que je suis ! qui dis et ne fais pas ! Priez Dieu pour moi, Messieurs; priez Dieu pour moi, mes frères, afin que Dieu me convertisse. Or sus, donnons-nous tous à Dieu, et tout de bon; travaillons, allons assister les pauvres gens des champs, qui attendent après nous. Par la grâce de Dieu il y a de nos prêtres qui presque toujours sont dans le travail; les uns plus, les autres moins; à cette mission et à cette autre; en ce village et en cet autre. Il me souvient qu'autrefois, lorsque je revenais de mission, il me semblait, approchant de Paris, que les portes de la ville devaient tomber sur moi et m'écraser; et rarement revenais-je de la mission que cette pensée ne me vînt dans l'esprit; la raison de cela est que je considérais en moi-même comme si on m'eût dit: tu t'en vas, et voilà d'autres villages qui attendent de toi le même secours que tu viens de donner à celui-ci et à cet autre: si tu ne fusses allé là, vraisemblablement telles et telles personnes mourant en l'état que tu les as trouvées seraient perdues et damnées. Or, si tu as trouvé tels et tels péchés en cette paroisse-là, n'as-tu pas sujet de penser que de pareilles abominations se commettent en la paroisse voisine, où ces pauvres gens attendent la mission? et tu t'en vas, tu les laisses là; s'ils meurent cependant, et qu'ils meurent dans leurs péchés, tu seras en quelque
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façon cause de leur perte, et tu dois craindre que Dieu ne t'en punisse. Voilà quelles étaient les agitations de mon esprit. » «L'état des Missionnaires, leur disait-il une autre fois, est un état conforme aux maximes évangéliques, qui consiste à tout quitter et abandonner, ainsi que les Apôtres, pour suivre Jésus-Christ et pour faire à son imitation ce qu'il convient. Et cela étant ainsi, comme me disait une personne en quelque rencontre, il n'y a que le diable qui puisse trouver à redire à cet état; Car, y a-t-il rien de plus chrétien que de s'en aller de village en village, pour aider le pauvre peuple à se sauver? comme vous voyez que l'on fait avec beaucoup de fatigues et d'incommodités ! Voila tels et tels de nos confrères qui travaillent présentement en un village du diocèse d'Évreux, ou même il faut qu'ils couchent sur la paille; pourquoi ? pour faire aller les âmes en Paradis, par l'instruction et par la souffrance: cela n'approche-t-il pas de ce que Notre-Seigneur est venu faire ? Il n'avait pas seulement une pierre où il pût reposer sa tête, et il allait et venait d'un lieu à un autre pour gagner les âmes à Dieu, et enfin il est mort pour elles. Certes, il ne pouvait nous faire mieux comprendre combien elles lui sont chères, ni nous persuader plus efficacement de ne rien épargner pour les instruire de sa doctrine et pour les laver dans les fontaines de son précieux sang. Mais voulons-nous qu'il nous fasse cette grâce ? travaillons à l'humilité; car d'autant plus que quelqu'un sera humble, d'autant plus sera-t-il charitable envers le prochain. Le Paradis des communautés, c'est la charité; et la charité est l'âme des vertus, et c'est l'humilité qui les attire et qui les garde. Il en est des compagnies humbles comme des vallées, qui attirent sur elles tout le suc des montagnes: dès que nous serons vides de nous-mêmes, Dieu nous remplira de lui; car il ne peut souffrir le vide. Humilions-nous donc, mes frères, de ce que Dieu jeté les yeux sur cette petite Compagnie pour servir son Eglise, si toutefois on peut appeler compagnie une poignée de gens, pauvres de naissance, de science et de vertu, la lie, la balayure et le rebut du monde. Je prie Dieu tous les jours, deux ou trois fois, qu'il nous anéantisse si nous ne sommes utiles pour sa gloire. Quoi ! Messieurs, voudrions-nous être au monde sans plaire à Dieu et sans lui procurer sa plus grande gloire ?» Voila quels ont été les fondements sur lesquels M. Vincent a tâché d'élever l'édifice spirituel de sa Congrégation, à savoir sur l'humilité et sur la charité.
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Et à ce propos, feu le Révérend Père de Condren, général de l'Oratoire, dont la mémoire est en bénédiction, disait un jour à Monsieur Vincent: « O Monsieur ! que vous êtes heureux de ce que votre Compagnie a les marques de l'institution de Jésus-Christ ! Car comme en instituant son Église il prit plaisir de choisir des pauvres, des gens idiots et grossiers, pour la fonder et pour l'étendre par toute la terre, afin de faire paraître par de si chétifs instruments sa toute-puissance, renversant la sagesse des philosophes par des pauvres pêcheurs, et la puissance des rois par la faiblesse de ces chétifs ouvriers: De même la plupart de ceux que Dieu appelle en votre Compagnie sont personnes de basse et au plus de médiocre condition, ou qui n'éclatent pas beaucoup en science; et ainsi sont des instruments propres aux desseins de Jésus-Christ, qui s'en servira pour détruire le mensonge et la vanité.
CHAPITRE XXII Etablissement des prêtres de la Congrégation de la Mission à Saint-Lazare-lez-Paris. Cette mystique Jérusalem allait ainsi s'édifiant petit à petit, comme une nouvelle cité, et les pierres vives qui en devaient faire la structure se ramassaient et se disposaient de plus en plus par la pratique des vertus qui leur étaient convenables. Il est bien vrai que le peu d'espace et le peu de revenu du collège des Bons-Enfants ne pouvaient fournir de logement ni de subsistance que pour peu de personnes; mais Dieu voulut y pourvoir d'une manière qui surprendra le lecteur, et qui lui fera admirer les conduites de son infinie sagesse. Pendant que ces bons prêtres missionnaires appliquaient leurs pensées et leurs soins qu'à procurer l'agrandissement du royaume de Jésus-Christ et à lui gagner des âmes, la Providence divine disposait les moyens qu'elle voulait employer pour les établir dans la maison de Saint-Lazare-lez-Paris. C'est une seigneurie ecclésiastique où il y a justice haute, moyenne et basse, en laquelle, outre la grande étendue des logements et des enclos, ils pouvaient trouver tous les secours raisonnables pour s'y affermir et multiplier. Or, ce qui montre clairement que cet établissement est un ouvrage particulier de la main de Dieu; C'est qu'il s'est fait contre toutes les
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apparences humaines, et que les moyens par lesquels il a réussi ne pouvaient, selon le raisonnement humain, servir qu'à l'empêcher et y mettre obstacle. Ce que l'on ne saurait mieux connaître que par le récit de ce qui s'est passé en l'exécution de ce dessein, selon le témoignage que M. Vincent en a donné pendant sa vie, et qui a été confirmé après sa mort par celui qui en a été le principal entremetteur, dont les vertus aussi bien que la qualité de docteur de Sorbonne, et curé d'une paroisse de la ville de Paris, méritent une créance particulière. Ce fut feu M. de Lestocq, docteur de la faculté de Sorbonne et curé de Saint-Laurent à Paris, qui, non content de l'avoir déclaré de vive voix, a voulu encore donner son témoignage écrit de sa propre main, en la manière suivante: témoignage qui fait voir combien admirable a été la conduite de Dieu sur la Congrégation de la Mission, et combien pur et désintéressé a été l'esprit de celui dont la Providence a voulu se servir pour en faire l'établissement.
Récit qui a été écrit et signé de la main de feu M. Lestocq, Docteur en Sorbonne et Curé de Saint-Laurent, touchant ce qui s'est passé en l'établissement des Prêtres de la Mission dans la maison de Saint-Lazare-lez-Paris. «Messire Adrien Le Bon, religieux de l'ordre des Chanoines Réguliers de Saint-Augustin et prieur de Saint-Lazare, eut, en l'année 1630, quelque difficulté avec ses religieux, qui le porta à vouloir permuter ledit prieuré avec un autre bénéfice. Plusieurs le pressèrent qui lui offrirent des abbayes et autres bénéfices de revenu; mais, ayant communiqué ce dessein à ses amis, ils l'en détournèrent disant qu'on pourrait apporter remède au différend qu'il avait avec ses religieux par une conférence de lui avec eux, en présence de quatre docteurs; à quoi il consentit, et ses religieux en convinrent: L'assemblée s'étant faite chez un docteur fort recommandable en mérite et en sainteté, M. le Prieur allégua ses griefs; et ensuite on ouït la réponse du sous-prieur qui parlait pour les religieux: Après quoi il fut ordonné que l'on dresserait une formule de vie et un règlement qu'on suivrait à l'avenir; ce qui ayant été exécuté, M. le Prieur ne laissa pas de persévérer en la volonté de quitter son prieuré. Et ayant ouï parler de quelques bons prêtres qui s'adonnaient à faire des missions, sous la conduite de M. Vincent qu'il ne con-
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naissait point, il eut la pensée que, s'il les établissait audit prieuré, il pourrait participer au grand fruit qu'ils faisaient dans l'Eglise; il demanda où ils demeuraient; et le lieu lui ayant été déclaré, il me pria comme son voisin et son bon ami de l'accompagner: ce que je fis très volontiers, lui représentant qu'il ne pouvait mieux faire, et que cette pensée ne pouvait venir que du Ciel, qui avait suscité ces bons prêtres pour le bien de la campagne, laquelle avait un extrême besoin d'eux, tant pour l'instruction que les villageois en recevaient, que pour la déclaration de leurs péchés au tribunal de la confession, où ils ouvraient librement et entièrement leurs consciences et découvraient ce qu'ils n'avaient pas osé dire aux confesseurs du lieu, soit pour n'avoir pas été interrogés sur iceux, ou par honte de les manifester; que j'en pouvais parler et l'en assurer, pour y avoir été avec eux et l'avoir expérimenté; Qu'au reste il verrait un homme de Dieu en leur Compagnie, qui était leur directeur, entendant parler de M. Vincent, ainsi que lui-même reconnaîtrait. Étant donc allés ensemble au collège des Bons-Enfants près la porte de Saint-Victor, M. le Prieur, parlant à M. Vincent, lui découvrit le sujet qui l'avait amené, qui était qu'on lui avait fait un récit très avantageux de sa Congrégation et des charitables emplois auxquels elle s'appliquait en faveur des pauvres gens des champs, qu'il serait heureux s'il y pouvait contribuer, et qu'il avait la maison de Saint-Lazare, laquelle volontiers il leur céderait pour un si digne exercice. Cette offre si avantageuse étonna grandement cet humble serviteur de Dieu, en qui elle fit le même effet qu'un éclat de tonnerre imprévu qui surprend un homme soudainement et qui le laisse comme interdit; en sorte que ce bon prieur, s'en apercevant, lui dit; « Hé ! quoi, Monsieur, vous tremblez ? Il est vrai, Monsieur, lui répondit-il, que votre proposition m'épouvante, et elle me paraît si fort au-dessus de nous que je n'oserais y penser. Nous sommes de pauvres prêtres qui vivons dans la simplicité, sans autre dessein que de servir les pauvres gens des champs. Nous vous sommes grandement obligés, Monsieur, de votre bonne volonté, et vous en remercions très humblement.» En un mot, il témoigna n'avoir aucune inclination d'accepter cette offre, et s'en recula si loin qu'il ôta toute espérance de le retourner voir sur ce sujet: néanmoins la douce et affable réception dont usa M. Vincent, toucha tellement le cœur
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de M. Le Bon qu'il ne pouvait changer de dessein, et lui dit qu'il lui donnait six mois pour y penser. «Après ce temps-là il me pria derechef de l'accompagner pour aller revoir M. Vincent, auquel il fit la même proposition, et le conjura de vouloir agréer son prieuré, et que Dieu lui inspirait de plus en plus de le lui remettre entre les mains: à quoi, insistant aussi de mon côté, je priai M. Vincent de ne pas refuser une si belle occasion. Tout cela ne changea point son esprit et son sentiment: il demeura ferme sur le petit nombre qu'ils étaient, qu'à peine ils étaient nés, qu'il ne voulait pas faire parler de lui, que cela ferait du bruit, qu'il n'aimait pas l'éclat, et enfin qu'il ne méritait pas cette faveur de M. le Prieur. Sur cela, M. Le Bon, entendant sonner le dîner, dit à M. Vincent qu'il voulait dîner avec lui et sa communauté, comme en effet il y dîna, et moi aussi. La modestie de ces prêtres, la bonne lecture et tout l'ordre plut tellement à M. Le Bon, qu'il en conçut une vénération et un amour si grand pour eux, qu'il ne cessa de me faire solliciter M. Vincent. Ce que je réitérai plus de vingt fois dans l'espace de six mois; jusqu'à ce point qu'étant fort ami de M. Vincent, je lui dis plusieurs fois qu'il résistait au Saint-Esprit et qu'il répondrait devant Dieu de ce refus, pouvant parce moyen s'établir et former un corps et une Congrégation parfaite, dans toutes ces circonstances. «Je ne puis dire avec quelle instance on l'a poursuivi: Jacob n'a pas eu tant de patience pour obtenir Rachel, et tant insisté pour obtenir la bénédiction de l'Ange, que M. le prieur et moi en avons eu pour avoir un oui de M. Vincent, lequel nous pressions de nous accorder cette acceptation. Nous avons crié plus vivement après lui que la Chananéenne après les Apôtres. Enfin M. le Prieur s'avisa de lui aller dire au bout d'un an: «Monsieur, quel homme êtes-vous ? Si vous ne voulez pas entendre à cette affaire, dites-nous au moins de qui vous prenez avis ? en qui vous avez confiance ? quel ami vous avez à Paris, à qui nous puissions nous adresser pour en convenir? car j'ai le consentement de tous mes religieux, et il ne me reste que le vôtre. Il n'y a personne qui veuille votre bien, qui ne vous conseille de recevoir celui que je vous présente.» Alors M. Vincent lui indiqua M. André Duval, docteur de Sorbonne, qui était un saint homme et qui a même écrit la vie de plusieurs saints. « Nous ferons, dit-il, ce qu'il nous conseillera. En effet, M. le Prieur l'étant
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allé trouver, ils traitèrent ensemble de ce dessein, demeurèrent d'accord des conditions, et ensuite fut passé concordat le 7 janvier 1632 entre M. le prieur et les religieux de Saint-Lazare d'une part, et M. Vincent et les prêtres de sa Congrégation de l'autre. C'est par ce moyen que M. Vincent a cédé enfin aux importunités qui lui ont été faites, et entre autres par moi-même, qui pouvais bien dire en cette occasion que raucæ factæ sunt fauces meæ. J'eusse volontiers porté sur mes épaules ce père des Missionnaires pour le transporter à Saint-Lazare et l'engager à l'accepter: mais il ne regardait pas l'extérieur ni les avantages du lieu et de tout ce qui en dépend, n'étant pas même venu le voir pendant tout ce temps-là; de sorte que ce ne fut point sa belle situation qui l'y attira, mais la seule volonté de Dieu et le bien spirituel qu'il y pouvait faire. L'ayant donc ainsi accepté par ce seul motif, après toutes les résistances imaginables, il y vint le lendemain 8 janvier 1632, et tout se passa avec douceur et au contentement de toute la maison. C'est ce qui fait voir que digitus Dei hic est, que c'est la terre de promission où Abraham a été conduit; je veux dire M. Vincent, vrai Abraham, grand serviteur de Dieu, duquel les enfants sont destinés pour remplir la terre de bénédiction, et sa famille subsistera dans les siècles. » Ledit sieur curé de Saint-Laurent ayant envoyé ce récit au successeur de feu M. Vincent en la charge de Supérieur général en la Congrégation de la Mission, il l'accompagna de la lettre suivante, datée du 30 octobre 1660: « Monsieur, le désir que vous avez témoigné de savoir comment s'était passée l'entrée de M. Vincent et de sa Congrégation dans Saint-Lazare, avec le respect que je dois à sa mémoire, m'ont engage à vous en dresser un petit récit que je vous envoie. Monsieur, je n'en dis pas la centième partie, car je ne puis me souvenir de tous les pieux entretiens que M . le Prieur de Saint-Lazare et moi avons entendus de la bouche de feu M. Vincent dans les visites que nous lui avons rendues plus de trente fois, l'espace de plus d'un an, pendant lequel nous avons eu mille peines à l'ébranler et à le disposer à accepter Saint-Lazare. Plusieurs eussent été ravis d'une telle offre, et il la rebutait. C'est ainsi que les bonnes choses s'établissent: Moïse refusait d'aller en Égypte, Jérémie d'aller au peuple, et nonobstant leurs excuses Dieu les choisit et veut qu'ils marchent; c'est une vocation toute divine et miraculeuse, où la nature n'a point de part. Le papier ne peut pas ex-
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primer la conduite de cette affaire, de laquelle Dieu est l'auteur et le consommateur. Je ne l'ai fait que tracer et crayonner; celui qui la voudra mettre au jour la relèvera et suppléera à mon silence. Cependant je vous prie de croire que je vénère extrêmement la mémoire de feu M. Vincent, et que j'estime à faveur d'avoir été connu et aimé de lui.» Voila un témoignage bien authentique, et qui contient beaucoup de particularités très considérables que le pieux lecteur saura bien peser au poids du sanctuaire. Il reconnaîtra quel était dès ce temps-là le degré de vertu et de perfection auquel la grâce de Jésus-Christ avait élevé M. Vincent; combien son cœur était dégagé de tout intérêt propre et de tout respect humain; combien purement il regardait Dieu en toutes ses entreprises, ne voulant pas seulement écouter les propositions qui semblaient lui être les plus avantageuses, qu'il ne consultât et reconnût quelle était sa volonté et ce qui lui était le plus agréable; ne désirant autre avancement ni autre succès que celui qui serait pour sa plus grande gloire. Mais il y a une circonstance que nous ne devons pas omettre et qui fera encore mieux voir, non seulement le parfait dégagement que ce grand serviteur de Dieu avait de toute sorte de biens et avantages temporels, mais aussi l'exactitude et fidélité qu'il gardait inviolable, et qu'il voulait être gardée des siens, jusqu'aux moindres choses qui pouvaient contribuer au bon ordre de leur Congrégation et à la plus grande perfection du service qu'il se proposait de rendre à Dieu. Les principaux articles du concordat étant arrêtés, il en restait un qui ne semblait pas fort considérable, que M. Vincent jugea néanmoins très important: C'était que M. le Prieur désirait que ses religieux logeassent dans le dortoir avec les Missionnaires; estimant que cela ne nuirait en rien aux uns et servirait beaucoup aux autres, c'est-à-dire à ses religieux, qui auraient pu tirer grand profit du bon exemple et de toutes les pratiques de vertu et de régularité qu'ils auraient vues en la personne de M. Vincent et des siens. Mais ce sage supérieur ne voulut jamais y consentir, pour plusieurs inconvénients qu'il prévoyait en pouvoir arriver, qui eussent apporté quelque empêchement au bon ordre qu'il avait établi parmi ses Missionnaires. Et pour cet effet il pria M. le Curé de Saint-Laurent de représenter à M. le Prieur «que les prêtres de la Mission demeuraient en silence depuis les prières
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du soir jusqu'au lendemain après le dîner; ensuite de quoi ils avaient une heure de conversation, depuis laquelle ils observaient le même silence jusqu'au soir après souper, auquel temps ils avaient encore une autre heure de conversation; et qu'ensuite on entrait dans le silence, pendant lequel on ne parlait que des choses nécessaires, et encore a voix basse; qu'il tenait pour certain que qui ôte cela d'une communauté introduit le désordre et la confusion; Ce qui aurait fait dire à un saint personnage, que lorsqu'on voyait une communauté observer exactement le silence, on pouvait dire assurément qu'elle observait aussi exactement le reste de la régularité; et au contraire que dans celles où le silence ne s'observait pas il était presque impossible que les autres règles s'y observassent. Or, comme il y avait sujet de craindre que ces messieurs les religieux ne voulussent pas s'assujettir et s'obliger à cette observance si étroite, aussi s'ils ne le faisaient pas, ce serait un empêchement qui ruinerait entièrement cette pratique des Missionnaires.» C'est ce que M. Vincent pria M. de Lestocq de représenter à M. le Prieur, et qui s'est trouvé inséré dans une de ses lettres écrite de sa main. Il proposa ensuite un expédient pour le logement des religieux hors du dortoir, et enfin déclara ouvertement sa résolution par ces paroles dignes de remarque: j'aimerais mieux, dit-il, que nous demeurassions dans notre pauvreté, que de détourner le dessein de Dieu sur nous. Et il demeura si ferme en cette résolution qu'il fallut rayer cet article; autrement il n'eût jamais passé les autres et eût mieux aimé être privé de tous les grands avantages temporels qui lui en pourraient revenir, que de consentir à une chose qui eût pu causer le moindre obstacle au bien spirituel de sa Congrégation. Ce qui le rendait encore plus ferme et plus inflexible en ce point était l'estime et l'amour qu'il avait pour la solitude et récollection intérieure, à laquelle il estimait que les Missionnaires devaient être d'autant plus affectionnés qu'ils avaient un plus grand besoin de se prémunir contre la dissipation d'esprit où leurs emplois les exposaient. Disant sur ce sujet que les vrais Missionnaires devaient être comme des Chartreux en leurs maisons et comme des apôtres au dehors . En suite de ce concordat, et sur la démission que fit M. Le Bon du Prieuré, maison et dépendances de Saint-Lazare, pour être unis à la Congrégation de la Mission, M l'Archevêque de Paris en fit l'union, comme d'un bénéfice qui était à sa collation, par ses
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lettres du dernier décembre 1632. Et Notre Saint-Père le pape Urbain VIII la confirma par ses bulles du 15 mars 1635, qui n'ont toutefois été levées que le 18 avril 1655. Messieurs les Prévôt des marchands et Echevins de Paris consentirent pareillement à l'établissement des Missionnaires en cette maison de S. Lazare; et le Roi fit expédier sur cet établissement de nouvelles lettres patentes, lesquelles ayant été présentées au Parlement pour y être enregistrées, une communauté religieuse fort célèbre s'y opposa, prétendant que cette maison lui appartenait: mais cette opposition fut levée par un arrêt contradictoire et solennel, et les lettres du Roi enregistrées le 17 septembre 1632. Mais ce qui ne doit pas être omis en ce sujet est que, pendant que les avocats plaidaient la cause, M. Vincent était dans la Sainte-Chapelle du Palais en oraison, se tenant devant Dieu dans une entière indifférence pour l'événement de cette affaire. Voici ce qu'il en écrivit en ce temps-là à une personne de grande vertu, en qui il avait une grande confiance: «Vous savez bien, lui dit-il, que les religieux de N. N. nous contestent S. Lazare. Vous ne sauriez croire les devoirs de soumission que je leur ai rendus selon l'ordre de l'Évangile, quoique en vérité ils ne soient point fondés en raison, à ce que M. Duval m'a assuré, et à ce que me disent toutes les personnes qui savent de quoi il s'agit. Il en sera ce qu'il plaira à Notre-Seigneur, qui sait en vérité que sa bonté m'a rendu autant indifférent en cette occasion qu'en aucune autre affaire que j'aie jamais eue; aidez-moi à l'en remercier, s'il vous plaît.» Il y a encore, sur le sujet de ce procès, une autre chose très digne de remarque, qui fait voir le merveilleux détachement de ce grand serviteur de Dieu: c'est qu'en prenant possession de la maison de Saint-Lazare, il fut obligé de se charger de trois ou quatre pauvres aliénés d'esprit que leurs parents avaient confiés au soin de M. le Prieur Le Bon. Il ne se peut dire avec quelle charité M. Vincent faisait servir et servait lui-même ces pauvres insensés: à quoi il s'appliquait avec d'autant plus de plaisir que la nature y trouve moins de satisfaction; ces gens-là n'étant pas capables de reconnaître le bien qu'on leur fait, et d'ailleurs étant ordinairement sales, embarrassants, et quelquefois même dangereux. Monsieur Vincent donc se voyant lors en hasard d'être évincé de la maison de Saint-Lazare par cette communauté religieuse opposante, qui avait beaucoup de crédit et
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d'amis; pour se préparer, selon sa bonne coutume, à tel événement qu'il plairait à Dieu de donner à ce procès, il se mit un jour à considérer, comme il à lui-même déclaré à quelques personnes de confiance, qu'est-ce qui lui pourrait faire peine s'il fallait quitter cette nouvelle demeure qui était si commode et avantageuse à sa Congrégation; et parmi toutes les commodités et avantages d'une maison seigneuriale, située aux portes de Paris, telle qu'était celle de Saint-Lazare, il ne trouva rien qui lui pût donner de la peine, que de quitter ces pauvres aliénés d'esprit: le service desquels, ou plutôt le service qu'il rendait à Jésus-Christ en leurs personnes, lui tenait plus au cœur que tout le reste de cette seigneurie et de toutes ces possessions qu'il regardait avec une entière indifférence. Ô que le cœur de ce saint prêtre avait des sentiments bien différents de ceux du monde, et que ses pensées étaient bien élevées au-dessus des pensées ordinaires des hommes ! Il réputait pour folie de s'attacher aux biens et commodités de la terre, et tenait pour sagesse de servir les fous: il estimait ce service rendu pour l'amour de Jésus-Christ comme un grand trésor qu'il craignait de perdre, et il ne se mettait point en peine d'être dépouillé d'une riche possession dont il commençait à jouir et qui lui pouvait être si commode pour la subsistance et affermissement de sa nouvelle Congrégation ! O que le saint Apôtre a eu grande raison de dire que Dieu se plaisait de perdre et de confondre toute la sagesse du monde! Et que, pour devenir sage selon Dieu, il faut quelquefois se porter à ce qui est estimé folie devant les hommes ! Certainement ceux qui ont connu M. Vincent peuvent rendre témoignage qu'il avait un esprit autant capable et éclairé qu'on eût pu désirer en une personne de sa condition; il n'y avait aucun mélange de légèreté ni de ferveur indiscrète en sa conduite; elle était appuyée non sur le simple raisonnement humain, mais sur les maximes et vérités de l'Évangile qu'il avait posées pour fondement et qu'il portait gravées dans son cœur et avait toujours présentes en son esprit. Selon ce principe, il se conformait en toutes choses à la doctrine et aux exemples de Jésus-Christ: à son imitation, il fuyait, autant qu'il lui était possible, tout ce qui ressentait tant soit peu la vaine gloire ou l'ostentation, et, au contraire, embrassait avec une affection particulière l'humiliation, l'abjection, le mépris, l'abnégation de soi-même et autres semblables pratiques, pour se rendre d'autant plus conforme
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à celui qui, étant Dieu par nature, a voulu pour notre sujet se ravaler jusque-là que de se faire non seulement homme, mais l'opprobre des hommes et l'abjection du peuple. C'est dans cet esprit que M. Vincent, après être demeuré paisible possesseur de la maison de Saint-Lazare, a voulu continuer toujours, quoique sans aucune obligation, ce même exercice d'humilité et de charité, recevant en cette maison ces pauvres insensés que tout le monde rebute et dont personne ne se veut charger, les regardant comme membres infirmes de Jésus-Christ, et en cette qualité leur rendant tout le service et toute l'assistance corporelle et spirituelle dont ils peuvent être capables.
CHAPITRE XXIII Dénombrement de plusieurs grands avantages qui ont résultés pour l'Église, de l'institution de la Congrégation de la Mission, desquels Dieu voulut que M. Vincent fût l'auteur ou le principal promoteur, Et premièrement l'établissement des Confréries de la Charité pour l'assistance corporelle et spirituelle des pauvres malades. C'est une chose étonnante, et qui semblerait presque incroyable si elle n'avait autant de témoins qu'il y a de personnes qui ont connu M. Vincent, qu'un seul homme qui avait de si bas sentiments de lui-même, qui ne se regardait que comme le dernier des prêtres, et qui d'ailleurs était chargé des soins et de la conduite d'une Compagnie nouvellement établie, qui allait s'augmentant tous les jours en nombre; que ce pauvre et simple prêtre, dis-je, qui fuyait autant qu'il pouvait d'être connu, et qui ne se produisait que malgré lui et avec une extrême contrainte, ait néanmoins entrepris et conduit heureusement à chef tant de grandes et importantes œuvres pour le service de l'Église et pour la gloire de Dieu, comme il se verra en la suite de cet ouvrage. O qu'il est vrai, comme a dit un saint Père, que la charité n'a pas de mesure ! Elle ne dit jamais: C'est assez; et quand elle anime parfaitement un cœur, elle le rend infatiga-
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ble dans les travaux; elle lui fait entreprendre, autant que la prudence lui peut permettre, tout ce qu'il voit pouvoir contribuer à la plus grande gloire de son divin Sauveur; il lui semble que tout lui est possible en la vertu de celui qui le conforte. Certes, si l'on connaît l'arbre par les fruits et la charité par les œuvres, il faut avouer que Dieu avait prévenu M. Vincent de grâces bien particulières, puisqu'il voulait faire par lui de si grandes choses; et il faut dire que la charité que le Saint-Esprit avait répandue dans son âme était bien parfaite, puisqu'elle lui donnait une telle latitude de cœur qu'il semblait que le monde fût trop étroit et la terre de trop petite étendue pour lui fournir une matière proportionnée au désir très ardent qu'il avait de procurer que Dieu fût de plus en plus connu, aimé et glorifié. Nous allons faire dans ce chapitre et dans les autres qui suivent, un dénombrement sommaire de quelques-unes de ses saintes œuvres qui ont accompagné ou suivi les premiers établissements de la Congrégation de la Mission. Nous les rapporterons à peu près selon l'ordre du temps auquel elles ont été faites: Et néanmoins nous ne nous attacherons pas tellement à cet ordre, que quelquefois nous ne l'interrompions, pour continuer les matières qui se trouveront avoir quelque rapport et liaison; nous réservant toutefois de développer et faire voir plus au long dans le second livre ce qui se trouvera plus digne de considération en tous ces ouvrages de piété. Nous commencerons en ce chapitre par l'établissement des Confréries de la Charité pour l'assistance des pauvres malades, desquels la misère corporelle et spirituelle touchait vivement le cœur de M. Vincent, qui était extrêmement tendre sur ce sujet. Ayant vu les bons effets qu'avait produits cette première assemblée ou Confrérie de la Charité, que Dieu avait par son moyen établie dans la Bresse, comme il a été dit en un des chapitres précédents, il se résolut d'étendre cette bonne œuvre autant qu'il lui serait possible; et pour cet effet, en toutes les missions qu'il faisait par lui-même ou par les siens dans les villages, il tâchait d'y établir cette Confrérie pour l'assistance corporelle et spirituelle des pauvres malades; et il plut à Dieu de donner une telle bénédiction à ce pieux dessein, qu'il y a eu peu de lieux où, la mission ayant été faite, la Confrérie de la Charité n'y ait été établie. Or, comme ce n'est pas assez de commencer les bonnes entre-
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prises si on ne les soutient et si on ne tâche de les conduire à leur perfection, M. Vincent se trouvait en peine de ce qu'il devait faire pour entretenir et perfectionner ces nouvelles Confréries. Elles étaient composées de simples femmes de village qui avaient besoin de quelque aide extérieure, soit pour les encourager dans l'exercice des œuvres de charité où elles trouvaient quelquefois des contradictions, soit pour leur donner les avis nécessaires dans les difficultés qui pouvaient naître en leurs emplois, soit enfin pour les dresser au service des malades. Car, quoique M. Vincent leur eût donné des règlements très propres pour leur conduite, et qu'il fit ce qu'il pût pour aller de fois à autres rendre visite ou la faire rendre par quelques-uns des siens aux lieux où ces Confréries étaient établies, elles s'étaient néanmoins multipliées en tant de lieux et les Missionnaires se trouvaient tellement occupés en leurs emplois, qu'ils n'y pouvaient plus satisfaire comme il eût été à désirer. Ce fut alors que Dieu, qui a une providence qui veille sur tout, inspira à une très vertueuse Demoiselle de se dédier particulièrement à ces œuvres de charité, sous la direction de M. Vincent; et parce qu'elle a beaucoup travaillé pour ces Confréries de la Charité et qu'elle a coopéré avec M. Vincent à plusieurs autres saintes entreprises, dont il sera parlé ci-après, il est nécessaire de la faire plus particulièrement connaître au lecteur. C'était Mademoiselle Louise de Marillac, veuve de M. Le Gras, Secrétaire de la Reine-Mère Marie de Médicis: Dieu lui avait donné les vertus et les dispositions convenables pour réussir avec bénédiction dans toutes les saintes œuvres auxquelles il la destinait; Car elle avait un fort bon jugement, une vertu mâle, et une charité universelle qui lui faisait embrasser avec un zèle infatigable toutes les occasions de secourir le prochain et particulièrement les pauvres. Sa Providence l'exerça pendant quelque temps par diverses peines intérieures qui l'affligeaient et molestaient grandement; elle se trouva aussi en grandes perplexités touchant sa propre conduite et la résolution qu'elle devait prendre pour se donner à Dieu comme elle le désirait. Elle avait demeuré plusieurs années sous la direction de feu M. l'Evêque de Belley, et ce fut par son conseil qu'elle se résolut enfin de prendre M. Vincent pour son directeur; lequel bien qu'il ne se chargeât pas facilement de la conduite des âmes en particulier et qu'il évitât cet emploi autant qu'il lui était possible, de peur
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qu'il ne lui ôtât du temps et ne l'empêchât de s'appliquer à des œuvres plus importantes pour le service de l'Église, il crut néanmoins qu'il devait en cette occasion déférer aux avis de ce grand prélat et rendre cet office de charité à cette vertueuse Demoiselle: Dieu en ayant ainsi disposé pour les grands biens que sa Providence en voulait tirer et qui parurent bientôt après. Cette fidèle servante de Jésus-Christ se sentit fortement touchée, en ses oraisons, de s'adonner au service des pauvres; sur quoi, ayant demandé l'avis de M. Vincent, il lui fit cette réponse dans une lettre: «Oui, certes, Mademoiselle, je le veux bien: pourquoi non, puisque Notre-Seigneur vous a donné ce saint sentiment : Communiez demain, et vous préparez à la salutaire revue que vous vous proposez; Et après cela vous commencerez les saints exercices que vous vous êtes ordonnés. Je ne saurais vous dire combien mon cœur désire ardemment de voir le vôtre, pour savoir comment cela s'est passé en lui; mais je m'en veux bien mortifier pour l'amour de Dieu, auquel seul je désire que le vôtre soit occupé. Or sus, je m'imagine que les paroles de ce jour vous ont fort touchée: aussi sont-elles fort pressantes pour un cœur aimant d'un parfait amour. Ô que vous avez paru aujourd'hui devant les yeux de Dieu comme un bel arbre, puisque par sa grâce vous avez produit un tel fruit ! Je supplie qu'il fasse, par son infinie bonté, que vous soyez à jamais un véritable arbre de vie qui produise des fruits d'une vraie charité.» Ce fut un trait fort particulier de la Providence divine, qui parut en ce que, Madame la Générale des galères étant décédée en l'année 1625, après avoir coopéré avec tant de bénédiction aux premières missions et au premier établissement des Missionnaires, et M. Vincent s'étant alors retiré, comme il a été dit, au collège des Bons-Enfants, Dieu voulut que bientôt après Mademoiselle Le Gras allât demeurer auprès de ce collège, pour coopérer avec un très grand zèle à toutes les entreprises de charité auxquelles ce fidèle serviteur de Dieu s'appliquait, pour l'assistance corporelle et spirituelle des pauvres. Ayant donc trouvé en elle de si bonnes dispositions et éprouvé durant quelques années sa vertu, il lui proposa, au commencement de l'an 1629, de se donner particulièrement à Notre-Seigneur pour honorer sa charité envers les pauvres, et pour l'imiter autant qu'elle pourrait dans les fatigues, lassitudes et contradictions qu'il avait souffertes pour leur sujet. Il la convia d'entreprendre, à l'exemple de ce
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très charitable Seigneur, quelques voyages, et d'aller par les villages voir comme allaient les Confréries et assemblées de Charité qu'on y avait établies et que l'on continuait d'établir dans les missions: Ce qu'elle fit par esprit d'obéissance, y étant d'ailleurs assez portée par son zèle et par l'amour qu'elle avait envers les pauvres. Il ne se peut dire quel fruit et quelle bénédiction elle apporta en tous les lieux où elle fit cette visite charitable des Confréries de la Charité, relevant celles qui étaient déchues, encourageant les femmes qui les composaient, leur en faisant augmenter le nombre quand elles étaient trop peu pour en porter les charges, leur donnant divers avis pour s'acquitter dignement de leurs devoirs, les dressant au service des pauvres malades, leur distribuant des chemises et autres linges qu'elle leur portait, avec des drogues pour composer des remèdes, et leur suggérant plusieurs adresses et autres moyens pour procurer le soulagement et le salut de ces pauvres infirmes. Elle faisait ordinairement quelque séjour en chaque paroisse; et pendant ce temps-là, outre ce qu'elle procurait pour le bien des Confréries de la Charité, elle faisait assembler les jeunes filles en quelque maison particulière sous le bon plaisir de M. le curé, et les catéchisait et instruisait des devoirs de la vie chrétienne. S'il y avait une maîtresse d'école, elle lui enseignait charitablement à bien faire son office; s'il n'y en avait pas, elle tâchait d'y en faire mettre quelqu'une qui fût propre; et pour la mieux dresser, elle-même commençait à faire l'école et à instruire les petites filles en sa présence. Elle s'appliqua durant plusieurs années à ces travaux et exercices de charité, dans les diocèses de Beauvais, de Paris, de Senlis, de Soissons, de Meaux, de Châlons en Champagne et de Chartres, avec des fruits et des bénédictions qui ne se peuvent concevoir. Elle avait une instruction écrite de la main de M. Vincent touchant la manière qu'elle devait observer. Elle lui écrivait de temps en temps tout ce qui s'y passait, et ne faisait rien d'extraordinaire que par ses avis. Elle faisait ces voyages et ces aumônes à ses dépens, et était toujours accompagnée de quelques autres demoiselles de piété et d'une servante. Après avoir employé la plus grande partie de l'année en ces pénibles et charitables exercices, elle revenait ordinairement passer l'hiver à Paris, où elle continuait de s'occuper à rendre la même assistance aux pauvres; mais, non contente de ce qu'elle faisait par elle-
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même, la charité qui pressait son cœur la portait à convier autant qu'elle pouvait les autres personnes vertueuses de se donner à Jésus-Christ, pour lui rendre un semblable service en ses membres. Et ce qui est considérable en ceci, est qu'elle était d'une complexion fort délicate, et sujette à beaucoup d'infirmités, pour lesquelles toutefois elle ne relâchait rien de ses charitables travaux. Voici l'extrait du commencement et de la fin d'une lettre que M. Vincent lui écrivit sur ce sujet: «Béni soit Dieu de ce que vous voila arrivée en bonne santé. Ayez donc soin de la conserver pour l'amour de Notre-Seigneur et de ses pauvres membres, et prenez garde de n'en pas trop faire. Car c'est une ruse du diable, de laquelle il se sert pour tromper les bonnes âmes, de les inciter à faire plus qu'elles ne peuvent, afin qu'elles ne puissent plus rien faire. Au contraire, l'Esprit de Dieu excite doucement à faire raisonnablement le fruit que l'on peut faire, afin qu'on le fasse avec persévérance. Faites donc ainsi, Mademoiselle, et vous agirez selon l'Esprit de Dieu, etc.» «Lorsque vous serez louée et estimée, unissez votre esprit aux mépris, aux moqueries et aux affronts que le Fils de Dieu a soufferts. Certes un esprit vraiment humble est humilié autant dans les honneurs que dans les mépris, et fait comme l'abeille qui compose son miel aussi bien de la rosée qui tombe sur l'absinthe que de celle qui tombe sur la rose; j'espère que vous en userez ainsi.» Or, quoique dans le commencement M. Vincent n'eût autre dessein que d'établir cette Confrérie de la Charité dans les paroisses des villages et des petites villes, ou, n'y ayant point d'hôpitaux, les pauvres malades se trouvaient souvent dans un grand abandon, destitués de secours et de remèdes; Néanmoins, feu M. l'évêque de Beauvais ayant su les grands fruits que produisait cette Confrérie de la Charité pour le bien spirituel aussi bien que pour le soulagement corporel des pauvres malades, il voulut qu'elle fût établie en toutes les paroisses de la ville de Beauvais, qui sont au nombre de dix-huit. et depuis, quelques dames vertueuses et charitables de Paris, ayant vu les bons effets de cette confrérie dans les villages, firent en sorte qu'elle fût établie à Paris en leur paroisse, qui était celle de S. Sauveur; Ce fut en l'année 1629 que se fit ce premier établissement en la ville de
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Paris par M. Vincent, selon le désir de M. le curé. L'année suivante, Mademoiselle Le Gras ayant convié cinq ou six dames de sa connaissance de la paroisse de S. Nicolas du Chardonnet, où elle demeurait, de se joindre à elle pour le service des pauvres malades, comme elles firent, Elle écrivit à M. Vincent qui était alors en mission, pour lui rendre compte du progrès qu'elles avaient fait dans ce charitable exercice. Sur quoi il lui recommanda particulièrement de suivre les règlements des Confréries déjà établies, ajoutant d'autres avis convenables pour faire réussir ce saint œuvre en cette paroisse-là, ainsi qu'il avait fait l'année précédente en celle de S. Sauveur. Ce qu'elle observa fidèlement. et Dieu y donna telle bénédiction, que plusieurs autres dames s'étant associées aux premières, les pauvres ont toujours été depuis par ce moyen très bien assistés, sous la sage conduite de M. le curé. La même année et la suivante 1631, cette confrérie fut établie par M. Vincent, avec la permission de M. l'Archevêque de Paris et l'agrément de Messieurs les Curés, dans les paroisses de S. Médéric, S. Benoît et S. Sulpice; et ensuite en divers temps le même établissement s'est fait dans les paroisses de S. Paul, de S. Germain l'Auxerrois, de S. Eustache, de S. André, de S. Jean, de S. Barthélemy, de S. Étienne du Mont, de S. Nicolas des Champs, de S. Roch, de S. Jacques de la Boucherie, de S. Jacques du Haut-Pas, de S. Laurent, et généralement presque en toutes les paroisses de la ville et des faubourgs de Paris. Messieurs Descordes et Lamy, qui étaient maîtres et administrateurs de l'hôpital des Quinze-Vingts, prièrent aussi M. Vincent d'y établir la même Confrérie de la Charité; ce qui fut fait. Il ne faut pas omettre ici que, les premières années que Mademoiselle Le Gras s'employait aux exercices de la Confrérie de la Charité dans la paroisse de S. Nicolas du Chardonnet, il lui arriva un jour d'approcher d'une fille qui avait la peste: Ce que M. Vincent ayant su, il lui écrivit en ces termes: «Je viens d'apprendre, il n'y a qu'une heure, l'accident qui est arrivé à la fille que vos gardes des pauvres retiraient, et comme vous l'avez visitée; je vous avoue, Mademoiselle, que d'abord cela m'a si fort attendri le cœur, que s'il n'eût été nuit, je fusse parti à l'heure même pour vous aller voir. Mais la bonté de Dieu sur les personnes qui se donnent à lui pour le service des pauvres, dans la
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Confrérie de la Charité, en laquelle jusqu'à présent aucune n'a été frappée de la peste, me fait avoir une très parfaite confiance en lui que vous n'en aurez point de mal. Croiriez-vous, Mademoiselle, que non seulement je visitai feu M. le sous-prieur de Saint-Lazare, qui mourut de la peste, mais même que je sentis son haleine; et néanmoins ni moi, ni nos gens qui l'assistèrent jusqu'à l'extrémité, n'en avons point eu de mal. Non, Mademoiselle, ne craignez point, Notre-Seigneur veut se servir de vous, pour quelque chose qui regarde sa gloire, et j'estime qu'il vous conservera pour cela. Je célébrerai la sainte messe à votre intention. Je vous irais voir dès demain, n'était l'assignation que j'ai avec quelques docteurs à la Magdeleine, pour des affaires qui regardent l'établissement de cette maison-là.» On a remarqué, sur le sujet de cette lettre, que la prédiction de M. Vincent a eu son effet et que cette charitable demoiselle, nonobstant la continuation de ses pénibles exercices et toutes ses grandes et fréquentes infirmités, n'a pas laissé de vivre encore près de trente ans, depuis que M. Vincent lui écrivit cette lettre: Dieu voulant se servir d'elle, non seulement pour le bien de ces Confréries si utiles et salutaires aux pauvres malades, mais aussi pour l'établissement d'une nouvelle communauté de vertueuses filles qui ont beaucoup contribué au bien de ces Confréries, et qui rendent outre cela d'autres bons services à l'Eglise, comme nous allons voir au chapitre suivant.
CHAPITRE XXIV Institution de la Compagnie des Filles de la Charité, servantes des pauvres malades S'il est vrai, comme a dit le prophète, qu'un abîme appelle à soi un autre abîme, à plus forte raison peut-on dire qu'une bénédiction attire une autre bénédiction, et que la charité, qui est la plus féconde de toutes les vertus, achevant une œuvre, en conçoit ordinairement et en commence une autre. Cela se vérifie particulièrement au présent sujet. Car la Confrérie de la Charité, dont il a été parlé au chapitre précédent, a donné commencement à une sainte Compagnie de filles qui portent le même titre et se nomment Filles de la Charité. Et Dieu, ayant fait M. Vincent instituteur d'une Congrégation d'hommes pour
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évangéliser les pauvres, a voulu qu'il fût aussi le père et l'instituteur d'une nouvelle communauté de filles, pour le service des mêmes pauvres et principalement des malades. Cet ouvrage doit être d'autant plus attribué à la conduite de la divine Providence que M. Vincent y a moins contribué de sa propre volonté et qu'il s'est vu comme nécessité, contre son dessein, de donner les mains a ce nouvel établissement. Voici de quelle façon cela est arrivé. Les Confréries de la Charité ayant été premièrement établies dans les villages, comme il a été dit, les femmes qui en étaient s'appliquaient elles-mêmes au service des malades, allant, les unes après les autres, les visiter et leur rendre toutes les assistances nécessaires. Lorsque ces mêmes confréries furent établies dans les paroisses de Paris, les dames qui en avaient procuré l'établissement, poussées du même esprit de charité, voulurent aussi elles-mêmes les aller visiter en leurs maisons et leur rendre les mêmes services. Or, ces Confréries s'étant beaucoup multipliées dans la suite du temps, il se trouva parmi celles qui s'y faisaient enrôler plusieurs dames de condition, lesquelles ne pouvaient pas, soit par l'opposition de leurs maris, soit pour d'autres raisons, rendre elles-mêmes aux malades les assistances nécessaires et accoutumées, comme leur porter la nourriture, faire leur lit, préparer les remèdes et autres choses semblables; et lorsqu'elles employaient leurs gens pour leur rendre ces services, il arrivait le plus souvent qu'ils n'avaient ni adresse ni affection pour s'en bien acquitter: ce qui fit voir à ces dames qu'il était absolument nécessaire d'avoir des servantes qui ne fussent employées qu'à servir les pauvres malades, et qui leur distribuassent chaque jour la nourriture et les remèdes, selon l'exigence de leurs maladies. Cela fut proposé dès l'année 1630 à M. Vincent, lequel, après y avoir pensé devant Dieu et reconnu la nécessite de ce secours, se souvint que dans les missions des villages on rencontrait quelquefois de bonnes filles qui n'avaient pas de disposition pour le mariage ni le moyen d'être religieuses, et il se dit qu'il s'en pourrait trouver de ce nombre qui seraient bien aises de se donner pour l'amour de Dieu au service des pauvres malades. La Providence de Dieu disposa les choses en sorte, qu'aux premières missions suivantes, il s'en trouva deux qui acceptèrent la proposition qui leur en fut faite, et qui furent mises, l'une en la paroisse de S.
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Sauveur, et l'autre en celle de S. Benoît; et ensuite, il s'en présenta d'autres qui furent placées à S. Nicolas du Chardonnet et en d'autres paroisses. M. Vincent et Mademoiselle Le Gras leur donnèrent les avis qu'ils jugèrent nécessaires pour leur aider à se comporter de la manière qu'elles devaient, tant envers les dames qu'envers les pauvres malades: mais ces filles, étant venues de divers lieux, n'avaient alors aucune liaison ni correspondance entre elles, ni autre dépendance que des dames des paroisses où elles demeuraient. d'ailleurs, n'ayant point été dressées aux exercices de ces charités envers les pauvres malades, il s'en trouvait parmi elles qui ne donnaient point de satisfaction, lesquelles pour cela il fallait ôter; et comme on n'avait point des filles de réserve éprouvées et formées, il arrivait que les dames et les pauvres retombaient dans leur premier besoin. Cela faisait bien voir qu'il était nécessaire d'avoir en main un grand nombre de filles pour en mettre en tous les lieux de Paris où ces Confréries se trouvaient établies; qu'il fallait aussi en prendre un soin particulier pour les dresser au service des malades, leur apprendre à saigner et à préparer les remèdes, mais encore plus pour les élever et les former à l'exercice de l'oraison et de la vie spirituelle; étant comme impossible de persévérer longtemps en cette vocation très pénible et de vaincre les répugnances que la nature y ressent, si on n'a un grand fonds de vertu. M. Vincent voyait ce grand besoin, et il était fort souvent importuné sur ce sujet par les dames qui n'avaient recours qu'à lui, pour leur fournir des filles telles qu'il était à désirer, mais qui ne se pouvaient que très difficilement rencontrer. Or, comme il n'était pas homme à s'inquiéter ni empresser, il se contentait de recourir à Dieu par la prière, attendant qu'il plût à sa Providence lui découvrir quelque moyen pour pourvoir à cette nécessité. Il ne fut point trompé dans son attente; car, plusieurs filles s'étant bientôt présentées, il en choisit trois ou quatre qu'il jugea les plus propres et les mit entre les mains de Mademoiselle Le Gras, qui logeait alors auprès de S. Nicolas du Chardonnet, l'ayant auparavant disposée à les recevoir, loger et entretenir en sa maison, pour les rendre capables de correspondre aux desseins de la Providence de Dieu sur elles. Cela se fit en l'année 1633, seulement par manière d'essai, et Dieu donnant bénédiction à ces commencements, le nombre des
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filles s'augmenta, et il s'en forma enfin une petite communauté qui a servi et qui sert encore d'une pépinière de Filles de la Charité, pour servir les pauvres malades dans les paroisses, dans les hôpitaux et dans les autres lieux où elles sont appelées. Mademoiselle Le Gras voyant les bénédictions que Dieu répandait sur cette petite communauté naissante, et l'affection qu'elle avait pour les pauvres la poussant à s'appliquer plus particulièrement à dresser ces filles qui leur pouvaient rendre un service si utile et salutaire, elle voulut savoir de M. Vincent si elle se dédierait entièrement à cette sainte entreprise, et après qu'elle l'eût pressé plusieurs fois pour la déterminer et pour lui dire si elle devait écouter cette pensée et suivre ce mouvement. Voici la réponse qu'il lui fit, selon sa maxime ordinaire de ne s'employer aux œuvres nouvelles et extraordinaires que par manière d'essai: «Quant à cet emploi, lui dit-il, je vous prie une fois pour toutes de n'y point penser, jusqu'à ce que Notre-Seigneur fasse paraître qu'il le veut; car on désire souvent plusieurs bonnes choses, d'un désir qui semble être selon Dieu, et néanmoins il ne l'est pas toujours; mais Dieu permet ces désirs pour la préparation de l'esprit à être selon ce que sa Providence même désire. Saül cherchait des ânesses, et il trouva un royaume. Saint Louis prétendait à la conquête de la Terre sainte, et il obtint la conquête de soi-même et la couronne du ciel. Vous cherchez à devenir la servante de ces pauvres filles, et Dieu veut que vous soyez la sienne, et peut-être de plus de personnes que vous ne seriez en cette façon. Pour Dieu, Mademoiselle, que votre cœur honore la tranquillité de celui de Notre-Seigneur, et il sera en état de le servir. Le royaume de Dieu est la paix au S. Esprit; il régnera en vous, si vous êtes en paix. Songez-y donc, s'il vous plaît, et honorez souverainement le Dieu de paix et de dilection.» Et par une autre lettre il lui manda: «Je n'ai pas le cœur assez éclairci devant Dieu en cette affaire; une difficulté m'empêche de voir quelle est sa volonté. Je vous supplie, Mademoiselle, de lui recommander ce dessein pendant ces saints jours auxquels il communique plus abondamment les grâces du Saint-Esprit. » Par ces lettres et plusieurs autres que M. Vincent écrivit sur ce même sujet, on voit avec quelle retenue il procédait au discernement de la vraie vocation de cette vertueuse Demoiselle pour
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la direction de ces filles: non seulement parce qu'il la jugeait capable de plus grandes choses que celle-là, qui paraissait alors bien petite pour borner les talents et les grâces qu'elle avait reçus de Dieu, mais aussi parce que son humilité ne lui permettait pas de présumer que Dieu voulût se servir de lui pour exécuter tout ce que sa Providence a fait depuis par l'entremise de cette charitable Demoiselle. Il la tint donc deux ans dans cette indifférence, la remettant toujours sans lui donner une dernière résolution, et l'exhortant de se confier uniquement en Dieu, moyennant quoi il l'assurait qu'elle ne serait point trompée. Quant à lui, sa grande humilité lui faisait toujours souhaiter que Dieu fît tout sans lui, ne s'estimant capable de rien, sinon d'apporter obstacle aux desseins de sa Providence; et il semblait tout au contraire que Dieu se plaisait de se servir de la main de son fidèle serviteur malgré lui, pour commencer et conduire à chef les choses les plus importantes pour sa gloire. Enfin cette parole qu'il avait si souvent répétée sur ce sujet à Mademoiselle Le Gras, que se confiant uniquement en Dieu, elle ne serait point trompée, se vérifia dans la suite du temps par les bénédictions extraordinaires que Dieu donna à ces premiers essais, qu'elle n'avait entrepris et continués que par esprit d'obéissance. Pour M. Vincent, l'on peut dire en quelque manière qu'il fut lui-même trompé; car il ne prétendait que de faire instruire et dresser quelques filles au service de Dieu et des pauvres malades pour les départir ensuite dans les paroisses de Paris, sans que cela parût au dehors. Mais Dieu a tellement multiplie cette petite communauté de filles en nombre et en grâces, que M. Vincent et cette vertueuse demoiselle ont eu la consolation pendant leur vie de la voir répandue non seulement en vingt-cinq ou trente endroits de Paris, mais encore en plus de trente autres villes, bourgs et villages de diverses provinces de la France, et même jusque dans la Pologne, où la Reine, par son zèle et par sa charité, a voulu les établir pour le bien des pauvres de son royaume. Voila quels ont été les fruits de l'humilité de M. Vincent, qui ne pensait à rien moins que de se faire instituteur d'une nouvelle communauté de filles: communauté sur laquelle il a plu à Dieu répandre une si abondante rosée de ses bénédictions et de ses grâces, qu'elle a été désirée et recherchée de toutes parts, jusqu'à un tel point qu'on ne donne pas même le temps de bien dresser les filles, parce que
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(s'il faut ainsi parler) on arrache ces jeunes plantes de leur séminaire presque aussitôt qu'elles y sont mises, sans leur donner le temps de se former. A quoi néanmoins Dieu, suppléant par sa miséricorde, les a toujours assistées de telle sorte, que par leur frugalité, assiduité dans ]e travail, amour de la pauvreté, patience, modestie et charité, elles ont donné et continuent de donner beaucoup d'édification en tous les lieux où elles sont employées. Les premiers fondements de leur communauté furent poses dans la maison de Mademoiselle Le Gras, en la paroisse de Saint-Nicolas du Chardonnet; d'où depuis, par l'avis de M. Vincent, elle les transféra en une autre maison, au village de la Chapelle, à demi-lieue de Paris, comme à un lieu plus propre pour les élever, nourrir et vêtir à la façon des champs, dans un esprit de pauvreté et d'humilité étant destinées pour être les servantes des pauvres. Ensuite de quoi, environ l'année 1642, elles retournèrent à Paris et furent logées et établies au faubourg Saint-Lazare, en la maison où elles sont encore aujourd'hui. Enfin Vincent leur prescrivit des règles et constitutions qui furent approuvées par M. l'Archevêque de Paris, lequel par son autorité les érigea en Congrégation ou Compagnie sous le titre de Filles de la Charité, servantes des pauvres, et sous la direction du Supérieur général de la Congrégation de la Mission. Le Roi a confirmé et autorisé leur établissement par ses lettres patentes, qui ont été vérifiées au Parlement de Paris. Outre le service et l'assistance qu'elles rendent aux pauvres malades, elles s'emploient encore, en plusieurs lieux, à instruire les jeunes filles, et leur apprennent surtout à connaître et servir Dieu et à s'acquitter des principaux devoirs de la vie chrétienne. Cette œuvre semblera petite aux yeux du monde qui ne prise que les choses qui ont de l'apparence et de l'éclat; mais ceux qui savent combien les œuvres de miséricorde et de charité sont précieuses devant Dieu et de quelle façon elles ont été recommandées par Notre-Seigneur connaîtront que cet Institut, quoique petit devant les hommes, est néanmoins grand devant Dieu; et d'autant plus méritoire dans ses emplois, que Jésus-Christ a plus expressément déclaré qu'il avait aussi agréable le service qu'on rend aux pauvres que s'il était fait à sa propre personne, et que d'ailleurs la charité avec laquelle on lui rend ce service en la personne des pauvres est plus pure, et par conséquent plus parfaite: n'y ayant souvent rien à attendre pour toute recon-
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naissance de la part de ces pauvres créatures que des contradictions, des plaintes et des injures. C'est Dieu qui, par l'humble et charitable Vincent de Paul, a fait naître et multiplier cette petite Communauté, laquelle a produit par le passé et continue toujours de produire des fruits d'humilité, de patience, de charité et des autres vertus que le Fils de Dieu a le plus chéries et plus particulièrement recommandées dans l'Évangile; de quoi il sera encore parlé en la seconde partie.
CHAPITRE XXV Les exercices des Ordinands, pour aider ceux qui désirent recevoir les saints Ordres. L'avertissement de S. Paul à l'Evêque S. Timothée, de n'imposer pas facilement les mains pour conférer le sacrement de l'Ordre, est très important, non seulement aux évêques, pour ne se rendre participants, comme dit le même Apôtre, des péchés d'autrui, mais aussi à toute l'Eglise, qui ne reçoit point ordinairement de plus grand dommage, comme a dit un S. Père, que de la part de ses propres ministres. En sorte que l'on peut dire avec vérité que les persécutions des tyrans n'ont pas tant causé de préjudice au salut des âmes que la vie scandaleuse et la conduite pernicieuse des mauvais prêtres. C'est là aussi le sujet d'une des plus grandes peine des bons évêques qui désirent s'acquitter dignement de leur charge, lesquels, d'un côté, voyant la nécessite de pourvoir leurs églises de prêtres et autres ministres sacrés, se trouvent, d'autre part, fort empêchés lorsqu'il est question d'en faire le choix: étant presque impossible que dans le grand nombre de ceux qui se présentent, et qu'ils sont nécessités de recevoir pour fournir à la grande étendue de leurs diocèses et à la multitude nombreuse des peuples qui remplissent les paroisses, il ne s'en trouve plusieurs assez mal pourvus des qualités et des vertus requises pour un si saint ministère. Et quelque diligence qu'ils puissent apporter à l'examen de la capacité de ceux qui se présentent et à la perquisition de leur vie et de leurs mœurs, ils ne peuvent pas connaître tout ce qui en est et ils y sont souvent trompés. Feu Messire Augustin Potier, évêque de Beauvais, dont la mémoire est en béné-
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diction pour son zèle, sa vigilance pastorale et ses autres vertus, avait bien reconnu ce mal et souvent recherché les moyens d'y remédier. Ce fut pour cela que, voyant avec quelle abondance Dieu avait communiqué son Esprit à M. Vincent pour pourvoir aux nécessités spirituelles de son peuple, par le moyen des missions qu'il avait faites en la plupart des paroisses de son diocèse et par les Confréries de la Charité qu'il y avait établies, il jugea qu'il n'aurait pas moins de lumière ni de grâce pour lui aider à remettre son clergé en bon état. Pour cet effet, comme il avait une grande estime de sa vertu et une confiance particulière en sa charité, il lui déchargeait souvent son cœur et lui déclarait les peines qu'il ressentait sur ce sujet; il l'appelait souvent à Beauvais, ou bien il le venait visiter à Paris pour aviser aux moyens et aux remèdes les plus convenables et les plus efficaces. Un jour entre les autres, ce bon prélat ayant demandé à M. Vincent qu'est-ce qu'il pourrait faire pour remédier aux dérèglements de son clergé et le remettre en l'état qu'il devait être, ce sage et expérimenté Missionnaire lui répondit qu'il était presque impossible de réformer et redresser les mauvais prêtres qui avaient vieilli dans leurs vices et les curés mal réglés en leur vie qui avaient pris un mauvais pli; Mais que, pour travailler avec espérance de fruit à la réforme de son clergé, il fallait aller à la source du mal pour y appliquer le remède, et que, puisqu'on ne pouvait que très difficilement convertir et changer les anciens prêtres, il fallait avoir soin d'en former de bons pour l'avenir. Ce qui se ferait, premièrement, en prenant résolution de n'en plus admettre aux Ordres qui n'eussent la science requise et les autres marques d'une véritable vocation; Secondement, en travaillant à l'égard de ceux qu'on voudrait admettre, pour les rendre capables de leurs obligations et leur faire prendre l'esprit ecclésiastique, desquels on pourrait après pourvoir les paroisses. M. de Beauvais ayant fort goûté cette pensée, il arriva un jour que, faisant voyage et menant avec lui M. Vincent dans son carrosse, au mois de juillet de l'année 1628, ce bon prélat demeura quelque temps les yeux fermés sans parler, méditant quelque chose dans son esprit; et eux qui l'accompagnaient s'étant retenus dans le silence, croyant qu'il sommeillait, il ouvrit les yeux et leur dit qu'il ne dormait pas, mais qu'il venait de penser quel serait le moyen le plus court et le plus assuré pour bien dresser et
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préparer les prétendants aux saints Ordres; et qu'il lui avait semblé que ce serait de les faire venir chez lui et de les y retenir quelques jours pendant lesquels on leur ferait faire quelques exercices convenables, pour les informer des choses qu'ils devaient savoir et des vertus qu'ils devaient pratiquer; alors M. Vincent, qui lui avait déjà représenté en général la nécessité de cette préparation, en approuva grandement la manière et, élevant la voix, lui dit: «O Monseigneur ! voilà une pensée qui est de Dieu; voilà un excellent moyen pour remettre petit à petit tout le clergé de votre diocèse en bon ordre.» Et sur cela, l'ayant encouragé de plus en plus à commencer une si sainte entreprise, ce vertueux prélat se résolut des lors d'en venir à l'exécution. En se séparant de M. Vincent, il lui dit qu'il allait faire préparer toutes choses à cette fin, le priant de penser aux matières propres pour entretenir ceux qui se présenteraient à l'ordination et de mettre par écrit l'ordre qu'il devait observer pendant cette retraite. Il le convia aussi de se rendre à Beauvais quinze ou vingt jours avant le temps de la prochaine ordination, qui se devait faire au mois de septembre suivant. M. Vincent ne manqua pas de faire ce que ce prélat lui avait prescrit, « Etant plus assuré, comme il le disait, que Dieu demandait ce service de lui, l'ayant appris de la bouche d'un évêque, que s'il lui avait été révélé par un ange». Lorsqu'il fut arrivé à Beauvais, M. l'évêque, après l'examen des ordinands, fit lui-même l'ouverture des exercices; et les entretiens dont le projet avait été disposé furent continués jusqu'au jour de l'ordination, par M. Vincent et par MM. Messier et Duchesne, docteurs de la faculté de Paris, à peu près selon l'ordre qu'on a depuis suivi et que l'on suit encore maintenant. Monsieur Vincent expliqua particulièrement le Décalogue aux ordinands; ce qu'il fit d'une manière si nette et tout ensemble si affective et si efficace, que ses auditeurs en conçurent un désir de lui faire des confessions générales; et même M. Duchesne, docteur, qui faisait de son côté une partie de ces entretiens, en fut tellement touché, qu'il voulut faire une confession générale de toute sa vie à M . Vincent: de quoi les ordinands furent grandement édifiés. A quelque temps de là, M. l'Évêque de Beauvais étant venu à Paris et ayant entretenu feu M. l'Archevêque des grands fruits que ces exercices commençaient à produire dans son diocèse, il lui en fit voir l'importance, l'utilité, et même la néces-
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sité; de telle sorte que ce bon prélat ordonna, au commencement de l'année 1631, que tous ceux qui seraient admis pour recevoir les Ordres dans son diocèse seraient obligés de se retirer chez les Prêtres de la Congrégation de la Mission, dix jours avant chaque ordination, pour être informés par eux des dispositions requises et aides à les obtenir de Dieu. Monsieur Vincent, obéissant à cette Ordonnance, commença, dès le carême suivant, à recevoir les ordinands au collège des Bons-Enfants, n'ayant pas encore son établissement à Saint-Lazare, et leur fit faire les exercices pendant le temps prescrit par la même Ordonnance; Ce qui a toujours été continué depuis ce temps-là jusqu'à maintenant. De cette première maison de la Congrégation de la Mission, cette sainte pratique de retirer et exercer les ordinands pendant quelques jours s'est communiquée et répandue par le zèle de M. Vincent en plusieurs autres diocèses de France et d'Italie, et même jusque dans Rome, avec un fruit et une bénédiction qui se peuvent mieux reconnaître par les effets qu'expliquer par des paroles; nous réservons de faire voir plus en particulier dans le second livre l'ordre qu'on observe en ces exercices, les fruits qu'ils ont produits, et les raisons principales qui en font connaître l'importance et la nécessité pour le bien de l'Eglise.
CHAPITRE XXVI L'usage des Retraites spirituelles pour toutes sortes de personnes. La terre est tout en désolation (disait autrefois un Prophète) parce qu'il n'y a personne qui se recueille intérieurement, et qui s'applique à penser et à méditer dans son cœur. On s'épanche sur les choses extérieures et on laisse aller les pensées de son esprit sur toutes sortes d'objets sensibles, sans rentrer presque jamais en soi-même; on se souvient très rarement de Dieu; on ne considère point la fin pour laquelle Dieu nous a donné l'être et la vie, avec les moyens pour y parvenir: et de là provient l'aveuglement d'esprit, le dérèglement du cœur, et enfin la perte du salut de la plupart de ceux qui se damnent. Les plus grands saints ont souvent parlé contre ce désordre, et ont exhorté les fidèles à rentrer en eux-mêmes, par l'exercice de la méditation. Dans ces derniers temps, Saint Charles Bor-
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romée, saint Ignace, le bienheureux François de Sales et plusieurs autres saints personnages ont mis en usage les exercices spirituels pour porter les âmes à la pratique de cette récollection si nécessaire. Mais, quoique cela ait produit de très grands fruits, il s'est trouvé néanmoins que, faute de lieux propres et autres aides et commodités extérieures pour faire ces exercices, il y avait peu de personnes, particulièrement entre les laïques, qui en pussent profiter. Ce fut cette considération qui fit résoudre M. Vincent de tenir la porte de sa maison, et encore plus celle de son cœur, ouverte pour recevoir tous ceux qui auraient cette dévotion, et même de convier les personnes qui en auraient besoin de venir passer quelques jours dans les exercices d'une sainte retraite. Il semblait que ce fidèle serviteur disait plus de cœur que de bouche, à l'imitation de son divin Maître: « Venez a moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés du fardeau de vos péchés et de vos vices, et je vous soulagerai.» Depuis qu'il eut commencé cet office de charité au collège des Bons-Enfants, il l'a toujours continué en toutes les maisons de la Mission, et particulièrement en celles de Paris et de Rome. Les prêtres de sa Congrégation, qui pratiquent eux-mêmes ces exercices de retraite tous les ans, à l'exemple de leur père et instituteur qui n'y manquait jamais, quelques affaires qu'il pût avoir, y reçoivent à bras ouverts et avec une charité cordiale les personnes de dehors qui s'y présentent, de quelque condition qu'elles soient, riches et pauvres, ecclésiastiques et laïques, docteurs et ignorants, nobles et artisans, maîtres et serviteurs: et en leur faisant part de leur table, ils leur rendent toute sorte d'assistances et de services pour le bien de leurs âmes, soit en les portant et aidant à faire de bonnes confessions générales pour se convertir parfaitement à Dieu, soit en leur donnant lumière et conseil pour se dresser un ordre et un règlement de vie selon leur condition, ou même pour faire le choix d'un état et pour connaître les desseins de Dieu sur eux. L'on a vu plusieurs fois en la maison de Saint-Lazare, dans un même réfectoire, des seigneurs portant le cordon-bleu, des gens de palais, des artisans, des ermites et des laquais, qui faisaient en même temps leur retraite, avec plusieurs autres personnes ecclésiastiques. Et pour cela, M. Vincent disait quelquefois, avec cette douce gaieté dont il savait user en temps et lieu, que la maison de Saint-Lazare était comme l'arche de Noé, où
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toute sorte d'animaux, grands et petits, étaient reçus et logés. Nous verrons plus en particulier au second livre les grands fruits et les effets admirables que ces retraites ont produits en diverses occasions, dont M. Vincent avait des sentiments très particuliers de reconnaissance envers Dieu, le remerciant, et se tenant grandement obligé à sa bonté, de ce qu'il daignait se servir de lui et des siens, pour opérer tous ces effets de sa miséricorde et de sa grâce. C'est aussi pour cette considération qu'il a toujours eu une affection tout extraordinaire de conserver dans sa Compagnie cette pratique des retraites qu'il appelait un don du ciel, quoiqu'elle lui fût grandement à charge, et qu'outre la peine que lui et les siens en recevaient, cela l'obligeât de faire une dé pense fort notable, nourrissant gratuitement la plupart de ce grand nombre d'exercitants qui passent tous les ans par Saint-Lazare et par les autres maisons de la Mission, sans qu'il y ait aucune fondation ni revenu destiné pour les défrayer. Mais ce grand serviteur de Dieu n'avait aucun égard à la dépense, quand il était question de procurer le salut des âmes qui avaient coûté si cher à Jésus-Christ; Il lui semblait, selon ce que dit le Saint-Esprit dans les Cantiques, que quand bien même il eût employé toute la substance de la maison pour de telles œuvres de charité, il n'aurait encore rien fait au prix de ce qu'il croyait que cette divine vertu l'obligeait de faire. Et comme s'il n'eût pas encore été pleinement satisfait de ce que les hommes de toute sorte de conditions trouvaient dans les maisons de sa Compagnie des aides si propres pour leur sanctification et pour leur salut, sa charité qui ne disait jamais: C'est assez, a procuré aussi que des femmes et des filles trouvassent quelquefois un semblable secours pour le bien spirituel de leurs âmes dans la maison des Filles de la Charité, où Mademoiselle Le Gras les recevait à bras ouverts et leur rendait toutes les assistances qu'elle pouvait avec un cœur qui n'était jamais las de bien faire. Voici l'extrait d une lettre que M. Vincent lui écrivit un jour sur ce sujet: «Mme la Présidente Goussault et Mademoiselle Lamy s'en vont faire chez vous leur petite retraite. Je vous prie de les servir en cela, de leur donner le partage du temps que je vous ai mis en main, de leur marquer les sujets de leurs oraisons, d'écouter le rapport qu'elles vous feront de leurs bonnes
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pensées, en présence l'une de l'autre, et faire faire lecture de table pendant leur repas, au sortir duquel elles pourront se divertir d'une manière gaie et modeste. Le sujet pourra être des choses qui leur seront arrivées pendant leur solitude, ou qu'elles auront lues des Histoires saintes. Et s'il fait beau après le dîner, elles se pourront promener un peu; hors ces deux temps, elles observeront le silence. Il sera bon qu'elles écrivent les principaux sentiments qu'elles auront eus en l'oraison et qu'elles disposent leur confession générale pour mercredi. La lecture spirituelle pourra être de l'Imitation de Jésus-Christ, de Thomas a Kempis, en s'arrêtant un peu à considérer sur chaque période, comme aussi quelque chose de Grenade, rapportant au sujet de leur méditation. Elles pourront encore lire quelques chapitres des Evangiles. Mais il sera bon que le jour de leur confession générale, vous leur donniez l'oraison du Mémorial de Grenade, qui est pour exciter a la contrition. Au reste, vous veillerez à ce qu'elles ne se pressent pas trop âprement en ces exercices. Je prie Notre-Seigneur qu'il vous donne son Esprit pour cela.» Une autre dame ayant fait sa retraite en la même maison des Filles de la Charité, en quelque autre occasion, et sur la fin ayant donné à Mademoiselle Le Gras ce qu'elle avait mis par écrit de ses bons sentiments et résolutions, pour les envoyer à M. Vincent, comme elle fit. Ce sage et expérimenté directeur, les ayant lues, lui écrivit en ces termes: «Je vous envoie les résolutions de Madame N., qui sont bonnes; mais elles me sembleraient encore meilleures si elle descendait un peu au particulier. Il sera bon d'exercer à cela celles qui feront les exercices de la retraite chez vous; le reste n'est que production de l'esprit, lequel, ayant trouvé quelque facilité et même quelque douceur en la considération d'une vertu, se flatte en la pensée d'être bien vertueux; néanmoins, pour le devenir solidement, il est expédient de faire des bonnes résolutions de pratiquer sur les actes particuliers des vertus, et être après fidèle à les accomplir. Sans cela, on ne l'est souvent que par imagination.»
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CHAPITRE XXVII Les Conférences spirituelles pour les Ecclésiastiques. C'est de tout temps que les conférences spirituelles ont été en usage dans l'Église, principalement entre les personnes désireuses de la vertu. Les anciens Pères du désert s'en servaient comme d'un excellent moyen pour s'entr'aider dans la voie étroite de la perfection évangélique, et nous avons encore des volumes entiers remplis des matières qu'ils traitaient dans leurs saintes assemblées, où ils considéraient Jésus-Christ présent, suivant la parole qu'il en a donnée dans son Evangile, que lorsque deux ou trois seraient assemblés en son nom, il se trouverait au milieu d'eux. Or, comme M. Vincent reconnaissait l'excellence et l'utilité de ce moyen par sa propre expérience, l'ayant introduit parmi ceux de sa Compagnie, des le commencement de son établissement, avec grande bénédiction, il embrassa volontiers l'occasion que Dieu lui présenta d'établir ces mêmes conférences spirituelles parmi les personnes ecclésiastiques. Voici de quelle manière la chose arriva. Quelques vertueux ecclésiastiques ayant passé par les Exercices de l'ordination et reçu par ce moyen plusieurs grâces, et particulièrement une grande affection de mener une vie digne du caractère sacré qu'ils avaient reçu, se trouvèrent pleins du désir de conserver ces bons sentiments et de persévérer dans ces saintes dispositions. Ils s'adressèrent à ce sujet à M. Vincent, le priant de les vouloir assister de ses bons avis pour leur conduite, et leur déclarer de quelle façon ils se devaient comporter pour correspondre fidèlement aux grâces qu'ils avaient reçues en l'ordination. M. Vincent, qui ne respirait que charité, et qui avait un zèle très ardent pour procurer le bien spirituel des personnes ecclésiastiques, leur proposa, entre plusieurs autres moyens, de s'assembler une fois la semaine pour conférer ensemble des choses qui regardaient leur état, comme des vertus ecclésiastiques, des fonctions propres de leur ministère et autres semblables matières dont ils pourraient tirer une grande utilité pour le bien de leurs âmes; outre que ces mêmes Conférences serviraient à faire
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entre eux quelque union particulière au service de Jésus-Christ et de son Église, pour s'entr'aider les uns les autres, s'encourager dans leurs travaux et se perfectionner dans leurs emplois. Cette proposition fut reçue par eux comme un avis qui leur venait du ciel par l'organe de M. Vincent. Le mardi fut choisi comme le jour de la semaine qui leur semblait le plus propre pour cette conférence, laquelle ils commencèrent dès ce temps-là, avec l'agrément et permission de M. l'Archevêque de Paris, (ce fut en l'année 1633) et l'ont depuis toujours continuée avec un très grand fruit, non seulement pour leur propre avancement en la vertu, mais aussi pour le bien de toute l'Eglise, comme l'on verra au second livre. Cette assemblée, petite au commencement, quant au nombre, s'est multipliée avec une bénédiction particulière, et a servi comme d'une pépinière sacrée qui a fourni à la France plusieurs archevêques et évêques qui s'acquittent saintement de leurs charges, ainsi qu'un grand nombre de vicaires généraux, officiaux, archidiacres, chanoines, curés et autres ecclésiastiques qui remplissent très dignement les bénéfices, offices et dignités de l'Église, et qui se sont répandus par tous les diocèses de ce Royaume, où ils ont beaucoup profité par le bon exemple de leur vie, et par le zèle qui anime leurs fonctions et qui les fait travailler avec bénédiction à l'avancement du royaume de Jésus-Christ. Il est bien vrai que ce n'était en aucune façon pour se produire, ni pour se procurer aucun avantage temporel ou l'entrée dans les bénéfices, que ces ecclésiastiques s'engageaient dans ces conférences; Au contraire, entre les dispositions qu'on désirait en ceux qui y étaient reçus, une des principales était un grand dégagement de tout propre intérêt, avec une intention pure et simple de se donner parfaitement au service de Dieu et de correspondre fidèlement a leur vocation. Leur sage et zélé directeur ne leur inculquait pour l'ordinaire autre chose que l'amour de l'humiliation, du mépris, de la pauvreté et des souffrances, à l'exemple de Jésus-Christ, leur divin Maître, dont ils faisaient profession particulière de se rendre imitateurs; et leurs emplois plus fréquents étaient d'aller catéchiser et confesser les pauvres dans les hôpitaux, dans les prisons et autres semblables lieux, ou bien d'aller travailler, quand M. Vincent les y conviait, avec les prêtres de sa Congrégation dans les paroisses des villages et rendre tous les services qu'ils pou-
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vaient aux pauvres de la campagne, et enfin de s'occuper dans les emplois ecclésiastiques qui semblent les plus bas et les moins estimés. Cependant Dieu, qui se plaît autant à exalter les humbles qu'à rabaisser les superbes, voulut se servir de leur abaissement pour les élever: car ces conférences et ces exercices ayant produit un changement assez considérable parmi les ecclésiastiques de Paris, entre lesquels on en voyait plusieurs, d'une naissance illustre, mener une vie fort exemplaire et s'employer avec zèle à diverses œuvres de charité, M. le Cardinal de Richelieu, qui en avait ouï parler, voulut en être plus particulièrement informé. Pour ce sujet il manda M. Vincent, et l'ayant entretenu touchant ces assemblées et conférences d'ecclésiastiques, et même sur la conduite et les emplois des prêtres de la Mission, il en fut très satisfait, et il conçut dès lors une plus grande estime de la personne et de la vertu de Monsieur Vincent que le bruit commun ne lui en avait donné, comme il le témoigna à Madame la Duchesse d'Aiguillon, sa nièce; l'ayant depuis voulu voir en diverses occasions, il l'exhorta de continuer les bonnes œuvres qu'il avait commencées, et lui dit même qu'il estimait que sa Congrégation ferait beaucoup de bien dans l'Église, lui promettant toute protection et assistance. Il désira aussi savoir quels étaient ces bons ecclésiastiques qui s'assemblaient toutes les semaines à S. Lazare, quelle était la fin de leurs assemblées, de quelles matières ils traitaient dans leurs conférences et à quelles œuvres de piété ils s'appliquaient. Il témoigna une satisfaction particulière des réponses que Monsieur Vincent lui fit là-dessus; comme il avait un grand désir de procurer que les églises de France fussent remplies de bons évêques et que ceux qui seraient élevés à cette dignité fussent pourvus de toutes les qualités requises pour s'acquitter dignement de leurs obligations, il lui demanda quels étaient particulièrement ceux qu'il estimait dignes de l'épiscopat, à dessein de les proposer au Roi pour être nommés par Sa Majesté aux évêchés qui viendraient à vaquer. M. Vincent lui en ayant nommé quelques-uns, ce sage et zélé ministre prit aussitôt la plume et se donna la peine d'en écrire lui-même la liste de sa propre main, selon l'ordre qu'il lui nommait. Et ce qui ne doit pas être omis est que tout ceci se passa si secrètement, et M. Vincent fut si réservé en ce point, qu'aucun des ecclésiastiques de cette conférence n'en a jamais rien su
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de son vivant; ayant toujours eu, un très grand soin de les entretenir dans cet esprit d'humilité, de simplicité et de désintéressement évangélique, sans jamais leur dire aucune parole qui fît paraître qu'il eût la moindre pensée de leur procurer ces grandes charges, mais plutôt les exhortant incessamment à fuir tout ce qui paraît éclatant et élevé et à aimer et embrasser leur propre abjection. Nous verrons au second livre plus particulièrement les grands biens que Dieu a tirés de cette assemblée qui se faisait à Saint-Lazare pour la sanctification du clergé et pour le service de toute l'Église; l'un desquels a été que cette pratique des conférences ecclésiastiques, ayant ainsi commencé à Paris, s'est depuis introduite en plusieurs autres diocèses, où, par les soins de MM. les Prélats, on voit les curés, les bénéficiers et autres prêtres, tant des villes que des champs, s'assembler en certains jours aux lieux qui leur sont désignés, pour y traiter et conférer ensemble des matières qui concernent leur état et les obligations qui y sont annexées: le tout avec une très grande utilité, non seulement pour la réformation du clergé, mais aussi pour l'édification des peuples. En l'année 1642, il se présenta une occasion à M. Vincent d'établir une seconde conférence d'ecclésiastiques au collège des Bons-Enfants, qui fut telle: Les dames de l'assemblée de la Charité de Paris, dont il sera parlé ci-après, ayant procuré qu'il y eut un certain nombre de prêtres, outre ceux qui demeuraient à l'Hôtel-Dieu, pour être particulièrement employés à l'assistance des malades, M. Vincent, selon sa charité ordinaire, reçut à Saint-Lazare les six premiers qui y furent destinés, pour les y préparer par les exercices de la retraite; à la fin de laquelle les ayant exhortés de s'acquitter dignement de l'emploi de charité auquel ils s'allaient appliquer et de conserver l'esprit de piété et l'union fraternelle entr'eux, il s'avisa de leur proposer pour cela divers moyens, dont le principal fut de s'assembler une fois chaque semaine au collège des Bons-Enfants, pour y faire des conférences spirituelles à peu près comme celles de Saint-Lazare. ce que ces bons ecclésiastiques ayant volontiers accepté, il leur désigna le jeudi, comme un jour plus propre que le mardi auquel se tenait la conférence de Saint-Lazare, parce que, le jeudi n'étant pas ordinairement un jour de classe, cela donnait la commodité à plusieurs ecclésiastiques étudiants en théologie dans l'Université de pouvoir
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assister à cette nouvelle conférence sans perdre aucune de leurs leçons. Ainsi fut commencée cette seconde conférence qui a toujours continue depuis, et qui a donné moyen à plusieurs ecclésiastiques de joindre l'étude de la vertu avec celle de la science, et de se rendre ainsi plus capables de servir l'Eglise et de donner une plus grande gloire à Dieu.
CHAPITRE XXVIII L'établissement des Hôpitaux de Paris et de Marseille pour les pauvres galériens. La miséricorde, dont M. Vincent était touché envers les pauvres forçats des galères tirait son origine de la connaissance qu'il avait eue de leur misère par sa propre expérience, comme il a été dit, et la charité qui animait son cœur ne lui permettait pas de les mettre en oubli parmi tous les autres importants emplois qui occupaient son esprit: il tournait donc souvent ses pensées vers cet hospice qu'il leur avait procuré proche l'église de Saint-Roch, où il les visitait d'affection, ne le pouvant d'effet, pour n'en avoir le temps. Mais, considérant que cette charitable entreprise ne pourrait pas longtemps subsister sans quelque revenu assuré et sans une maison en propre, celle où ils étaient logés n'étant que de louage, il se résolut de travailler avec le secours de la divine Providence à procurer le remède convenable à ces besoins. Pour cet effet il sollicita et fit solliciter le feu Roi Louis XIII, de glorieuse mémoire, et MM. les Echevins de la ville de Paris, d'agréer et consentir que cette ancienne tour qui est entre la porte de Saint-Bernard et la rivière fût destinée pour servir de retraite à ces pauvres enchaînés; ce qui lui fut accordé en l'année 1632, et ensuite ils y furent conduits, et pendant quelques années ils n'y subsistèrent que par les aumônes des personnes charitables. M. Vincent de son côté, afin de n'être importun aux autres, pourvoyait lui seul à leur assistance spirituelle, leur envoyant des prêtres de sa Congrégation qui demeuraient au collège des Bons-Enfants, pour leur dire la sainte messe, et pour les instruire, les confesser et consoler, et, dans les occasions, il conviait des personnes de vertu et de condition de les aller visiter, pour leur faire quelque bien.
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Mademoiselle Le Gras ne fut pas des dernières à leur rendre toutes sortes de charitables offices et à les assister de ses propres aumônes; et comme elle était alors supérieure de la Confrérie de la Charité de la paroisse de Saint-Nicolas du Chardonnet, il vint en pensée à M. Vincent s'il ne serait pas expédient qu'elle proposât aux dames de cette Confrérie de faire distribuer à ces pauvres galériens, qui se trouvaient logés dans la même paroisse, quelque partie des aumônes de la Charité. Voici en quels termes il lui proposa cette bonne œuvre par une petite lettre: «La charité vers ces pauvres forçats est d'un mérite incomparable devant Dieu; vous avez bien fait de les assister, et vous ferez bien de continuer en la manière que vous le pourrez, jusqu'à ce que j'aie le bien de vous voir, qui sera dans deux ou trois jours. Pensez un peu si votre Charité de Saint-Nicolas s'en voudrait charger, au moins pour quelque temps: vous les aideriez de l'argent qui vous reste. Mais quoi ? cela est difficile, et c'est ce qui me fait jeter cette pensée en votre esprit à l'aventure.» Il demeura plusieurs années le pourvoyeur de ces pauvres misérables, faisant contribuer sa maison pour leurs besoins corporels aussi bien que pour les spirituels, jusqu'à ce qu'il plut à la divine Providence d'inspirer à une personne riche, qui mourut environ l'année 1639, de laisser par son testament six mille livres de rente, pour être appliquées par Madame N., sa fille et son héritière, suivant l'avis de quelque ecclésiastique, au soulagement des criminels condamnés aux galères. Ce ne fut pas néanmoins sans peine que M. Vincent, après avoir fait beaucoup de sollicitations et souffert plusieurs rebuts de la part du mari de cette dame, obtint enfin de lui et d'elle, par l'entremise de feu M. Molé, alors Procureur général, qu'ils assigneraient tous deux un fonds suffisant pour assurer cette rente; comme ils firent. Cette dame même ayant appris de M. Vincent l'état déplorable auquel ces forçats étaient réduits avant qu'on en prît quelque soin et combien il était important de perpétuer cette assistance, elle eut cette affaire fort à cœur, et elle consentit, après en avoir conféré diverses fois avec lui, que M. le Procureur général en eût l'administration temporelle à perpétuité. Elle désira encore depuis qu'il y eût des Filles de la Charité destinées pour le service de ces pauvres forçats, particulièrement des malades, et leur fit assurer leur entretien sur ladite rente de six mille livres. Et d'autant qu'on prétendait que MM. les ecclésiastiques de Saint-
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Nicolas du Chardonnet étaient tenus d'administrer les sacrements à ces pauvres gens et d'enterrer leurs morts, à cause qu'ils étaient logés dans leur paroisse, Monsieur Vincent représenta que la charge était fort grande; et quelques dames, ayant joint leurs instances aux siennes, firent en sorte qu'on leur accorda trois cents livres de rente, à condition qu'ils seraient tenus de leur dire la sainte messe, leur faire des exhortations et catéchismes et leur rendre les autres assistances spirituelles: de quoi ils se sont toujours acquittés et s'acquittent encore très dignement et avec une très grande charité; ce qui n'a pas empêché que M. Vincent n'ait fait faire des missions de temps en temps à ces pauvres enchaînés, surtout lorsqu'ils se trouvaient en grand nombre et qu'ils étaient prêts d'être menés aux galères, pour les consoler et disposer à faire un bon usage de leurs peines. Il semblait qu'il ne se pouvait rien faire davantage pour le soulagement de ces pauvres forçats, et un cœur moins embrasé de charité que celui de M. Vincent, se fût contente de leur avoir procuré cette retraite, avec toutes les assistances corporelles et spirituelles qu'ils y recevaient: mais l'amour qu'il avait pour eux ne lui permettait pas de les quitter, ni de s'en séparer. Il les accompagna de ses charitables soins jusqu'à Marseille, où il les trouva dans un état encore plus misérable que celui dont il les avait délivrés à Paris; car ceux qui devenaient malades demeuraient toujours attachés à la chaîne sur les galères, où ils étaient rongés de vermine, accablés de douleurs et presque consumés de pourriture et d'infection. Son cœur pitoyable fut sensiblement touché, voyant des hommes faits à l'image de Dieu dans une telle extrémité de misère, et des chrétiens réduits à mourir comme des bêtes. Cela le fit résoudre d'avoir recours à M. le Cardinal de Richelieu, pour lors Général des galères, et à Madame la Duchesse d'Aiguillon, sa nièce; et leur ayant représenté l'état de ces misérables forçats et l'extrême nécessité d'un hôpital pour les y faire porter et assister lorsqu'ils seraient malades, leur piété procura qu'on en bâtit un à Marseille; à quoi feu M. Gault, Evêque de Marseille, dont la mémoire est en bénédiction, et feu M. le Chevalier de Symiane de La Coste, gentilhomme provençal très charitable, ont aussi beaucoup contribué de leurs soins et sollicitations. Mais comme ce n'était pas assez d'avoir une maison sans revenu, M. Vincent, après la
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mort du Roi Louis XIII, ayant été appelé par la reine régente pour lui donner ses avis dans les affaires ecclésiastiques et autres œuvres de piété, porta Sa Majesté à faire en sorte que le Roi son fils, heureusement régnant, se rendît le fondateur de cet hôpital ; ce qu'il le fit par ses lettres patentes de l'année 1645, par lesquelles Sa Majesté assigna audit hôpital douze mille livres de revenu annuel sur les gabelles de Provence, et ordonna que les prêtres de la Mission qui étaient dès lors établis à Marseille, comme il se dira ci-après, auraient la direction spirituelle de cet hôpital à perpétuité, suivant le pouvoir qui leur en avait été octroyé par le Seigneur Evêque, et qu'ils auraient aussi à perpétuité la direction temporelle du même hôpital conjointement avec quatre des principaux et des plus zélés bourgeois de la ville. Et afin que les galères fussent à l'avenir pourvues de bons aumôniers, Sa Majesté ordonna par ces mêmes lettres que le supérieur de la maison de la Mission de Marseille aurait droit de les nommer, et aussi de les destituer quand besoin serait, et même de les obliger de vivre en communauté en leur dite maison, lorsque les galères seraient au port de Marseille, pour être rendus capables par les exercices qu'ils y pratiqueraient de bien faire leurs fonctions d'aumôniers. Pour cet effet Sa Majesté unit à perpétuité la charge d'aumônier royal à la Congrégation de la Mission, afin que les Missionnaires qui étaient employés à procurer le salut des forçats eussent tout le pouvoir nécessaire pour y travailler avec plus de fruit et de bénédiction. M. le Chevalier de La Coste avait un tel zèle pour cet établissement, qu'il vint exprès à Paris pour solliciter l'expédition de ces lettres ; et les ayant enfin obtenues à la recommandation de M. Vincent, voici en quels termes il lui en écrivit l'an 1645 : «Je vous écris pour vous faire voir le progrès de l'hôpital, à l'établissement duquel vous avez tant contribué. Vous aurez appris par ma dernière, comme après beaucoup de résistance, par l'aide de Notre-Seigneur, on nous a donné les malades des galères. Certes je ne vous saurais exprimer la joie que reçoivent ces pauvres forçats, lorsqu'ils se voient transportés de cet enfer dans l'hôpital qu'ils appellent un paradis ; à l'entrée seulement on les voit guérir de la moitié de leur mal, parce qu'on les décharge de la vermine dont ils viennent couverts, on leur lave les pieds, puis on les porte dans un lit un peu plus mol que le bois sur lequel ils ont accoutumé de coucher. Et ils sont tous ravis
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de se voir couchés, servis et traités avec un peu plus de charité que dans les galères, où nous avons renvoyé grand nombre de convalescents qui y fussent morts. Certes, M., nous pouvons dire que Dieu a béni cette œuvre, ce qui parait non seulement en la conversion des mauvais chrétiens, mais même des Turcs qui demandent le saint baptême.» Depuis ce temps, la plupart des galères ayant été transférées de Marseille à Toulon, le soin des malades y a été aussi transmis; on y a pris, pour les y retirer, une maison à louage où il y a ordinairement un prêtre de la Mission qui les assiste spirituellement, et qui veille à ce qu'ils soient pourvus de tout ce qui est nécessaire pour le soulagement de leurs corps, dans leurs maladies.
CHAPITRE XXIX L'institution d'une Compagnie de Dames pour le service de l'Hôtel-Dieu de Paris, et pour plusieurs autres œuvres publiques de charité, tant à Paris qu'ailleurs. La multiplicité des misères qui se trouvent en cette vallée de larmes oblige les âmes charitables de multiplier leurs soins et diversifier les moyens pour secourir les misérables, et pour leur donner ou procurer quelque soulagement. Monsieur Vincent, étant vraiment animé de cette vertu, avait toujours les oreilles ouvertes pour écouter les avis de cette nature et le cœur disposé pour les embrasser. Il est vrai qu'il tenait cette maxime de ne s'ingérer jamais de lui-même à entreprendre de nouvelles œuvres; mais il attendait que la volonté de Dieu lui fût manifestée, plutôt par les sentiments des autres, principalement de ses supérieurs, que par les siens propres; car son humilité lui donnait toujours de la défiance de ses lumières particulières et lui faisait croire qu'il pouvait se tromper, surtout lorsqu'il était question de connaître les desseins de Dieu dans quelques entreprises extraordinaires; c'est pourquoi il écoutait non seulement avec attention, mais aussi avec respect, ce qui lui était proposé en telles occasions de la part des personnes qui faisaient profession de vertu. Ce fut dans cet esprit qu'il écouta une proposition qui lui fut faite, en l'année 1634, par Madame la Présidente Goussault, dont la mémoire est en bénédiction à cause de ses rares vertus, et particulièrement pour son excellente cha-
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rité. Cette Dame était demeurée veuve à la fleur de son âge et pouvait prétendre à de grands établissements dans le monde, comme ayant toutes les qualités et tous les dons de nature et de fortune qui sont ordinairement les plus estimés et recherchés; elle renonça néanmoins de grand cœur à tous ces avantages, et en fit un sacrifice à Jésus-Christ, prenant une généreuse résolution de s'employer uniquement à son service en la personne des pauvres, particulièrement des malades. Elle allait souvent les visiter à l'Hôtel-Dieu de Paris; et n'y trouvant pas les choses dans l'ordre qu'elle eût bien désiré et tel qu'il a été depuis établi, elle eut recours à M. Vincent, le priant d'étendre sa charité sur ces pauvres et d'aviser aux moyens de procurer quelque secours à ce grand hôpital. Mais comme il se conduisait en toutes choses avec prudence et discrétion, il ne crut pas d'abord devoir porter (comme l'on dit) la faux en la moisson d'autrui, ni s'ingérer de faire aucune chose dans un hôpital qui avait pour directeurs et administrateurs, tant au spirituel qu'au temporel, des personnes qu'il estimait très sages et très capables d'y apporter les règlements nécessaires. Cette vertueuse dame, après avoir continué longtemps ses sollicitations envers lui, voyant qu'elle ne pouvait rien gagner sur son esprit et qu'il s'excusait toujours de se mêler de cette affaire, s'adressa à feu M. l'Archevêque de Paris; lequel fit savoir à M. Vincent qu'il serait fort content qu'il écoutât la proposition de cette dame, qui était d'établir une assemblée de dames qui prendraient quelque soin particulier des malades de l'Hôtel-Dieu, et qu'il pensât aux moyens de faire cet établissement. M. Vincent, ayant reçu cet ordre et reconnaissant la volonté de Dieu par l'organe de son prélat, prit résolution d'y travailler. Pour cet effet, il assembla quelques dames, et il leur en fit l'ouverture avec des paroles si énergiques, qu'elles prirent aussitôt résolution de se donner à Dieu pour entreprendre cette bonne œuvre. Voici les noms des premières dames qui l'ont commencée, qui se trouvent dans une de ses lettres à Mademoiselle Le Gras: «L'assemblée se fit hier chez Madame Goussault, Mesdames de Villesavin, de Bailleul, du Mecq, Sainctot et Pollalion s'y trouvèrent. La proposition fut agréée; et on résolut de s'assembler encore lundi prochain, et que cependant l'on offrira l'affaire à Dieu et l'on communiera pour cela; et chacune
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proposera la chose aux dames et demoiselles de sa connaissance. Madame de Beaufort en sera. L'on aura besoin de vous et de vos filles: l'on estime qu'il en faudra quatre; c'est pourquoi il faut penser au moyen d'en avoir de bonnes.» La seconde assemblée fut plus nombreuse que la première; Madame la Chancelière s'y trouva, Madame Fouquet, Madame de Traverzai, et plusieurs autres Dames de vertu et de condition qui s'associèrent aux premières. Et toutes ensemble firent élection de trois officières, savoir d'une supérieure, d'une assistante et d'une trésorière; Madame Goussault fut la première supérieure, et M. Vincent demeura le directeur perpétuel de cette Compagnie. L'odeur des vertus et du bon exemple de celles-là en attira un grand nombre d'autres; en sorte que plus de deux cents dames s'y sont enrôlées, même de la plus haute condition, comme présidentes, comtesses, marquises, duchesses et princesses, qui ont tenu à l'honneur de s'offrir à Dieu pour servir ses pauvres, les reconnaissant comme les membres vivants de son fils Jésus-Christ. Par cette Compagnie M. Vincent commença, dès la susdite année 1634, de procurer un service et un secours qui ont été très avantageux à l'Hôtel-Dieu, et qui, ayant duré toute sa vie, se continuent encore avec bénédiction après sa mort. Il consiste en diverses assistances corporelles et spirituelles que les dames rendent aux pauvres malades, et que ce père des pauvres leur conseilla d'ajouter aux anciens usages de cet hôpital, qui jusqu'alors, faute de soin ou de moyens, laissait manquer les pauvres de plusieurs choses requises pour leur soulagement. Ils y étaient alors pour le moins mille ou douze-cent d'ordinaire; et depuis ils ont été jusqu'au nombre de deux-mille et davantage. C'est un flux et un reflux continuels de pauvres malades qui entrent et qui sortent: les uns y demeurent huit ou quinze jours; les autres un mois ou davantage; il y a des jours qu'on en reçoit 50 ou 60 ou 80, et quelquefois 100; et tous les ans, il y en passe du moins 20 ou 25 mille dont les uns guérissent, les autres meurent: et pour les uns et pour les autres, il y a une grande moisson d'âmes à faire, et une occasion favorable de travailler avec grand fruit, tant pour les mettre en état de commencer une bonne vie par une confession générale et par une vraie conversion de leurs mœurs, que pour leur aider, quand leur dernière heure est venue, à finir leur vie par une bonne mort.
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M. Vincent n'eut pas peine d'associer ces Dames, ni de les disposer à travailler pour les pauvres, mais bien de les mettre en exercice dans l'Hôtel-Dieu; Aussi leur prédit-il, lorsqu'il leur représenta le mérite et l'importance de cette entreprise, qu'elle ne serait pas sans difficultés de la part de quelques personnes qui pourraient leur être contraires, dans la pensée que ces exercices de charité feraient connaître les défauts qui étaient alors dans cet hôpital; de sorte qu'elles devaient se représenter que, s'il y avait de grands biens à faire, il y avait aussi beaucoup d'obstacles à surmonter, et par conséquent qu'il était nécessaire de s'y préparer et de bien prendre ses mesures; sur quoi il ne manqua pas de leur donner tous les avis les plus convenables touchant la manière de s'y comporter; et de sa part il jugea qu'il devait prévenir MM. les supérieurs spirituels et temporels de cet hôpital, leur donnant connaissance de la bonne intention de ces vertueuses et charitables dames et de l'ordre qui avait été donné par M. l'Archevêque, afin qu'ils agréassent l'assistance qu'elles avaient dessein de rendre aux malades, comme ils l'agréèrent en effet. Enfin, après avoir nommé celles qui devaient commencer cette charitable visite des pauvres malades et les autres qui les devaient suivre, il leur recommanda, comme il a encore fait depuis en diverses occasions: 1° d'invoquer tous les jours, en entrant dans l'Hôtel-Dieu, l'assistance de Notre-Seigneur, qui est le vrai père des pauvres, par l'entremise de la très sainte Vierge et de saint Louis, fondateur de cette maison; 2° de se présenter ensuite aux religieuses qui ont le soin des malades, s'offrant de les servir avec elles pour participer au mérite de leurs bonnes œuvres; 3° d'estimer et respecter les mêmes religieuses comme des anges visibles, leur parlant avec douceur et humilité et leur rendant une entière déférence; 4° s'il arrivait que ces bonnes filles ne prissent pas toujours en bonne part leur bonne volonté, qu'elles leur en fissent des excuses et tâchassent d'entrer dans leurs sentiments, sans jamais les contredire, ni les contrister, ni vouloir l'emporter sur elles. «Nous prétendons, leur disait-il, de contribuer au salut et au soulagement des pauvres; et c'est chose qui ne se peut sans l'aide et l'agrément de ces bonnes religieuses qui les gouvernent. Il est donc juste de les prévenir d'honneur comme leurs mères, et les traiter comme les épouses de Notre-Seigneur et les dames de la maison: car c'est le propre de l'Esprit de Dieu d'agir sua-
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vement, et c'est le moyen le plus assuré de réussir que de l'imiter en cette manière d'agir.» Voila quel était l'esprit avec lequel M. Vincent entreprit cette sainte œuvre, et la prudente et sage conduite sous laquelle ces vertueuses Dames commencèrent d'aller exercer leur charité envers les pauvres de l'Hôtel-Dieu. Elles y trouvèrent un facile accès par cet abord amiable et respectueux à l'égard des religieuses dont elles gagnèrent incontinent les cœurs par les services et assistances qu'elles rendaient, non seulement aux malades et convalescents, mais aussi aux parents des mêmes religieuses, lorsqu'elles les en requéraient pour quelques affaires de famille: et par ce moyen elles eurent toute liberté d'aller de salle en salle, et de lit en lit, consoler les pauvres malades, leur parler de Dieu et les porter à faire un bon usage de leurs infirmités. Et pour ne point faire cette visite des malades les mains vides, elles convinrent avec M. Vincent qu'il était expédient, outre les paroles de consolation et d'édification qu'on leur disait, de leur porter quelques douceurs par manière de collation entre le dîner et le souper. A cet effet elles louèrent une chambre près l'Hôtel-Dieu, pour y préparer et garder les confitures, fruits, bassins, plats, linges, et autres ustensiles convenables. Il fut aussi résolu d'y mettre des Filles de la Charité pour acheter et préparer toutes les choses nécessaires, et pour aider les dames à distribuer ces collations aux malades. M. Vincent était absent lorsque ces Filles y furent établies, et l'ayant su il en écrivit à Mademoiselle Le Gras en ces termes: «Dieu vous bénisse, Mademoiselle, de ce que vous êtes allée mettre vos filles en fonction à l'Hôtel-Dieu, et de tout ce qui s'en est suivi. Ménagez votre santé car vous voyez le besoin qu'on a de vous» Mais parce que cette vertueuse Demoiselle, qui était fort zélée pour le service de ces pauvres malades, craignait toujours de ne pas faire assez pour correspondre aux desseins de Dieu, quoiqu'elle s'y employât autant qu'elle pouvait, M. Vincent dans une autre lettre lui dit ces paroles dignes de remarque: «D'être toujours à l'Hôtel-Dieu, il n'est pas expédient; mais d'y aller et venir, il est à propos. Ne craignez pas de trop entreprendre, en faisant le bien qui se présente à vous; mais craignez le désir d'en faire plus que vous ne faites et que Dieu ne vous donne le moyen de faire. La pensée d'aller au delà me fait trembler de peur, parce qu'elle me semble un crime aux enfants de la Providence. Je remercie
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Notre-Seigneur de la grâce qu'il fait à vos filles d'être si généreuses et si bien disposées à lui rendre service. Il y a sujet de croire que sa bonté, comme vous dites, daigne suppléer à ce qui leur peut manquer de votre part, vous trouvant nécessitée de vaquer souvent à d'autres choses qu'à celles qui regardent leur conduite.» Les dames, ayant cette chambre et ces filles, faisaient au commencement préparer des bouillons au lait pour les malades auxquels ils étaient propres, qui sont pour l'ordinaire en assez grand nombre, et elles leur en faisaient la distribution tous les matins. Après le dîner, sur les trois heures, elles portaient la collation pour tous; c'est à savoir du pain blanc, du biscuit, des confitures et de la gelée; des raisins et des cerises en la saison; et durant l'hiver, des citrons? des poires cuites et des rôties au sucre. Quoique depuis elles en aient retranché le pain, les biscuits et les citrons, pour n'en pouvoir soutenir la dépense; comme aussi les bouillons au lait, parce que MM. les Administrateurs en ont fait donner. Elles allaient quatre ou cinq ensemble chaque jour à leur tour distribuer cette collation, ceintes de tabliers; et, se séparant par les salles, elles passaient d'un lit à un autre, pour présenter ces petites douceurs et rendre ce service aux pauvres malades, ou plutôt à Notre-Seigneur en leur personne. Voilà ce qu'elles faisaient pour le soulagement de leurs corps. Mais pour ce qui est de l'assistance spirituelle de leurs âmes, elle consistait à leur parler avec grande douceur, leur témoignant compassion de leurs maux, les exhortant à les souffrir avec patience et avec soumission à la volonté de Dieu. Et quant aux femmes et filles qu'elles trouvaient, n'être pas suffisamment instruites des choses nécessaires à salut, elles leur enseignaient familièrement et par manière d'entretien ce qu'elles étaient obligées de croire et de faire; puis elles les disposaient à faire de bonnes confessions générales, si elles voyaient qu'elles en eussent besoin; et enfin elles tâchaient de les préparer à bien mourir, si leurs maladies étaient périlleuses, ou à prendre une ferme résolution de bien vivre, si elles étaient en espérance de recouvrer leur santé. Pour leur faciliter cet exercice de charité, M. Vincent fit imprimer un petit livret qui contenait les points principaux desquels il était plus nécessaire d'instruire les pauvres malades; et il recommanda particulièrement quatre choses aux
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Dames, lorsqu'elles iraient leur rendre cet office de charité: 1° De tenir ce livre en leurs mains lorsqu'elles parleraient à ces pauvres, afin qu'il ne semblât pas qu'elles voulussent leur faire des prédications, ni aussi leur parler d'elles-mêmes, mais seulement selon ce qui était contenu et qu'elles apprenaient dans ce livre; 2° De s'habiller le plus simplement qu'elles pourraient aux jours qu'elles iraient à l'Hôtel-Dieu, afin de paraître sinon pauvres avec les pauvres, au moins fort éloignées de la vanité et du luxe des habits; et cela pour ne pas faire peine à ces pauvres infirmes, lesquels voyant les excès et superfluités des personnes riches, se contristent ordinairement davantage de ce qu'ils n'ont pas pour eux les choses même qui leur sont nécessaires; 3° De se comporter envers les pauvres malades avec grande humilité, douceur et affabilité, leur parlant d'une manière familière et cordiale pour les gagner plus facilement à Dieu. Enfin il leur marqua de quelle façon elles devaient leur parler de la confession générale; et quoique ce fût en termes fort simples et populaires, le pieux lecteur aura consolation en les lisant ici d'y voir une expression naïve de la charité dont le cœur de ce père des pauvres était rempli. Voici comme il conviait ces vertueuses dames de parler aux pauvres femmes et filles malades, pour les disposer et instruire à faire une confession générale: «Ma bonne sœur, y a-t-il longtemps que vous ne vous êtes point confessée ? N'auriez-vous point la dévotion de faire une confession générale si l'on vous disait comme il la faut faire ? On m'a dit à moi qu'il était important pour mon salut d'en faire une bonne avant que de mourir, tant pour réparer les défauts des confessions ordinaires que j'ai peut-être mal faites que pour concevoir un plus grand regret de mes péchés, en me représentant les plus griefs que j'ai commis en toute ma vie et la grande miséricorde avec laquelle Dieu m'a supportée, ne m'ayant pas condamnée ni envoyée au feu d'enfer lorsque je l'ai mérité, mais m'ayant attendue à pénitence pour me les pardonner et pour me donner enfin le paradis, si je me convertissais à lui de tout mon cœur, comme j'ai un bon désir de faire avec le secours de sa grâce. Or, vous pouvez avoir les mêmes raisons que moi de faire cette confession générale et de vous donner à Dieu pour bien vivre à l'avenir. Et si vous voulez savoir ce que vous avez à faire pour vous ressouvenir de vos péchés et ensuite pour vous
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bien confesser, on m'a appris à moi-même à m'examiner comme je vais vous le dire, etc. On m'a aussi appris comment il fallait former en mon cœur une vraie contrition de mes péchés, et à en faire les actes en cette manière, etc. On m'a aussi enseigné à faire des actes de foi, d'espérance, d'amour de Dieu en cette manière, etc. Voilà comment ces vertueuses et charitables dames, par l'avis de ce sage directeur de leur assemblée, se comportaient envers ces pauvres malades pour les instruire et pour les préparer à faire une bonne confession; ce qu'elles faisaient non seulement avec succès et bénédiction, mais aussi d'une telle manière que personne n'y pouvait trouver à redire, mais plutôt en tirer de l'édification et profiter de leurs bons exemples. Environ deux ans après le premier établissement de cette compagnie, M. Vincent jugea qu'il était expédient de députer, de trois mois en trois mois, un certain nombre de dames qui s'appliqueraient particulièrement à l'instruction et consolation spirituelle des pauvres malades, pendant que les autres vaqueraient à leur donner quelque soulagement corporel; l'expérience ayant fait connaître qu'il était difficile que celles qui travaillaient à l'un pussent aussi s'employer à l'autre; outre qu'on pourrait, par ce moyen, choisir et députer celles qui seraient trouvées les plus propres pour l'exercice de ces œuvres de miséricorde spirituelles, les unes n'y ayant pas si grande aptitude que les autres. Elles s'assemblèrent donc toutes à cet effet; et la compagnie ayant approuvé la proposition qui en fut faite, on prit résolution de l'exécuter et on en députa quatorze pour travailler pendant trois mois à ce saint emploi. Dès le lendemain, celles qui avaient été ainsi députées furent, suivant l'avis de M. Vincent, prendre la bénédiction de celui ou de ceux d'entre MM. les Chanoines de Notre-Dame qui exerçaient la charge de supérieurs de l'Hôtel-Dieu; et ensuite elles commencèrent à aller deux chaque jour de la semaine, les unes après les autres, visiter, consoler et instruire les malades. De trois mois en trois mois, aux quatre-temps de l'année, on en élisait d'autres qui faisaient de même; et M. Vincent assemblait tant celles qui sortaient de charge que les autres qui y entraient, avec les officières de la compagnie, dans leur chambre près de l'Hôtel-Dieu; et là celles qui sortaient de charge rapportaient de quelle façon elles y avaient procédé et les fruits que Dieu en avait fait réussir, afin que ce qu'elles
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avaient bien fait servît de règle aux autres qui leur succédaient, et leurs bons succès d'encouragement pour s'employer avec plus d'affection au même exercice. Monsieur Vincent appuyait de ses avis, quand il le jugeait nécessaire, les choses qu'il fallait suivre, et faisait prendre garde à celles qui étaient à éviter; leur recommandant toujours de se comporter envers les religieuses et les pauvres de la manière qui a été dite ci-devant. Quand les pauvres malades étaient suffisamment instruits et disposés à faire leurs confessions générales, les dames prenaient au commencement le soin de faire prier quelques religieux de les aller entendre. Mais étant survenu quelques difficultés qui les empêchèrent de continuer, elles y employèrent, avec l'approbation et permission des supérieurs, deux prêtres, en leur donnant quelque honnête rétribution; l'un desquels savait parler plusieurs langues pour la commodité des pauvres malades étrangers. Et comme ces deux n'y purent suffire, et que d'ailleurs, le nombre des malades augmentant, les dames se trouvaient surchargées de l'instruction, outre que la bienséance ne leur permettait pas de vaquer à celle des hommes, pour leur apprendre à bien faire leurs confessions générales, elles convinrent avec MM. les supérieurs de mettre six prêtres à l'Hôtel-Dieu pour instruire les hommes et pour entendre les confessions tant des hommes que des femmes. On suppléait par ce moyen au défaut des autres prêtres habitués au même lieu, lesquels, étant attachés au chœur pour les divins offices, ne pouvaient s'appliquer au soin des malades. Ces six prêtres ne devaient s'employer qu'à l'assistance spirituelle de ces pauvres malades, et pour cela ils n'étaient point du tout obligés d'assister aux offices et avant d'entrer à l'Hôtel-Dieu, ils devaient faire une retraite en la maison de Saint-Lazare où demeurait M. Vincent, et la renouveler en la même maison tous les ans, pour se bien disposer aux offices de charité qu'ils exerçaient. Les dames leur donnaient quarante écus à chacun et outre cela ils avaient tous les jours leurs messes en l'église de Notre-Dame, et étaient logés et nourris à l'Hôtel-Dieu. Or, pour connaître les grands biens que cette compagnie des dames a produits pour le salut et pour la sanctification des pauvres malades de l'Hôtel-Dieu, il faut remarquer qu'avant qu'elle fût établie, c'était la coutume de faire confesser les malades en entrant, lesquels, pour l'ordinaire, n'ayant point été instruits
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ni disposés, et étant dans le trouble et dans la douleur que leur causait leur mal, faisaient souvent des confessions nulles et sacrilèges; d'ailleurs il se trouvait parmi ces malades assez fréquemment des hérétiques qui, n'osant pas dire quelle était leur religion de peur d'être renvoyés, faisaient semblant de se confesser comme les autres, et de la sorte il s'y commettait de très grands abus et ne s'y faisait que très peu de vraies conversions. On ne leur parlait jamais de confession générale ni même de faire une autre confession, sinon aux approches de la mort, lorsqu'ils étaient autant ou plus incapables de se bien confesser que la première fois. C'est à tous ces besoins et à tous ces abus qu'il a plu à Dieu de pourvoir par l'établissement de cette compagnie des dames, lesquelles, par leurs emplois charitables et par leur zèle soutenu et assisté de la prudente conduite de M. Vincent, ont non seulement remédié à ces maux, mais aussi procuré de très grands biens pour la sanctification et pour le salut de ces pauvres malades. C'est Dieu seul qui connaît tous les bons effets que cette assistance a produits avec le secours de sa grâce; c'est lui qui sait le nombre de ceux qui ont été mis en état de bien mourir ou de commencer une bonne vie. On peut néanmoins dire qu'il ne peut avoir été que très grand, quant à la conversion des mœurs, s'il est permis d'en juger par la comparaison des conversions qui regardaient la religion: car dès la première année seulement, sans parler des autres suivantes, la bénédiction de Dieu fut si abondante sur cette sainte œuvre qu'il y eut plus de sept cent soixante personnes dévoyées de la vraie foi, tant luthériens, calvinistes que Turcs, dont plusieurs avaient été blessés et pris sur mer, ensuite menés à Paris et envoyés à l'Hôtel-Dieu, qui se convertirent et embrassèrent la religion catholique. Et cette grâce extraordinaire que Dieu répandait sur les emplois et les soins charitables de ces dames mit l'Hôtel-Dieu en telle estime, qu'une honnête bourgeoise de Paris, étant malade, demanda d'y être reçue en payant sa dépense et bien au delà, pour y être secourue et assistée spécialement comme les pauvres; ce qui lui fut accordé. M. Vincent a eu la consolation de voir tous ces grands biens, qui étaient comme les fruits de ses mains et de ses charitables entremises, que Dieu lui avait fait goûter pendant sa vie, durant plus de vingt-cinq ans; ils continuent encore après sa mort, avec la même bénédiction. Il invita un jour les dames en leur assem-
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blée à la reconnaissance qu'elles devaient rendre a Dieu de ce qu'il avait daigne les choisir et se servir d'elles pour opérer de si grands biens. «O Mesdames! leur dit-il, que vous devez bien rendre grâces à Dieu de l'attention qu'il vous a fait faire aux besoins corporels de ces pauvres: car l'assistance de leurs corps a produit cet effet de la grâce, de vous faire penser à leur salut en un temps si opportun que la plupart n'en ont jamais d'autre pour se bien préparer à la mort. Et ceux qui relèvent de maladie ne penseraient guère à changer de vie, sans les bonnes dispositions où on tâche de les mettre.»
CHAPITRE XXX Etablissement d'un Hôpital pour les Enfants trouvés. Les peintres, voulant représenter la Charité sous quelque figure sensible, la dépeignent ordinairement avec plusieurs mamelles, et un nombre de petits enfants qu'elle tient entre ses bras et sur son sein. Si on voulait faire un emblème de la charité de M. Vincent, il ne faudrait point se servir d'autre peinture que de celle-là qui viendrait aussi fort à propos au sujet dont nous allons parler en ce chapitre Nous y verrons ce saint homme comme le père nourricier d'un très grand nombre de pauvres petits enfants délaissés auxquels on peut dire qu'il a donné et conservé la vie: leur procurant, au lieu de leurs marâtres qui les avaient si inhumainement exposés et abandonnés, autant de mères très charitables qu'il a excité et porté de dames vertueuses à prendre soin de pourvoir à leur nourriture et à leurs autres nécessités. Voici de quelle façon et par quelle occasion cette entreprise vraiment chrétienne a commencé. La ville de Paris étant d'une étendue excessive et le nombre de ses habitants presque innombrable; Il se trouve beaucoup de dérèglements en la vie de quelques personnes particulières auxquels il n'est pas possible d'apporter un tel remède qu'il ne reste toujours plusieurs désordres, entre lesquels un des plus pernicieux est l'exposition et l'abandon des enfants nouvellement nés dont souvent on met non seulement la vie, mais aussi le salut en péril: les mères dénaturées ou autres qui exercent cette inhumanité envers ces petites créatures innocentes ne se souciant guère de leur procurer le baptême pour les mettre en état de salut.
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On a remarqué qu'il ne se passe aucune année qu'il ne s'en retrouve au moins trois ou quatre cents exposés, tant en la ville qu'aux faubourgs; et selon l'ordre de la police il appartient à l'office des Commissaires du Châtelet, et de lever ces enfants ainsi exposés, et de faire des procès-verbaux du lieu et de l'état où ils les ont trouvés. Ils les faisaient porter ci-devant en une maison qu'on appelait "la Couche", en la rue S. Landry, où ils étaient reçus par une certaine veuve qui y demeurait avec une ou deux servantes et se chargeait du soin de leur nourriture. Mais ne pouvant suffire pour un si grand nombre, ni entretenir des nourrices pour les allaiter, ni nourrir et élever ceux qui étaient sevrés, faute d'un revenu suffisant, la plupart de ces pauvres enfants mouraient de langueur en cette maison; où même, les servantes, pour se délivrer de l'importunité de leurs cris, leur faisaient prendre, pour les endormir, une drogue qui causait la mort à plusieurs. Ceux qui échappaient à ce danger étaient ou donnés à qui les venait demander, ou vendus à si vil prix, qu'il y en a eu pour lesquels on n'a payé que vingt sols: on les achetait ainsi, quelquefois pour leur faire téter des femmes gâtées dont le lait corrompu les faisait mourir, d'autres fois pour servir aux mauvais desseins de quelques personnes qui supposaient des enfants dans les familles, d'où arrivaient d'étranges désordres. Et on a su qu'on en avait acheté (ce qui fait horreur) pour servir à des opérations magiques et diaboliques; de sorte qu'il semblait que ces pauvres innocents fussent tous condamnés à la mort ou à quelque chose de pire, n'y en ayant pas un seul qui échappât à ce malheur, parce qu'il n'y avait personne qui prît soin de leur conservation. Et ce qui est encore plus déplorable, plusieurs mouraient sans baptême, cette veuve ayant avoué qu'elle n'en avait jamais baptisé ni fait baptiser aucun. Ce désordre si étrange dans une ville si riche, si bien policée et si chrétienne qu'est celle de Paris toucha sensiblement le cœur de M. Vincent lorsqu'il en eut connaissance; mais, ne sachant comment y pourvoir, il en parla à quelques-unes des dames de la Charité et les convia d'aller quelquefois dans cette maison, non pas tant pour découvrir le mal, qui était assez connu, que pour voir s'il n'y aurait point quelque moyen d'y remédier. Ce qu'ayant fait, elles furent excitées à un très grand sentiment de compassion envers ces pauvres petits innocents, qui étaient à
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la vérité bien plus à plaindre que ceux qu'Hérode fit massacrer; et, ne pouvant se charger de tous, elles eurent la pensée d'en prendre quelques-uns pour leur sauver la vie. Elles se résolurent d'abord d'en nourrir douze; et, pour honorer la Providence divine, ne sachant pas ses desseins sur ces petites créatures, elles les tirèrent au sort. Ils furent mis dans une maison de louage, hors la porte Saint-Victor, en l'année 1638, sous le soin de Mademoiselle Le Gras et de quelques Filles de la Charité que M. Vincent y envoya. On essaya au commencement de les faire subsister avec du lait de chèvre ou de vache, et depuis on leur donna des nourrices. Ces vertueuses dames en retiraient encore d'autres de temps en temps, selon la dévotion et les moyens qu'elles en avaient, et toujours au sort, comme les premiers. Elles se sentaient même fort pressées par les élans de leur charité et de la compassion qu'elles avaient de ceux qui restaient dans l'abandon, de se charger de tout le reste, et d'entreprendre leur nourriture et éducation; mais comme cette charge et cette entreprise étaient au-dessus de leurs forces, l'impossibilité d'y satisfaire les obligeait de retenir ces bons mouvements dans leur cœur, sans passer à l'effet. Enfin, après avoir beaucoup prié Dieu et concerté souvent ensemble sur ce sujet, elles tinrent, au commencement de l'année 1640, une assemblée générale, dans laquelle M. Vincent leur représenta, avec des paroles animées de son zèle, l'importance et la nécessité de cette bonne œuvre, et le grand service qu'on y pouvait rendre à Dieu en pratiquant excellemment une vertu qui lui est si agréable; elles prirent une généreuse résolution d'embrasser le soin de la nourriture et de l'éducation de ces petits enfants. Pour ne s'engager toutefois inconsidérément en une telle entreprise, suivant l'avis de ce sage directeur, elles ne le firent que par manière d'essai, sans dessein de s'en charger par aucune sorte d'obligation; vu que, pour lors, il n'y avait que douze ou quatorze cents livres par an de revenu assuré. Mais quoique depuis, le Roi leur ait assigné douze mille livres par aumône sur les cinq grosses fermes, M. Vincent ayant pour cela sollicité la piété de la Reine-Mère; Néanmoins, comme la dépense allait tous les ans à près de quarante mille livres, les dames se sont trouvées de temps en temps fort en peine de soutenir une si grande charge, et dans l'appréhension de succomber sous le faix d'une telle entre-
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prise. Cela obligea M. Vincent de faire une autre assemblée générale environ l'an 1648, où il mit en délibération si la Compagnie devait cesser ou bien continuer à prendre soin de la nourriture de ces enfants: étant en sa liberté de s'en décharger, puisqu'elle n'avait point d'autre obligation à cette bonne œuvre que celle d'une simple charité. Il leur proposa les raisons qui pouvaient les dissuader ou persuader; il leur fit voir que jusqu'alors par leurs charitables soins, elles en avaient fait vivre jusqu'à cinq ou six cents, qui fussent morts sans leur assistance, dont plusieurs apprenaient métier et d'autres étaient en état d'en apprendre; que par leur moyen tous ces pauvres enfants en apprenant à parler avaient appris à connaître et à servir Dieu; que de ces commencements elles pouvaient inférer quel serait à l'avenir le fruit de leur charité. Et puis élevant un peu sa voix, il conclut avec ces paroles: «Or sus, Mesdames, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants; vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés; voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner. Cessez d'être leurs mères, pour devenir à présent leurs juges; leur vie et leur mort sont entre vos mains; je m'en vais prendre les voix et les suffrages: il est temps de prononcer leur arrêt, et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils vivront si vous continuez d'en prendre un charitable soin; et au contraire ils mourront et périront infailliblement si vous les abandonnez: l'expérience ne vous permet pas d'en douter.» M. Vincent ayant prononcé ces paroles avec un ton de voix qui faisait assez connaître quel était son sentiment, ces dames en furent si fort touchées, que toutes unanimement conclurent qu'il fallait soutenir, à quelque prix que ce fût, cette entreprise de charité et pour cela elles délibérèrent entre elles des moyens de la faire subsister. Ce fut en suite de cette résolution qu'elles obtinrent du Roi les bâtiments du château de Bicêtre, où elles ont logé pendant quelque temps ces enfants, après qu'ils étaient sevrés. Mais outre que l'air y était trop subtil pour ces petites créatures, il y avait encore d'autres incommodités qui obligèrent les dames de les faire ramener à Paris et de prendre à louage une grande maison au bout du faubourg de Saint-Lazare, où ils sont encore présentement nourris et élevés par dix ou douze Filles de la Charité. On entretient plusieurs nourrices dans cet hôpital pour
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donner du lait aux enfants nouvellement apportés, en attendant que d'autres nourrices des champs les viennent prendre auxquelles on paye par mois le salaire dont on convient avec elles. Lorsque les enfants sont sevrés, elles les rapportent au même hôpital où ces bonnes Filles de la Charité prennent soin d'eux, et, en leur apprenant à parler, leur apprennent à prier Dieu, à le bien connaître, à l'aimer et à le servir; et quand ils avancent un peu en âge, elles les occupent à faire quelque petit ouvrage pour éviter l'oisiveté, en attendant que la Providence de Dieu fasse naître quelque occasion pour les pourvoir et mettre en état de subsister par leur travail et industrie. Voilà quels ont été les fruits de cette sainte œuvre qui s'est continuée avec grande bénédiction depuis plus de vingt-cinq ans, par la sage conduite de M. Vincent, et par les soins et les bienfaits de ces vertueuses dames, dont la charité a été si avantageuse et si favorable à ces enfants qu'on peut dire qu'ils sont plus heureux dans l'abandon où ils ont été exposés, que s'ils avaient été nourris et élevés parmi leurs parents que l'on peut présumer être ou très pauvres ou très vicieux; en sorte que Dieu semble avoir voulu vérifier par le mouvement de sa grâce qui est le premier principe de cette charitable entreprise, ce qu'il a dit par un Prophète: Que s'il se trouvait des mères si dénaturées que de mettre en oubli et à l'abandon leurs propres enfants, sa Providence paternelle en prendrait le soin, leur suscitant et donnant d'autres mères bien meilleures, qui auraient l'affection et qui prendraient le soin de suppléer abondamment au défaut des autres.
CHAPITRE XXXI Etablissement de plusieurs Séminaires d'ecclésiastiques. Les grandes rivières vont toujours continuant leur cours vers l'Océan, en augmentant et grossissant leurs eaux par la décharge de plusieurs fleuves et ruisseaux qu'elles reçoivent dans leur sein: ainsi la charité de M. Vincent, en se portant toujours plus parfaitement vers Dieu, prenait tous les jours de nouveaux accroissements, aussi bien extérieurement qu'intérieurement; non pas tant à la vérité en recevant du secours des autres, qu'en se communiquant et répandant de plus en plus au dehors, selon
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les occasions que la Providence divine lui présentait. Nous avons vu dans quelques-uns des chapitres précédents le zèle de M. Vincent et les soins qu'il a pris pour faire revivre le premier esprit ecclésiastique dans le clergé; c'est pour cela qu'il s'employa à procurer les exercices des ordinands, les conférences, et les retraites des personnes ecclésiastiques. Or, comme ces moyens, quoique très excellents et très propres, ne produisaient pas encore tout le fruit que sa charité souhaitait, il jugea qu'il fallait porter le remède jusque dans la première source de la cléricature, c'est-à-dire, préparer et disposer de longue main les enfants qui témoignaient avoir quelque inclination et vocation pour cet état, par le moyen des séminaires, selon l'intention du saint Concile de Trente. C'est la raison pour laquelle, après qu'il se fut retiré en la maison de Saint-Lazare, environ l'an 1636, il destina le collège des Bons-Enfants pour servir de séminaire, dans lequel on élèverait de jeunes clercs aux lettres et aux bonnes mœurs pour les rendre capables et dignes de l'état auquel ils aspiraient. Néanmoins, ayant reconnu depuis que les fruits de ces séminaires de jeunes clercs étaient un peu tardifs, à cause du long temps qui se passait avant qu'ils fussent en âge et en disposition de recevoir les saints ordres; et d'ailleurs, voyant le grand besoin que l'Eglise avait qu'on formât de bons prêtres qui fussent propres pour être bientôt employés aux fonctions ecclésiastiques, son zèle lui faisait souhaiter qu'il plût à Dieu de pourvoir à cette nécessité par l'établissement de plusieurs séminaires, pour ceux qui avaient reçu les ordres sacrés ou qui seraient en volonté de les recevoir, afin qu'ils y prissent l'esprit ecclésiastique et se formassent aux fonctions de leur état; mais comme son humilité ne lui permettait pas de s'ingérer de lui-même en cette sainte entreprise, la divine Providence qui l'avait fait connaître à M. le Cardinal de Richelieu, lequel témoignait être fort aise de le voir de temps en temps et même de le consulter quelquefois sur les moyens de procurer la gloire de Dieu dans le clergé, lui donna occasion de déclarer un jour à ce bon seigneur les sentiments qu'il avait sur ce sujet. Il lui dit donc qu'après les exercices des ordinands et l'usage des conférences spirituelles entre les ecclésiastiques, qui se pratiquaient déjà en plusieurs lieux, il semblait qu'il ne restait plus rien à désirer, sinon l'établissement des séminaires dans les diocèses, non tant pour les jeunes clercs dont les fruits
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étaient un peu tardifs, que pour ceux qui étaient déjà entrés ou en disposition prochaine d'entrer dans les saints ordres, afin d'y être exercés pendant un ou deux ans, à la vertu, à l'oraison, au service divin, aux cérémonies, au chant, à l'administration des sacrements, au catéchisme, à la prédication et aux autres fonctions ecclésiastiques, comme aussi pour y apprendre les cas de conscience et les autres parties plus nécessaires de la théologie: En un mot, pour être rendus capables non seulement de travailler à leur perfection particulière, mais aussi de conduire les âmes dans les voies de la justice et du salut; Que faute de cela on voyait fort peu de prêtres qui eussent les qualités nécessaires pour servir et édifier l'Église: et au contraire qu'il y en avait grand nombre de vicieux, d'ignorants et de scandaleux qui servaient de pierre d'achoppement aux peuples. M. le Cardinal, l'ayant écouté avec satisfaction, témoigna qu'il goûtait fort cette proposition, et l'exhorta efficacement d'entreprendre lui-même un tel séminaire. Et pour lui donner les moyens de le commencer, il lui envoya mille écus qui furent employés à l'entretien des premiers ecclésiastiques que M. Vincent reçut au collège des Bons-Enfants, au mois de février de l'année 1642. Il les fit nourrir et instruire l'espace de deux ans, pour les rendre capables de tout ce qui appartenait à leur condition; et plusieurs autres se présentèrent depuis, qui offrirent de payer leur pension, pour être élevés de même à la piété et à la science. C'est ainsi que le séminaire des Bons-Enfants commença sous la sage conduite de M. Vincent, avec la permission et l'agrément de feu M. l'Archevêque de Paris. Ce bon prélat avait déjà permis aux prêtres de la communauté de S. Nicolas du Chardonnet d'en commencer un autre, sur lequel Dieu versait beaucoup de bénédictions, par les soins de ces messieurs, et particulièrement par le zèle incomparable de M. Bourdoise, à qui Notre-Seigneur avait donné l'esprit clérical en abondance dès sa jeunesse, et une ardeur incroyable pour le communiquer aux autres. Quelques années après l'établissement de ce nouveau séminaire au collège des Bons-Enfants, le nombre des ecclésiastiques s'y étant beaucoup accru, et le logement, qui est assez resserré, ne pouvant contenir tant de personnes sans incommodité, M. Vincent en retira les jeunes clercs qui étudiaient aux humanités, et les transféra dans une maison qui est au bout de l'enclos de Saint-Lazare hors les faubourgs, qu'il nomma le séminaire de
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Saint-Charles, où les prêtres de sa Congrégation ont depuis toujours continué et continuent encore maintenant d'instruire aux humanités et d'élever à la vertu les jeunes enfants qui témoignent avoir quelque inclination d'embrasser l'état ecclésiastique. Depuis ce temps-là, les prélats de ce Royaume, considérant la nécessité qu'il y avait d'établir de semblables séminaires pour les personnes ecclésiastiques, en ont pour la plupart érigé dans leurs diocèses, et plusieurs d'entre eux en ont confié la conduite aux prêtres de la Congrégation de la Mission, comme à Cahors, Saintes, Saint-Malo, Tréguier, Agen, Montauban, Agde, Troyes, Amiens, Noyons, et en plusieurs autres lieux, non seulement de la France, mais aussi de l'Italie et des autres provinces étrangères. En quoi l'on a remarqué que, comme le fruit des missions faites par M. Vincent et par ceux de sa Congrégation, a excité plusieurs autres vertueux ecclésiastiques de s'adonner aux mêmes exercices des missions; ainsi, depuis qu'il se fut appliqué à l'emploi des séminaires et que l'expérience en eut fait voir plus clairement la nécessité, l'utilité et la facilité, ils ont été établis en plusieurs diocèses du Royaume, ce qui a beaucoup contribué au bien de tout le clergé de France, qui commence, par la miséricorde de Dieu, à reprendre sa première splendeur, laquelle semblait avoir été un peu ternie dans les siècles passés.
Pémartin place ici un chapitre XXXI bis : CHAPITRE XXXI bis (1) Ce qu'a fait M. Vincent pour aider M. l'abbé Olier et quelques desseins et entreprises de piéte. 1). Ce chapitre, longtemps inédit, a été publié par M. l'abbé Faillon. Voy. sa Vie de M. Olier, 1841, t. 1er, p. XLIX, et t. II, p. 539. voir le texte en annexe
CHAPITRE XXXII Quelques services rendus par M. Vincent à feu M. le Commandeur de Sillery, et à l'Ordre, de Saint-Jean Jérusalem, communément dit des Chevaliers de Malte. Feu messire Noël de Bruslard de Sillery, commandeur du Temple de Troyes de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, avait été envoyé en diverses ambassades en Italie, en Espagne et en d'autres provinces étrangères, et employé en plusieurs importantes affaires pour le service du Roi, dont il s'était toujours acquitté avec honneur et avec une entière satisfaction de sa Majesté; fut enfin particulièrement touché de Dieu, de se donner plus parfaitement à lui, et en se séparant de toutes les distractions de la Cour et de tous les embarras du siècle, vaquer
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avec une attention plus particulière aux affaires qui concernaient le service de Dieu et la sanctification et perfection de son âme. Il avait eu connaissance de M. Vincent et conçu une haute estime de sa vertu, dès le temps qu'il était engagé dans le grand monde; ce qui le fit résoudre de lui communiquer son dessein et le prier de l'assister de ses conseils pour le mettre en exécution: à quoi il apporta de son coté une si bonne disposition et témoigna une si grande docilité à suivre et même à prévenir quelquefois les salutaires avis de ce sage directeur, qu'en peu de temps on vit des changements très notables en sa personne et en toute sa conduite. Et premièrement, reconnaissant la vanité du luxe et des grandes dépenses du monde, il quitta son hôtel de Sillery avec tous ses somptueux et magnifiques appartements dont il s'était servi pour soutenir avec honneur, comme il estimait devoir faire, les grandes charges auxquelles il avait été employé. Il congédia la plus grande partie de son train, récompensant ses serviteurs à proportion du service qu'ils lui avaient rendu. Il vendit tous ses plus riches et précieux meubles, et distribua de grandes et notables sommes en diverses œuvres de charité. Après cela il fut inspiré de se consacrer encore plus particulièrement à Dieu dans le saint ordre de prêtrise; sur quoi ayant pris l'avis de M. Vincent, il se disposa à ce grand sacrement par les pratiques de piété les plus convenables; et l'ayant reçu, il commença de mener une vie digne de la sainteté de ce caractère, s'exerçant en toute sorte de vertus. Et pour s'y affermir davantage, il voulut se lier encore plus étroitement à M. Vincent dans ce nouvel état, prenant une nouvelle résolution de suivre entièrement ses conseils et se conduire en toutes choses par sa direction. Voici comme il lui parle en l'une de ses lettres: «Monsieur mon révérend et très cher père. Je ne doute point que connaissant comme vous faites le cœur de votre chétif fils, vous n'ayez voulu, par votre tant aimable et si cordiale lettre, le remplir de tant de douceurs de votre exubérante bonté, qu'encore qu'en matière de cordialité il ne cède à personne, vous l'obligez néanmoins à vous rendre les armes et à vous reconnaître, ainsi qu'il fait très volontiers en cela et en tout, pour son maître et son supérieur. Et de vrai, il faudrait être bien rude et bien agreste pour ne pas fondre tout en dilection pour une charité si amoureusement exercée par un si digne et si dé-
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bonnaire père envers un fils qui ne sert qu'a lui donner de la peine. Mais il n'y a remède, je reçois humblement et volontiers la confusion de toutes les pauvretés et faiblesses que vous supportez en moi, après vous en avoir, en toute révérence et soumission, requis pardon. Je vous promets bien, mon très cher père, que c'est à bon escient que j'ai bonne envie, moyennant la grâce de Notre-Seigneur, de m'en amender. Oui certes, mon unique père, il m'est avis que je ne me suis jamais senti louche pour ce regard jusqu'au point où je me trouve. O que si nous pouvons et venons à travailler efficacement à un bon amendement de tant de misères dont votre révérence sait que je suis rempli et environné de tous côtés, je suis assuré qu'elle en recevra des consolations indicibles; et quand ce bien n'arriverait pas si promptement ou si notablement que votre piété le désire, je vous conjure, mon bon père, per viscera misericordiæ Dei nostri in quibus visitavit nos oriens ex alto, que votre bonté ne se lasse point et ne veuille jamais délaisser ce pauvre fils; vous savez bien qu'il serait sous une trop mauvaise conduite s'il demeurait sous la sienne.» Voilà une partie de cette lettre en laquelle il est malaisé de dire ce qui est plus admirable, de voir ou une telle humilité et simplicité en un personnage qui avait passé la meilleure partie de sa vie parmi les intrigues de la Cour et dans le maniement des plus importantes affaires du Royaume, ou bien une conduite si sage et si remplie d'onction, telle qu'était celle de M. Vincent, qui a pu, avec la grâce de Dieu, produire de si grands effets et gagner une telle créance sur l'esprit de ce seigneur. Après un changement si considérable en l'état et en la vie, M. le Commandeur de Sillery, poussé par son zèle qui prenait tous les jours de nouveaux accroissements, eut la pensée de pourvoir aux besoins spirituels des religieux et des curés de son ordre, dépendant du Grand-Prieuré du Temple; et ayant reçu commission de M. le Grand-Maître de Malte pour les visiter, il en conféra avec M. Vincent et concerta avec lui de la manière de faire utilement ses visites. Ils convinrent ensemble qu'ils feraient des missions dans les paroisses à même temps qu'il les visiterait, tant pour mettre les peuples en bon état que pour donner aux religieux et aux curés, qui étaient chargés de leur conduite, les avis et les remèdes les plus propres et convenables aux besoins des paroisses; ce qui fut fait avec un heureux succès;
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de quoi M. le Grand-Maître de Malte ayant eu connaissance, il en reçut une telle satisfaction qu'il en écrivit la lettre suivante à M. Vincent pour l'en remercier. «Monsieur, on m'a donné avis que le vénérable bailli de Sillery vous avait choisi pour lui aider à faire la visite des églises et paroisses qui dépendent du Grand-Prieuré, à quoi vous avez déjà commencé d'employer utilement vos soins et fatigues pour l'instruction de ceux qui en avaient un extrême besoin: ce qui me convie à vous en faire, par ces lignes, de bien affectionnés remerciements, et à vous en demander la continuation, puisqu'elle n'a d'autre objet que l'avancement de la gloire de Dieu et l'honneur et la réputation de cet ordre. Je supplie de tout mon cœur la bonté de Dieu de vouloir récompenser votre zèle et charité de ses grâces et bénédictions, et me donner le pouvoir de vous témoigner combien je m'en reconnais votre, etc. Le Grand Maître Lascaris de Malte, le septième septembre 1637. » Monsieur le Commandeur, considérant que ce n'était pas assez de nettoyer les ruisseaux, si on ne purifiait la source, ne se contenta pas de bien faire ces visites; mais outre cela, il voulut procurer qu'on élevât de bons ecclésiastiques dans la maison du Temple, à Paris, et qu'on choisît pour cet effet les personnes que l'on reconnaîtrait bien appelées de Dieu pour lui rendre service dans cette religion, afin que ceux qui en prendraient l'habit en reçussent aussi le véritable esprit, et qu'on pût après tirer d'entre eux des sujets propres pour remplir dignement les cures et renouveler ainsi peu à peu toute la face de ce grand ordre. Mais ce bon dessein n'eut pas tout l'effet qu'on en espérait, quoique M. Vincent eût été prié de s'y appliquer, et que pour cela il eût fait quelque séjour dans le Temple; parce que n'ayant pas eu la liberté d'y agir à sa façon, il n'y put pas réussir, comme il eût bien désiré. Voici ce qu'il en écrivit alors, à une personne de confiance: «L'on me violente, dit-il, par la précipitation de l'affaire du Temple, dont je crains qu'on n'ait pas un succès tel que je le souhaite. Je le dis et redis, et néanmoins l'on passe par-dessus. L'humilité m'oblige à déférer, et la raison me fait appréhender. In nomine Domini. Je ne vois rien de plus commun que le mauvais succès d'une affaire précipitée.» L'on apprend par une autre lettre de M. le Grand-Maître de Malte, que M. Vincent lui en avait écrit plusieurs pour le service de M. le Commandeur de Sillery et pour lui recommander
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ses pieuses intentions. Et en effet, il obtint pouvoir de son ordre de disposer de ses grands biens qu'il employa tous en diverses œuvres de piété très considérables; Entre lesquelles il ne faut pas omettre en ce lieu, que ce vertueux seigneur, pour reconnaissance des obligations qu'il avait à M. Vincent, et plus encore par la considération des grands services que sa Congrégation rendait et pouvait rendre à l'avenir à toute l'Église, donna une somme considérable, tant pour la fondation d'une maison et d'un séminaire en la ville d'Annecy, au diocèse de Genève, que pour aider à la fondation de celle de Troyes, et à la subsistance de celle de Saint-Lazare, à Paris, qui est comme la mère des autres, laquelle en a des obligations immortelles à sa charité. Dieu l'en récompensa aussi par les grandes grâces qu'il lui fit, non seulement durant sa vie, mais particulièrement à sa mort, qui fut sainte et précieuse devant les yeux de sa divine Majesté. M. Vincent qui lui rendit en cette dernière heure tous les services et toutes les assistances qu'il put, ayant rendu cet avantageux témoignage de lui, qu'il n'avait jamais vu mourir personne plus rempli de Dieu qu'était ce vertueux et charitable seigneur en ce dernier passage.
CHAPITRE XXXIII Missions faites en l'armée en l'an 1636, et Règlements donnés par M. Vincent aux Missionnaires, qui devaient y travailler. La mémoire est encore récente de l'irruption que firent les étrangers 1, pour lors ennemis de ce royaume, en l'année 1636, du côté de la Picardie où ils prirent en peu de temps plusieurs places, et entre autres la ville de Corbie. Comme leur armée était nombreuse, et qu'elle étendait beaucoup ses quartiers et envoyait ses coureurs fort avant, cela causa une alarme d'autant plus grande, qu'il y avait moins d'apparence de recevoir un prompt secours: les armées du Roi étant alors occupées, ou hors le Royaume, ou aux extrémités des provinces les plus éloignées. Néanmoins le feu Roi Louis XIII, de glorieuse mémoire, ayant en fort peu de temps mis sur pied une nouvelle armée, la maison de Saint-Lazare eut occasion de témoigner non seule-
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ment son obéissance, mais aussi son affection à ce qui pouvait contribuer au service de Sa Majesté, ayant été choisie pour servir comme de place d'armes pour dresser les soldats nouvellement enrôlés et les mettre en état d'aller repousser les ennemis. Voici ce qu'en écrivit M. Vincent à un de ses prêtres, qui était pour lors en Auvergne, occupé à faire des missions avec feu M. l'Abbé Olier. «Paris, lui dit-il, appréhende d'être assiégé par les ennemis qui sont entrés en la Picardie, et qui la ravagent avec une grande armée dont l'avant-garde s'étend jusqu'à dix ou douze lieues d'ici. De sorte que tout le plat pays se vient réfugier à Paris. Et Paris est si épouvanté, que plusieurs de ses habitants se vont réfugier en d'autres villes. Le Roi néanmoins dresse une armée pour s'opposer à celle-là, ses autres armées étant occupées au dehors, ou aux extrémités du Royaume; et le lieu où se dressent et s'arment les soldats nouvellement enrôlés, est céans, où l'étable, le bûcher, les salles et le cloître sont pleins d'armes, et les cours de gens de guerre. Ce saint jour de l'Assomption n'est pas exempt de ces embarras tumultueux; le tambour commence d'y battre, quoiqu'il ne soit encore que sept heures du matin: de sorte que depuis huit jours, il s'est dressé céans soixante et douze compagnies. Or quoique les choses soient en cet état, toute notre Compagnie ne laisse pas de faire sa retraite, trois ou quatre exceptés, qui sont sur le point de partir et de s'en aller au loin. J'écris à M. l'abbé que je pourrai lui envoyer quatre ou cinq de nos prêtres; j'en enverrai d'autres à messeigneurs d'Arles et de Cahors, et j'espère les faire partir au plus tôt, avant que les affaires se brouillent davantage.» Cette lettre fait assez voir, non seulement la force merveilleuse d'esprit de M. Vincent, mais aussi la grandeur de sa vertu et l'ardeur de son zèle. Il est au milieu du bruit et du tumulte d'une nouvelle armée, sa maison est toute pleine de soldats, on n'y voit de tous côtés que des armes et des instruments de guerre, on n'y entend que le son des tambours, et nonobstant cela, comme s'il eût été dans la plus grande paix et tranquillité extérieure, il met ses prêtres en retraite et leur fait faire les exercices ordinaires; et au même temps qu'il voit sa maison employée à dresser des soldats pour le service de l'État et du Roi, il s'en sert pour préparer des missionnaires à rendre de nouveaux services à Dieu et à l'Église: il en fait une place d'armes pour former des soldats
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de Jésus-Christ, et les envoyer combattre contre le diable: Mais en quel pays? Il pensait comme le prophète Habacuc, envoyer quelque secours à ces prélats dont il parle dans sa lettre: Et il est comme emporté subitement en Babylone parmi des lions Il reçoit un ordre du roi par M. le chancelier, d'envoyer vingt prêtres à l'armée pour y faire une mission, qui était une chose non moins difficile que nouvelle et extraordinaire, et il pouvait bien dire comme ce prophète, qu'il ne savait pas le chemin de cette Babylone, et qu’il n'avait jamais été en aucune armée; mais il se laissa prendre et porter par la tête, c'est-à-dire qu'il soumit son jugement, et fit voir qu'il n'excellait pas moins en l'obéissance et en l'affection de servir son roi, que dans les autres vertus. Il fit aussitôt partir quinze missionnaires, n'en ayant pas davantage, et les envoya au rendez-vous de l'armée, d'où ils se dispersèrent en tous les quartiers où les régiments étaient campés, pour y travailler selon le dessein pour lequel ils avaient été envoyés. M Vincent s'en alla en même temps à Senlis où était le roi, pour offrir son service et celui de toute sa Congrégation à Sa Majesté; et après s'être acquitté de ce devoir, il y laissa un de ses prêtres pour recevoir les ordres de sadite Majesté, et les envoyer au supérieur de cette mission. Il fit ensuite acheter une tente pour servir aux missionnaires de l'armée, et leur envoya des meubles et des vivres, avec un mulet et une charrette, pour les porter et leur servir dans leurs besoins. Et il leur donna depuis le règlement suivant par lequel il leur prescrivit ce qu'ils avaient à observer et à faire, pendant cette mission. « Les prêtres de la Mission qui sont à l'armée se représenteront, que Notre-Seigneur les a appelés à ce saint emploi. 1° Pour offrir leurs prières et sacrifices à Dieu pour l'heureux succès des bons desseins du roi et pour la conservation de son armée. 2° Pour aider les gens de guerre qui sont dans le péché à s'en retirer, et ceux qui sont en état de grâce à s'y conserver. Et enfin pour faire leur possible, que ceux qui mourront, sortent de ce monde en état de salut. « Ils auront pour cet effet une particulière dévotion au nom que Dieu prend dans l'Écriture, du Dieu des armées; et au sentiment qu'avait Notre-Seigneur quand il disait: non veni pacem mittere, sed gladium: et cela pour nous donner la paix, qui est la fin de la guerre.
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« Ils se représenteront que si bien ils ne peuvent ôter tous les péchés de l'armée, que peut-être Dieu leur fera la grâce d'en diminuer le nombre; qui est autant que si l'on disait, que si Notre-Seigneur devait être encore crucifié cent fois, il ne le sera peut-être que quatre-vingt-dix; et si mille âmes par leurs mauvaises dispositions devaient être damnées, ils feront en sorte avec le secours de la miséricorde et de la grâce de Dieu, qu'il y en aura quelques-unes de ce nombre qui ne le seront pas. « Les vertus de charité, de ferveur, de mortification, d'obéissance, de patience et de modestie leur sont grandement nécessaires pour cela: c'est pourquoi ils en feront une continuelle pratique intérieure et extérieure, et notamment de l'accomplissement de la volonté de Dieu.» « Ils célébreront la sainte Messe tous les jours, et communieront à cet effet. « Ils honoreront le silence de Notre-Seigneur aux heures accoutumées, et toujours à l'égard des affaires d'état; et ne témoigneront leurs peines qu'a leur supérieur, ou à celui qu'il leur ordonnera. « Si on les applique à entendre les confessions des pestiférés, ils le feront de loin, et avec les précautions nécesssaires; et laisseront l'assistance corporelle tant de ceux-ci que des autres malades, à ceux que la Providence emploie en ces fonctions. « Ils feront souvent des conférences, après avoir pensé devant Dieu aux sujets qui seront proposés: par exemple « 1° De l'importance qu’il y a que les ecclésiastiques assistent les armées; « 2° En quoi consiste cette assistance. « 3° Les moyens de la bien faire « Ils pourront traiter par la même méthode, d'autres sujets qui leur seront convenables en cet emploi: comme de l'assistance des malades; de quelle manière on se comportera pendant les combats et les batailles; de l'humilité, de la patience, de la modestie, et des autres pratiques requises dans les armées. « L'on observera le plus exactement que l'on pourra les petits réglements de la Mission, notamment à l'égard des heures du lever et du coucher, de l'oraison, de l'office divin, de la lecture spirituelle et des examens. « Le supérieur distribuera les offices à chacun; donnera à l'un, celui de la sacristie; à l'autre, celui d'entendre les confessions
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de la Compagnie, et de la lecture de table; à l'autre, des malades; à l'autre, de l'économie et apprêt du manger; à l'autre, de la tente et des meubles, pour les faire charger et décharger, et mettre en place; et les uns et les autres seront employés aux prédications, et confessions, selon que le supérieur le jugera expédient. « Ils logeront et vivront ensemble si faire se peut, quoiqu'ils soient distribués dans les régiments: que si on les emploie en divers lieux, comme en l'avant-garde, ou en l'arrière-garde, ou au corps de l'armée, le supérieur qui les distribuera, fera en sorte qu’ils logent sous des tentes, si faire se peut. Voilà quel fut le réglement que M. Vincent donna à ces bons missionnaires, à la pratique duquel s'étant rendus fidèles, cela attira sur eux et sur leurs saints travaux une très grande bénédiction; ainsi qu'on apprend par une lettre de congratulation que M Vincent écrivit à l'un d'entre eux: « Béni soit Dieu, lui dit il, de la bénédiction qu'il donne à votre travail. O Jésus ! Monsieur, qu'elle me paraît grande Quoi ? d'avoir déjà procuré, pour votre part, le bon état de trois cents soldats qui ont si dévotement communié, et des soldats qui s'en vont à la mort; il n'y a que celui qui connaît la rigueur de Dieu dans les enfers, ou qui sait le prix du sang de Jésus-Christ répandu pour une âme, qui puisse comprendre la grandeur de ce bien. Et quoique je connaisse mal l'un et l'autre, il plaît néanmoins à sa bonté de m'en donner quelque petite lueur, et une estime infinie du bien que vous avez fait en ces trois cents pénitents. Mardi passé il y avait déjà neuf cents confessions faites en toutes les autres missions de l'armée, sans compter les vôtres; outre ce qui s'est fait depuis. O Dieu ! Monsieur, que cela est au-dessus de mon espérance ! Il faut s'humilier, louer Dieu, continuer avec courage, et suivre, si vous n'avez d'autre ordre» Et dans une autre lettre du 20 septembre qu’il écrivit à M. Portail, pour s'excuser de ce qu’il ne pouvait envoyer les missionnaires qu'il avait fait espérer à M. l'abbé Olier: « Il nous est impossible, lui dit-il, de vous envoyer sitôt ces missionnaires que vous attendez, parce que ceux que nous avions préparés ont été commandés de suivre les régiments qui étaient à Luzarches, à Pons, à Saint-Leu, et à la Chapelle-Orly, et de camper avec eux dans l'armée; où déjà quatre mille soldats ont fait leur devoir au tribunal de la pénitence, avec grande effusion de lar-
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mes. J'espère que Dieu fera miséricorde à plusieurs par ce petit secours, et que peut-être cela ne nuira pas au bon succès des armées du roi.» Après ces quatre mille confessions, les missionnaires furent obligés de suivre l'armée, et de camper avec elle; et en chaque campement, outre les assistances spirituelles qu'ils donnaient aux soldats, quantité de personnes des diocèses par lesquels ils passaient, furent aussi confessées et communiées, selon la permission expresse de MM. les évêques. L'un des missionnaires qui en conduisait une bande manda à M. Vincent qu'ils travaillaient toujours au service et à l'assistance spirituelle des malades, tant soldats que Picards réfugiés; et qu'il en mourait un grand nombre auxquels ils administraient les sacrements. Enfin une partie de ces missionnaires, après six semaines de travail, s'en retournèrent à Paris; et les autres continuèrent de camper avec l'armée jusqu'au mois de novembre qu'elle retourna victorieuse des ennemis
CHAPITRE XXXIV Etablissement du premier Séminaire interne pour la Congrégation de la Mission, en la Maison de Saint-Lazare. C'était une maxime reçue parmi ces anciens pères qui faisaient profession de l'état cénobitique, de ne recevoir aucun sujet en leurs congrégations qu'ils n'eussent auparavant bien reconnu ses dispositions, et éprouvé sa vertu. Cette maxime a toujours été depuis saintement observée dans toutes les communautés, aussi bien dans les séculières comme dans les régulières, qui se sont établies de temps en temps dans l'Église: car, comme a fort bien dit un des plus expérimentés de l'antiquité en cette sorte de vie, l'or ne peut être achevé ni perfectionné s'il n'est éprouvé: et ceux qui aspirent à la perfection d'un état, auquel ils se croient appelés de Dieu, pour se dédier particulièrement à son service,ont besoin de passer par diverses épreuves, tant pour se bien connaître eux-mêmes, que pour se rendre mieux disposés, et plus capables de parvenir à la fin qu'ils se proposent. Il est bien vrai que pendant les premières années que M. Vincent commença de travailler aux missions, ne connaissant pas encore les desseins de Dieu, ni ce qu'il voulait faire de lui et par
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lui, il n'observait aucune forme ni façon particulière en la réception de ceux qui désiraient se joindre à lui, pour participer à ses saints travaux. Il se contentait de la bonne volonté avec laquelle ils se présentaient, et de quelque retraite qu'il les conviait de faire, tant pour s'y affermir davantage que pour implorer le secours de la grâce divine. Quelque temps après, il jugea qu'il fallait ajouter à cette retraite quelques autres exerci ces spirituels, qui eussent un peu plus d'étendue que les retraites ordinaires. Enfin, voyant sa Congrégation formée, et connaissant l'importance de n'y admettre que des sujets bien disposés, et bien appelés de Dieu; il résolut que désormais tous ceux qui se présenteraient pour y entrer, feraient avant que d'y être admis, une espèce de probation dans un séminaire sous un directeur, qui les exercerait dans la pratique des vertus et les élèverait à la vie spirituelle. Le premier qu'il choisit pour l'employer à cette direction, fut M. Jean de la Salle, l'un des trois premiers prêtres qui s'étaient joints à lui; et ayant dressé un ordre pour l'emploi de la journée, et quelques règles particulières propres pour cette probation; ce seminaire fut commencé au mois de juin de l'année 1637 en la maison de Saint-Lazare; où il a toujours depuis continué et continue encore avec bénédiction: y ayant pour l'ordinaire trente ou quarante séminaristes tant prêtres que clercs. Ce séminaire est proprement le premier séminaire qui a été fait pour ceux de la Congrégation de la Mission; à la différence des autres séminaires, dont il a été parlé ci-dessus, qui ont été établis pour former les autres ecclésiastiques qui ne sont pas de cette Congrégation. M. Vincent l'appelait spem gregis, et la pépinière des Missionnaires; et il a toujours eu cette confiance en la providence paternelle de Dieu, qu'il aurait soin de le remplir de sujets propres pour son service: car il tenait pour maxime, que c'était à Dieu de choisir et d'appeler ceux qu'il lui plaisait; et que comme les premiers missionnaires du Fils de Dieu qui ont été ses apôtres, ne se sont pas ingérés d’eux-mêmes, mais ont été choisis par ce divin Seigneur, qui appela à lui ceux qu'il voulut: de même qu'il fallait que ceux qui se donneraient à Dieu, pour travailler, à l'imitation de ces grands saints, à l'instruction et à la conversion des peuples, fussent choisis et appelés par ce même Seigneur. C'est pour cette raison que M. Vincent n'a jamais voulu dire
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un seul mot à aucune personne pour l'attirer dans sa Congrégation; et il défendait aux siens de persuader à qui que ce fût d'y entrer. Voici en quels termes il leur parla un jour sur ce sujet « Dieu se sert pour l'ordinaire des personnes peu considérables pour opérer de grandes choses. Nous en avons quelques-uns dans notre Congrégation, que nous y avons admis avec beaucoup de peine et de difficultés parce qu'ils paraissaient de petite espérance, lesquels y sont aujourd'hui de très bons ouvriers, et quelques-uns même supérieurs, qui conduisent leurs maisons avec prudence et douceur; en sorte qu'il y a sujet d'en louer Dieu et d'admirer ses conduites sur ces personnes-là. Ah ! Messieurs, prenez bien garde lorsque vous rendez service et donnez conduite à ceux qui viennent faire leurs retraites spirituelles en cette maison, de ne jamais leur rien dire qui tende à les attirer en la Compagnie: c'est à Dieu à y appeler et à en donner la première inspiration. Bien davantage, quand même ils vous découvriraient qu'ils en ont la pensée et qu'ils vous témoigneraient qu'ils y ont inclination, gardez-vous bien de les déterminer de vous-mêmes à se faire Missionnaires, en le leur conseillant ou les y exhortant: Mais alors dites-leur seulement qu'ils recommandent de plus en plus ce dessein à Dieu, qu'ils y pensent bien, étant une chose importante. Représentez-leur même les difficultés qu'ils y pourront avoir selon la nature; et qu'il faut qu'ils s'attendent, s'ils embrassent cet état, de bien souffrir et de bien travailler pour Dieu. Que si après cela ils prennent leur résolution, à la bonne heure, on peut les faire parler au Supérieur pour conférer plus amplement avec eux de leur vocation. Laissons faire Dieu, Messieurs, et nous tenons humblement dans l'attente et dans la dépendance des ordres de sa Providence. Par sa miséricorde, l'on en a usé ainsi dans la Compagnie jusqu'à présent; et nous pouvons dire qu'il n'y a rien en elle que Dieu n'y ait mis, et que nous n’avons recherché ni hommes, ni biens, ni établissements: Au nom de Dieu, tenons-nous là, et laissons faire Dieu. Suivons, je vous prie, ses ordres, et ne le prévenons pas. Croyez-moi, si la Compagnie en use de la sorte, Dieu la bénira Que si nous voyons qu'ils aient la pensée de se retirer ailleurs; d'aller servir Dieu dans quelque sainte Religion ou Communauté: ô Dieu ! ne les en empêchons pas; autrement il faudrait craindre que l'indignation de Dieu ne tombât sur la Compagnie, pour avoir voulu avoir ce que Dieu ne veut pas qu'elle ait. Et
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dites-moi, je vous prie, si la Compagnie n'avait été jusqu'à présent dans cet esprit, de n'affecter point d'autres sujets pour excellents qu'ils fussent, sinon ceux qu'il a plu à Dieu d'y envoyer, et qui en ont eu le désir longtemps auparavant; les Pères chartreux et autres communautés religieuses nous enverraient ils, comme ils font, pour faire retraite céans quantité de jeunes hommes qui demandent d'entrer chez eux ? Vraiment, ils s'en donneraient bien de garde « Quoi donc ? voilà un bon sujet qui a la pensée de se faire chartreux; on l'envoie ici pour conférer avec Notre-Seigneur par le moyen d'une retraite, et vous tâcheriez de lui persuader qu'il demeurât céans: Et que serait-ce que cela, Messieurs, sinon vouloir retenir ce qui ne nous appartient pas; et vouloir faire qu'un homme entre dans une Congrégation où Dieu ne l'appelle pas, et à quoi même il n'a pas pensé ? Et que pourrait faire une telle entreprise sinon attirer la disgrâce de Dieu sur toute cette Compagnie ? O pauvre Compagnie de Missionnaires, que tu tomberais en un pitoyable état si tu en venais là ! mais par la grâce de Dieu tu en as toujours été et tu en es encore bien éloignée. Prions Dieu, Messieurs, prions Dieu qu'il .confirme cette Compagnie dans la grâce qu'il lui a faite jusqu'à présent, de ne vouloir avoir autre chose que ce qu'il a agréable qu'elle ait » Un autre jour M. Vincent ayant reçu une lettre d'un prêtre de sa Congrégation, pour la faire tenir à un ecclésiastique très vertueux qu'il estimait fort propre pour la vie, et pour les emplois des Missionnaires; et même qui lui avait témoigne en quelque rencontre avoir inclination d'entrer en leur Congrégation, il fit cette réponse « Je n'ai pas envoyé votre lettre à M. N., parce qu'elle le persuade d'entrer en la Compagnie, et que nous avons une maxime contraire, qui est de ne solliciter jamais personne d'embrasser notre état. Il n'appartient qu'à Dieu de choisir ceux qu'il y veut appeler, et nous sommes assurés qu'un Missionnaire donné de sa main paternelle fera lui seul plus de bien que beaucoup d'autres qui n'auraient pas une pure vocation. C'est à nous à le prier qu'il envoie de bons ouvriers en la moisson, et à si bien vivre que nous leur donnions par nos exemples de l'attrait pour travailler avec nous, si Dieu les y appelle.» Voilà de quelle façon M. Vincent parlait; et voici comme
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il agissait. On a vu plusieurs personnes s'adresser à lui et lui écrire ou lui dire, chacun en son particulier: « Monsieur, je me remets entre vos mains pour faire tout ce que vous jugerez que Dieu demande de moi. Dites-moi donc ce que je dois faire? si je dois quitter le monde pour embrasser un tel ou un tel état ? Il me semble que Dieu m'adresse à vous pour connaître sa volonté. Je suis dans une entière indifférence sur le choix que je dois faire, et je suivrai votre avis comme la marque la plus assurée de la volonté de Dieu. On lui a fait plusieurs fois de telles consultations et demandes; » et c'est une chose merveilleuse, que cet humble et sage serviteur de Dieu n'a presque jamais voulu déterminer personne, ni leur prescrire l'état qu'ils devaient embrasser, de peur d'entreprendre, comme il disait, sur la conduite de la Providence de Dieu, et de prévenir les ordres de sa souveraine volonté, qu'il faut humblement et fidèlement suivre. Sa réponse plus ordinaire était en ces termes: « La résolution de votre doute est une affaire à vider entre Dieu et vous: continuez à le prier qu'il vous inspire ce que vous avez à faire: mettez-vous en retraite pour quelques jours à cet effet, et croyez que la résolution que vous prendrez en la vue de Notre-Seigneur, sera la plus agréable à la divine Majesté, et la plus utile pour votre vrai bien » Quant à ceux qui s'adressaient à lui, étant déjà déterminés de quitter le monde, mais incertains de la religion ou communauté en laquelle ils devaient se retirer, s'ils lui en proposaient deux qui fussent bien réglées, pour savoir laquelle ils devaient choisir, il les remettait encore à résoudre ce qu'ils avaient à faire avec Dieu; mais si la Congrégation de la Mission était l'une de ces deux-là, il leur disait: O Monsieur ! nous sommes de pauvres gens indignes d'entrer en comparaison avec cette autre sainte Compagnie: allez-y au nom de Notre-Seigneur, vous y serez incomparablement mieux qu’avec nous. Pour ceux qui venaient se présenter à lui avec une volonté déterminée d'entrer en sa Congrégation, il apportait une très grande circonspection avant que de les y recevoir. Il s'informait ordinairement d'eux, depuis quand ils avaient eu cette pensée ? comment et par quelle occasion elle leur était venue ? de quelle condition ils étaient ? par quel motif ils étaient portés d'embrasser l'état de Missionnaires ? s'ils étaient disposés d'aller en tous les lieux où ils seraient envoyés, même dans les
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régions étrangères les plus éloignées ? et de passer par-dessus telles et telles difficultés; leur proposant celles qui arrivent plus fréquemment en l'état qu'ils voulaient embrasser. Il les renvoyait quelquefois sans leur donner aucune résolution, et même avec peu d'espérance d'être reçus, pour éprouver leur vocation et leur vertu: il les remettait pour l'ordinaire pendant un temps notable, les obligeant de revenir plusieurs fois pour les mieux connaître; et jamais il ne leur donnait parole, quelque épreuve qu'il eût faite de leurs dispositions et de leur persévérance, qu’il ne leur eût fait faire une retraite exprès pour consulter la volonté de Dieu; après laquelle, s'ils persévéraient dans leur premier dessein, il les faisait voir par quelques anciens de la maison; et s'ils les jugeaient propres pour la Congrégation, ils étaient reçus au séminaire pour y faire une épreuve de deux ans, dans les exercices de l'humilité, de la mortification, de la dévotion, de la récollection, de l'exactitude, et en autres semblables pratiques nécessaires pour faire un fond de vertu, et pour honorer, comme il disait, l'état d'enfance de Notre-Seigneur. Il voulait qu'ils se rendissent fort intérieurs et qu'ils fissent bonne provision de cette onction de l'esprit de Dieu, qui pût après conserver le feu de la charité dans leurs cœurs, parmi tous les emplois et tous les travaux des missions Et puis, ayant passé ce temps et s'étant acquittés de leur devoir dans le séminaire, il les admettait a la Congrégation. Après quoi s'ils n'avaient pas encore achevé leurs études, il les leur faisait continuer autant qu'il était nécessaire pour s'acquitter dignement des fonctions de leur état . Voici un petit sommaire des dispositions qu'il requérait des siens, qu'il a laissé écrit de sa propre main « Quiconque veut vivre en communauté, doit se résoudre de vivre comme un pèlerin sur la terre; de se faire fou pour Jésus-Christ, de changer de mœurs, de mortifier toutes ses passions, de chercher Dieu purement, de s'assujettir à un chacun comme le moindre de tous; de se persuader qu'il est venu pour servir, et non pour gouverner; pour souffrir et travailler, et non pour vivre en délices et en oisiveté. Il doit savoir que l'on y est éprouvé comme l'or en la fournaise, qu'on ne peut y persévérer si l'on ne veut s'humilier pour Dieu, et se persuader qu'en ce faisant on aura un véritable contentement en ce monde et la vie éternelle en l'autre » Dans ce peu de paroles ce saint homme a compris beaucoup de choses, et l'on peut dire qu'il a bien taillé de l'ouvrage à ceux
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qui, ne trouvant pas leurs commodités ni leurs satisfactions dans le monde, penseraient trouver leurs aises et leur repos dans la Congrégation des Missionnaires. « Voici encore un mot de la disposition qu'il leur souhaitait, qu'il dit un jour à sa Communauté au sujet d'un Missionnaire qui avait été maltraité dans un pays étranger: Plaise à Dieu, mes frères, que tous ceux qui viennent pour être de la Compagnie, y viennent dans la pensée du martyre, et dans le désir de souffrir la mort, et de se consacrer totalement au service de Dieu, soit pour les pays éloignés, soit pour celui-ci, ou pour quelque autre lieu que ce soit, où il plaira à Dieu de se servir de la pauvre petite Compagnie. Oui, dans la pensée du martyre. Oh ! que nous devrions demander souvent cette grâce à Notre-Seigneur ! Hélas! Messieurs et mes frères, y a-t-il rien de plus raisonnable que de se consumer pour celui qui a si libéralement donné sa vie pour nous ? Si Notre-Seigneur nous a aimés jusqu'à ce point que de mourir pour nous; pourquoi n'aurions-nous pas la même affection envers lui, pour la mettre à l'effet si l'occasion s'en présente ? Nous voyons tant de papes qui, les uns après les autres, ont été martyrisés. N'est-ce pas une chose étonnante de voir des marchands, qui pour un petit gain, traversent les mers et s'exposent à une infinité de dangers ? J'étais dimanche passé avec un qui me disait qu'on lui avait proposé d'aller aux Indes, et qu'il était résolu d'y aller. Je lui demandai s'il y avait du péril; il me dit qu'il y en avait plusieurs très grands; qu'il était vrai qu'un marchand de sa connaissance en était venu, mais qu'un autre y était demeuré. Je disais alors en moi-même si cette personne, pour aller chercher quelques pierres de prix et faire quelque gain, se veut ainsi exposer à tant de dangers, combien plus le devons-nous faire pour porter la pierre précieuse de l'Évangile et gagner des âmes à Jésus-Christ ? »
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CHAPITRE XXXV M. Vincent s'emploie pour l'assistance des pauvres Lorrains pendant les guerres, et prend un soin particulier de plusieurs pauvres gentilshommes et demoiselles réfugiés à Paris. Saint Augustin a dit avec grande raison, que Dieu était si bon qu'il ne permettrait jamais aucun mal s'il ne se reconnaissait assez puissant pour en tirer un plus grand bien .On pourrait alléguer un nombre presque infini d'exemples pour faire voir combien cette parole est véritable. Mais sans en aller chercher plus loin, il ne faut que jeter les yeux sur ce qui s'est passé pendant les guerres dernières dans la Lorraine, où il semble que Dieu n'ait permis cette extrême misère, en laquelle ont été réduits les habitants de cette province, autrefois si riche et si abondante en toutes sortes de biens, que pour en tirer de très grands avantages spirituels; particulièrement pour donner occasion à plusieurs personnes vertueuses de pratiquer des œuvres d'une charité tout héroïque; et entre les autres à M. Vincent, qui a signalé sa vertu en cette occasion, et qui a fait ressentir à ces pauvres peuples affligés jusqu'à quel degré pouvait monter la charité en ces derniers siècles, quoique selon la prédiction de Jésus-Christ, elle s'y trouve si refroidie à cause de l'iniquité qui abonde et regorge de tout côté M. Vincent ayant eu avis en l'année 1639 de l'état déplorable auquel la Lorraine était réduite par le malheur des guerres et par l'extrême nécessité des habitants, se résolut de les secourir; et ayant recueilli quelques aumônes, auxquelles il contribua notablement de son côté, il les envoya distribuer par les mains de ses Missionnaires. Mais ces aumônes ayant été bientôt employées; et quelques-uns de ceux qu'il avait envoyés étant retournés, ils lui rapportèrent les nécessités inouies, et presque incroyables qu'ils avaient vues de leurs propres yeux. Cela toucha si fort le cœur de M. Vincent, et de quelques autres personnes de condition et de piété de l'un et de l'autre sexe de la ville de Paris, auxquelles il en fit le récit, que la résolution fut prise de secourir ces pauvres gens à quelque prix que ce fût. Pour cet effet ces charitables
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personnes fournirent des sommes très notables, que M. Vincent envoya par quelques-uns des siens pour être départies et employées selon les plus pressants besoins qui se trouveraient, non seulement dans les villages, mais aussi dans les villes, et même dans les plus grandes, qu'on croyait les moins incommodées des guerres, comme Metz, Toul, Verdun, Nancy, Bar-le-Duc, Pont-à-Mousson, Saint-Michel, et autres: car en ce déplorable temps il y avait en tous lieux des personnes de tous états dans la dernière affliction et indigence; jusque-là qu'il se trouvait des mères qui, par une rage de faim, mangeaient leurs propres enfants; des filles et demoiselles en grand nombre, qui étaient sur le point de se prostituer pour éviter la mort; et des religieuses même des plus réformées, qui se voyaient à la veille d'être obligées, par l'extrême nécessité, de rompre leur clôture pour aller chercher du pain, au péril de leur honneur, et au grand scandale de l'Église. Ce grand nombre de personnes de toute condition et de tout sexe, réduites à l'extrême nécessité, épuisaient incontinent les aumônes, quoique très abondantes, qu'on envoyait pour les secourir; et une charité moindre que celle de M. Vincent eût perdu courage, et eût considéré cette entreprise comme une chose impossible; attendu les autres grandes et pressantes nécessités auxquelles il fallait en même temps pourvoir du côté de Paris, et du reste de la France. Mais que ne peut un cœur qui aime Dieu, et qui se confie parfaitement en lui ? Je puis tout, disait le saint Apôtre, en celui qui me conforte M. Vincent pouvait bien dire le semblable: et en effet Dieu donna une telle bénédiction à ses charitables instances, envers tous ceux et celles qu'il voyait disposés à exercer les œuvres de miséricorde, qu'il procura et fit envoyer en divers temps près de seize cent mille livres d'aumônes pour les pauvres de la Lorraine, dont la reine mère du roi fit donner une partie, et les dames de la Charité de Paris y contribuèrent aussi notablement de leur côté. L’on a même remarqué qu'un seul frère de la Mission a fait cinquante-trois voyages en Lorraine, pendant neuf ou dix années que cette extrême nécessité dura, pour y porter l'argent des aumônes; et qu'il n’y portait pas moins de vingt mille livres à chaque fois, et quelquefois vingt-cinq et trente mille et plus: et ce qui est merveilleux et qui fait connaître la protection manifeste de Dieu sur cette bonne œuvre, est qu'ayant fait la plupart de ces voyages au travers des armées, et en les lieux remplis de soldats, et exposés aux
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pilleries de telles gens, il n'a jamais été volé, ni fouillé, et est toujours arrivé heureusement dans les lieux où il allait distribuer ces aumônes. Pour les rendre plus utiles aux pauvres et même pour les étendre davantage, M. Vincent avait donné ordre aux Missionnaires qui étaient en Lorraine, de faire distribuer journellement dans tous les lieux où il y avait des pauvres, du pain et du potage qu'on faisait faire pour leur nourriture; et il leur recommandait particulièrement d'avoir soin des malades, et de ne pas oublier aussi de faire l'aumône spirituelle en même temps qu'on leur distribuait la corporelle, les instruisant, consolant, encourageant, et donnant ainsi la pâture aux âmes, pendant qu'on nourrissait et soulageait ]es corps . Qui pourrait maintenant dire à combien de personnes ce fidèle dispensateur a, par ses soins et entremises charitables, sauvé la vie du corps et de l’âme ? Combien il en 8 retiré du précipice du désespoir, où ils s'allaient perdre ? Dieu seul qui a été le premier auteur de tous ces biens, les connaît: et nous en verrons quelque chose au second livre, où il sera parlé plus en particulier de ce qui s'est passé dans cette merveilleuse entreprise. Mais ce n'est pas encore tout, la Providence de Dieu préparait une nouvelle matière en ce même temps-là, pour mettre le comble à la charité de ce vrai père des pauvres. La continuation de la guerre et des misères extrêmes de la Lorraine obligea enfin une partie des habitants d’en sortir, et de se venir réfugier à Paris; dont un grand nombre se vint jeter entre les bras de M. Vincent, comme au commun et au plus assuré asile des pauvres et des affligés. Il prit soin de les faire loger en divers lieux, leur procura du pain et des habits; et ayant reconnu que par le malheur du temps et faute d'assistance de leurs pasteurs qui étaient pour la plupart ou morts ou en fuite, il y en avait plusieurs qui depuis longtemps n’avaient point approché des sacrements; il leur fit faire deux missions dans l’église d’un village distant environ d’une demi-lieue de Paris, nommé La Chapelle, au temps des fêtes de Pâques pendant deux années consécutives; auxquelles missions il y eut un grand nombre de personnes de condition de Paris, qui eurent dévotion d'assister, les uns pour prendre part au travail, et les autres aux fruits et au mérite de l'oeuvre par leurs bienfaits et aumônes; et par ce moyen ces pauvres gens en recevant le bien spirituel qu'on leur procurait, furent aussi secourus pour leurs besoins temporels, les uns ayant été mis en condition, et les autres en état de gagner leur vie.
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Or entre ces réfugiés de Lorraine il se trouva plusieurs personnes de condition de tout sexe, gentilshommes et demoiselles que la nécessité obligea aussi de venir à Paris: où ayant vendu ce qu'ils avaient pu apporter, et sauver du débris de leurs biens, et s'en étant entretenus quelque temps; après que tout fut consumé n'ayant plus de quoi subsister, ils se trouvaient pour la plupart réduits à une nécessité d'autant plus grande, qu'ils ne l'osaient faire paraître: la honte de se voir déchus de leur premier état, leur fermant la bouche, et les faisant résoudre à souffrir plutôt toutes sortes d'extrémités que de manifester leur pauvreté. Une personne d'honneur et de mérite en ayant eu connaissance en donna avis à M. Vincent, et lui proposa la pensée qu'il avait eue de chercher les moyens de les assister. A quoi il répondit: « O Monsieur, que vous me faites plaisir ! Oui, il est juste d'assister et de soulager cette pauvre noblesse pour honorer Notre-Seigneur qui était très noble et très pauvre tout ensemble. » Après quoi, ayant recommandé cette affaire à Dieu, et considéré en lui-même par quel moyen il pourrait rendre cette assistance, il jugea que cette œuvre était un digne objet de la charité de quelques personnes de condition; Et en effet, il en disposa sept ou huit d'entre eux, qui étaient d'une insigne piété, du nombre desquels était feu M. le baron de Renty, dont la sainte vie qui a été rédigée par écrit, et donnée au public après sa mort, peut servir d'un parfait modèle de toutes sortes de vertus aux âmes vraiment nobles. Ces messieurs donc ayant été conviés par M. Vincent de s'assembler pour ce sujet, il leur parla si efficacement de l’importance et du mérite de cette œuvre de charité, qu’ils prirent résolution de se lier et associer ensemble, pour secourir et assister cette pauvre noblesse; et quelques-uns s’étant chargés de les aller voir en leurs chambres, pour reconnaître plus en particulier leurs besoins, prendre leurs noms, et savoir au vrai le nombre des personnes de chaque famille; le rapport en fut fait en la prochaine assemblée, où ils se cotisèrent tous pour leur fournir la subsistance d'un mois. Et depuis, ils continuèrent de s'assembler à Saint-Lazare tous les premiers dimanches des mois, où ils se cotisaient de nouveau selon les besoins de ces pauvres réfugiés;. M. Vincent y contribuait toujours de son côté, et quelquefois au-delà de ce qu'il pouvait: Une fois entre autres il arriva que, tous s'étant cotisés, il s'en fallait environ deux cents livres que la somme nécessaire pour celte charité ne fût complète; ce que M. Vincent
168 voyant, il appela le prêtre procureur de la maison, et après l'avoir tiré à l'écart, il lui demanda tout bas quel argent il avait. A quoi il répondit qu’il n’avait que ce qui était nécessaire pour pourvoir le lendemain aux nécessités ordinaires du vivre de la communauté, qui était alors fort nombreuse. Et combien y a-t-il, lui dit M. Vincent.? Cinquante écus, répondit-il: Mais n'y a-t-il que cela d'argent dans la maison, réplique M . Vincent ? Non, Monsieur, répond l'autre, il n'y a que cinquante écus.Je vous prie, lui dit derechef M. Vincent, de me les aller quérir: et les lui ayant apportés, il les donna pour fournir à peu près à ce qui manquait pour la subsistance d’un mois de cette pauvre noblesse; aimant mieux s'incommoder, et se réduire à emprunter pour avoir de quoi vivre pour les siens, que de laisser souffrir ces pauvres réfugiés. Un de ces messieurs qui avait prêté l'oreille,ayant entendu la réponse du procureur, admira la généreuse charité de M. Vincent: ce qu’ayant après rapporté aux autres, ils en furent si touchés, que quelqu'un d'entre eux envoya le lendemain matin un sac de mille francs à la maison de Saint-Lazare par aumône.
Cet exercice de charité envers la pauvre noblesse de Lorraine continua environ sept ans, pendant lesquels on leur portait tous les mois leur subsistance.; et outre cela, ces messieurs les allaient visiter les uns après les autres, leur rendant toujours dans ces visites quelques témoignages de respect et leur disant quelques paroles de consolation; ils leur procuraient encore d'ailleurs tout le secours qu'ils pouvaient dans leurs affaires. Enfin, la Lorraine s'étant un peu remise de tous ces troubles qui l'avaient agitée, plusieurs de ces réfugiés retournèrent en leurs maisons, et M. Vincent prit soin de leur fournir ce qui était nécessaire, tant pour leur voyage, que pour subsister quelque temps dans leur pays, et continua toujours d'assister ceux qui restaient à Paris. Comme un exercice de charité n'occupait jamais tellement le cœur de M. Vincent, qu’il ne fût toujours disposé d'en embrasser un autre, ayant su en ce même temps qu'il y avait plusieurs seigneurs et gentilshommes anglais et écossais, lesquels, pour le sujet de la foi catholique qu'ils professaient, avaient été contraints de se réfugier à Paris; il en parla à ces messieurs qui avaient assisté les Lorrains, et procura conjointement avec eux qu'ils fussent secourus comme les autres; et il a toujours continué, presque jusqu'au temps de sa mort, de les assister de ses soins et de
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ses aumônes. Voici un extrait de ce qu'un des plus qualifiés seigneurs de cette illustre et charitable assemblée a mis par écrit sur ce sujet: « M. Vincent était toujours le premier à donner; il ouvrait son cœur et sa bourse, de sorte que quand il manquait quelque chose, il contribuait tout le sien, et se privait des choses qui lui étaient nécessaires pour achever l'œuvre commencée. Une fois même que pour parfaire une somme considérable il était besoin de trois cents livres, il les donna aussitôt: et l'on sut que c'était des deniers qu'une personne charitable lui avait donnés pour lui avoir un autre cheval meilleur que le sien, qui était diverses fois tombé sous lui de faiblesse, étant extrêmement vieux. Mais il aima mieux souffrir de se mettre en péril d'être blessé que de laisser des personnes qu'il croyait dans le besoin sans les assister. » Cette assemblée continua près de vingt ans ,ou environ; et on peut avec raison la mettre au rang des grandes œuvres, auxquelles M. Vincent a coopéré, puisqu'il en a été l'auteur et le promoteur, et qu'avec la charité et le zèle des personnes illustres qui la composaient, il a remédié à une infinité de maux, et procuré un très grand nombre de biens fort considérables. Nous ne devons pas omettre ici, que M. Vincent voyant tant de mauvais effets causés par la guerre, et considérant les horribles péchés, les blasphèmes, les sacrilèges, et profanations des choses les plus saintes, les meurtres, et toutes les violences et cruautés qu'on exerçait sur les personnes même innocentes, outre la désolation des provinces, et la ruine de tant de familles, son cœur s’en trouva tellement saisi, et comme tout outré de douleur, qu'il se résolut, contre toutes les raisons, que la prudence humaine lui pouvait suggérer, d'employer un moyen dont le succès paraissait assez douteux, et qui pouvait d'ailleurs lui être fort préjudiciable. Nous avons déjà dit en un autre endroit, que M. le cardinal de Richelieu lui témoignait beaucoup de bienveillance: et ce fut de cette bienveillance qu'il se voulut prévaloir, non pour ses propres intérêts, mais pour le bien public. Dans ce dessein, il s'en alla un jour le trouver, et après lui avoir exposé avec toute sorte de respects la souffrance extrême du pauvre peuple, et tous les autres désordres et péchés causés par la guerre, il se jeta à ses pieds en lui disant: « Monseigneur, donnez-nous la paix; ayez pitié de nous:donnez la paix à la France. Ce qu'il répéta avec tant de sentiment, que ce grand cardinal en fut tou-
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ché: et ayant pris en bonne part sa remontrance, il lui dit qu'il y travaillait, et que cette paix ne dépendait pas de lui seul, mais aussi de plusieurs autres personnes, tant du royaume, que du dehors. Il est vrai que, si M. Vincent eût consulté quelque sage du siècle, il lui eût dit que par cette liberté de parler, il s'exposait à n'avoir plus aucun accès auprès de ce premier ministre: mais la charité qui pressait son cœur lui fit déposer toute crainte, et fermer les yeux à tout respect humain, pour ne regarder uniquement, en ce qu'il entreprenait, que le service de Dieu, et le bien du peuple chrétien. Lui-même parlant d'un semblable sujet, « Je fus un jour chargé, dit-il, de prier M. le cardinal de Richelieu d'assister la pauvre Hibernie, c'était du temps que l'Angleterre avait la guerre avec son roi;. ce qu'ayant fait, hà Monsieur Vincent ! me dit-il, le roi a trop d'affaires pour le pouvoir faire. Je lui dis que le pape le seconderait, et qu'il offrait cent mille écus. Cent mille écus, répliqua-t-il, ne sont rien pour une armée: il faut tant de soldats, tant d'équipages, tant d'armes, et tant de convois partout: c'est une grande machine qu'une armée qui ne se remue que malaisément » Or, quoique ses prières ne fussent pas alors efficaces, et que ce qu'il proposait ne se pût exécuter; l'on voit néanmoins par là avec combien d'affection et de zèle il s'est toujours employé pour procurer l'avantage de la religion, et le vrai bien des catholiques.
CHAPITRE XXXVI Services rendus par M. Vincent au feu roi Louis XIII, de glorieuse mémoire, en sa dernière maladie, pour le bien spirituel de son âme. Quoique la dignité des rois les élevé au-dessus de la condition des autres hommes, jusqu'à un tel point que l'Écriture sainte les appelle des dieux, en tant qu'ils sont les lieutenants et les vivantes images de Dieu sur la terre: cette même Ecriture néanmoins, après leur avoir donné un titre si sublime et si glorieux, les avertit au même endroit qu'ils ne doivent pas oublier qu'ils sont hommes, et par conséquent obligés de payer le
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commun tribut de la nature et de mourir comme les autres hommes Cette loi est indispensable, et comprend aussi bien les plus sages et les plus vertueux princes, que les autres qui ne sont pas tels: avec cette différence toutefois, que la mort est aux bons rois, comme l'Église le déclare, un heureux échange d'une souveraineté temporelle et terrestre, en un royaume céleste et éternel: et aux autres tout au contraire, elle est le terme de leurs vices, aussi bien que de leur vie, et le commencement de la punition que la puissance de Dieu leur en fera ressentir. Si les vertus et qualités toutes royales de Louis XIII, de très glorieuse mémoire, l'ont fait reconnaître pendant sa vie pour l'un des plus grands monarques de la terre, sa piété s'est particulièrement signalée au temps de sa mort. Ce n'est pas ici le lieu de rapporter tout ce que ce prince vraiment très chrétien a fait et dit pendant sa dernière maladie; par où il a donne à connaître combien son cœur royal était détaché des choses de la terre, et quel était son zèle pour procurer la conversion des hérétiques et des pécheurs, et pour faire, autant qu'il était en lui, que Dieu fut de plus en plus connu, honoré, servi et glorifié, en tous les lieux de son obéissance. Il suffira de remarquer ici, que ce bon roi, ayant ouï parler de la vertu et sainteté de vie de M. Vincent, et de tous ses emplois charitables pour le bien spirituel de ses sujets, lui demanda de le venir trouver à Saint-Germain en Laye, au commencement de sa dernière maladie, pour être assisté en cet état de ses bons et salutaires avis, et pour lui communiquer aussi quelques desseins de piété qu'il méditait, particulièrement pour procurer la conversion des hérétiques de la ville de Sedan. Le premier compliment que M. Vincent fit de premier abord à Sa Majesté, fut de lui dire ces paroles du Sage. Sire, timenti Deum, bene erit in extremis; à quoi Sa Majesté, toute remplie des sentiments de sa piété ordinaire, qui lui avait fait lire et méditer souvent ces belles sentences de l'Ecriture, répondit en achevant le verset, et in die defunctionis suœ benedicetur. Et un autre jour, comme ce saint homme entretenait Sa Majesté du bon usage des grâces de Dieu; ce grand roi faisant réflexion sur tous les dons qu'il avait reçus de Dieu, et considérant l'éminence de sa dignité royale, à laquelle sa providence l'avait élevé, les grands droits qui y sont annexés, et particulièrement celui de nommer aux évêchés et prélatures de son royaume.
172 O Monsieur Vincent ! lui dit-il, si je retournais en santé, les évêques seraient trois ans chez vous; voulant dire qu'il obligerait ceux qui seraient nommés aux évêchés de se disposer à s'acquitter de leurs charges, par la fréquentation des lieux et des personnes qui pourraient leur être utiles à cette fin. En quoi ce grand prince rendit un témoignage signalé des sentiments qu'il avait touchant l'importance de la charge épiscopale, à laquelle il jugeait qu'il fallait se bien disposer; et de l'estime qu'il faisait tant de l'Institut de M. Vincent, que des moyens qu'il employait pour le bien spirituel des ecclésiastiques, les jugeant très propres et très convenables pour préparer les mêmes ecclésiastiques, à soutenir avec honneur et mérite la charge très pesante de ces grandes dignités .
M. Vincent demeura cette première fois environ huit jours à Saint-Germain, où il eut plusieurs fois l'honneur d'approcher le roi, et de l'entretenir des paroles de salut et de vie éternelle; à quoi Sa Majesté témoignait prendre une particulière satisfaction. Enfin la maladie du roi s'augmentant de plus en plus, et surmontant tous les remèdes, ce prince très chrétien voyant que Dieu voulait le retirer de ce monde, manda derechef M. Vincent pour l'assister en ce dernier passage. Il retourna donc à Saint-Germain, et se rendit auprès de Sa Majesté trois jours avant son décès: où étant, il demeura presque toujours en sa présence, pour lui aider à élever son esprit et son cœur à Dieu, et à former intérieurement des actes de religion et des autres vertus propres pour se bien disposer à ce dernier moment, duquel dépend l'éternité. Ce grand prince ayant ainsi fini sa vie par une mort très chrétienne, qui arriva le 14 mai de l'année 1643, et M. Vincent voyant la reine dans les saisissements d'une extrême douleur, et hors d'état de recevoir aucune consolation de la part des hommes, s'en revint aussitôt à Saint-Lazare, afin de faire prier Dieu pour Leurs Majestés; bien affligé d'un côté, de la perte d'un prince si juste et si pieux, mais. d'autre part, consolé des dispositions très bonnes dans lesquelles il l'avait vu mourir: étant mort très chrétiennement, après avoir vécu comme un prince très chrétien. Le lendemain, il fit faire un service solennel dans l'église de Saint-Lazare, et offrir le saint sacrifice de la messe par tous les prêtres de la maison pour le repos de son âme.
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CHAPITRE XXXVII Monsieur Vincent est employé pour les affaires ecclésiastiques du royaume, pendant la régence de la Reine-Mère. Le roi Louis XIII, de glorieuse mémoire, ayant laissé en mourant la régence du royaume à la reine, pendant la minorité de son fils, et très digne successeur: cette sage et vertueuse princesse, considérant l'étendue de cette grande monarchie, la multiplicité des affaires qui accompagnaient sa régence, et surtout l'importance de celles qui concernaient l'Église et la religion; jugea qu'il était expédient d'établir un conseil particulier pour les affaires ecclésiastiques , qu’elle le composa de quatre personnes, c'est à savoir de M. le cardinal Mazarin, de M. le Chancelier, de M. Charton, pénitencier de Paris, et de M. Vincent; ayant pris résolution de ne disposer des bénéfices qui dépendaient de sa nomination, que par leurs avis. Quoique M. Vincent fût très porté à rendre toutes sortes de services à Leurs Majestés, ce lui fut néanmoins une très grande peine de se voir appelé à la cour, pour tenir un rang dans le conseil, qui lui était d'autant plus insupportable, qu'il paraissait plus honorable aux yeux des hommes: sa grande humilité lui ayant toujours fait regarder les honneurs comme des croix, dont il ne pouvait porter la pesanteur. Il fit toutes les instances qu'il put, pour obtenir la grâce, ainsi qu'il disait, d'être dispensé de cette charge: mais la reine, connaissant assez sa vertu et sa capacité, voulut absolument qu'il y demeurât. Il entra donc ainsi dans l'exercice de cet emploi en l'année 1643, par une pure déférence aux volontés de Sa Majesté, et avec une grande crainte, non pas de s'évanouir dans les honneurs du monde, dont il ne connaissait que trop la vanité; mais de n'en pouvoir pas sortir aussitôt qu'il l'eut désiré, pour vaquer seulement au soin de sa Congrégation, et à la pratique de l'humilité et des autres vertus qu'il préférait à toutes les grandeurs de la terre. C'est ce qui l'obligeait de s'adresser incessamment à Dieu, le priant tous les jours qu'il lui plût le délivrer de cet embarras; et il a dit à une personne de confiance, que depuis ce temps-là il n'avait jamais célébré la sainte messe qu'il ne lui eût demandé cette grâce,laquelle il désirait jusqu'à un tel point, que s'étant retiré hors de Paris
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pendant quelques jours, et le bruit ayant couru qu'il était disgracié et qu'il avait eu ordre de se retirer de la cour, comme après son retour, un ecclésiastique de ses amis se conjouissait avec lui de ce que ce bruit ne s'était pas trouvé véritable, il lui dit, en levant les yeux au ciel, et frappant sa poitrine:, Ah misérable que je suis, je ne suis pas digne de cette grâce. Dieu voulut qu'il demeurât pour le moins dix ans dans cet emploi qui lui était très pénible, parce que c'était à lui. qu'on renvoyait la plupart des affaires qui se devaient traiter en ce conseil; il recevait les placets qu'on présentait à Sa Majesté, et prenait connaissance des raisons et des qualités des personnes qui demandaient, ou pour lesquelles on demandait des bénéfices, pour en faire ensuite son rapport au conseil: la reine l'avait particulièrement chargé de l'avertir de la capacité des personnes, afin que Sa Majesté ne fut point surprise. Mais c’était un sujet digne d'admiration de voir ce grand serviteur de Dieu conserver une sainte égalité d'esprit au milieu d'un flux et reflux de personnes et d'affaires, dont il était assailli continuellement, et posséder son âme en paix sous un accablement de distractions et d'importunités. Il recevait tous ceux qui le venaient trouver, toujours avec une même sérénité de visage, et, sans sortir de soi-même il se donnait à un chacun, et se faisait tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ. Il est vrai que qui l'eût considéré dans les occupations de ce nouvel emploi, joint à la conduite de sa Congrégation et des autres communautés, établissements, et assemblées, dont il a été parlé aux précédents chapitres; il eût semblé devoir être partagé et comme divisé en une infinité de soins et de pensées différentes; veillant et pourvoyant à tout, et travaillant nuit et jour pour satisfaire à toutes ces charges, que l'obéissance ou la charité lui avaient imposées:néanmoins par un effet admirable de la grâce, on le voyait toujours recueilli en soi et uni à Dieu, toujours présent à lui-même, et se possédant parfaitement avec autant de paix et de tranquillité que s'il n'eût eu aucune affaire; toujours prêt et disposé d'écouter ceux qui l'abordaient, et de satisfaire à un chacun sans rebuter jamais personne, ni témoigner aucune peine, quelque importunité qu'on lui pût donner; recevant avec la même affabilité les petits et les pauvres, que les riches et les grands; Enfin, l'on peut dire de M. Vincent dans ce maniement des affaires publiques, ce que le saint Apôtre disait
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de lui-même, qu'il a été fait comme un spectacle au monde, aux hommes et aux anges: et que la cour a été comme un théâtre, où la vertu de ce fidèle serviteur de Dieu a paru dans son plus grand jour; où son humilité a triomphé des vains applaudissements des hommes; où sa patience s'est montrée invincible parmi les pertes, les afflictions et tous les traits envenimés de l'envie et de la malice; où sa fermeté à soutenir les intérêts de Dieu et de l'Eglise, s'est fait voir au dessus de toute crainte et de tout respect humain. C'est là qu'il a témoigné sa fidélité inviolable et son affection constante au service de Leurs Majestés; son respect et sa soumission envers les prélats; l'estime et la charité qu'il conservait en son cœur pour tous les ordres de l'Eglise, et pour toutes les communautés ecclésiastiques et religieuses; Le grand désir qu'il avait de bannir l'avarice et l'ambition de tous les bénéficiers, de remédier aux abus qui se commettaient dans l’usage des biens de l'Eglise, et dans les moyens qu'on employait ordinairement pour parvenir aux bénéfices et aux autres dignités ecclésiastiques; de quoi il sera plus amplement parlé en la seconde partie Mais ce qui est principalement digne de remarque, et qui fait bien voir le parfait désintéressement de M. Vincent, est que la reine étant pour lors environnée et pressée de toutes parts de demandeurs et de personnes qui aspiraient avec ardeur aux charges, aux bénéfices, et autres sortes de biens; Il ne lui demanda, ni ne lui fit demander aucune chose pour lui ni pour les siens, quoiqu'il fût si près de la source d'où ils découlaient abondamment sur tous les autres; Et qu'il y ait grand sujet de croire que la reine qui avait une estime particulière de sa vertu, l'aurait très volontiers gratifié de plusieurs choses, s'il eût été dans la disposition de les accepter. Il courut même un bruit pendant quelques jours, qu'il allait être cardinal, jusque-là que diverses personnes lui en firent compliment: Il est vrai qu'on ne sait pas si Sa Majesté eut ce dessein, comme on le disait publiquement; mais quoi qu'il en soit, l'on peut assurer que si elle avait eu cette intention, l'humilité de M. Vincent aurait été assez éloquente pour l'en dissuader
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CHAPITRE. XXXVIII En quelle manière M. Vincent a contribué l’tablissement et au bien spirituel des Filles de la Congrégation de la Croix. Comme la charité de M. Vincent n'était point bornée à aucunes œuvres particulières, mais s'étendait universellement sur toutes celles où il voyait que Dieu pouvait etre glorifié, en les approuvant et estimant toujours, et même y contribuant de ses conseils et de son entremise quand il le voyait nécessaire, ou qu'il en était requis; de-là vient qu'il ne s'est fait de son temps presque aucune œuvre publique de piété où il n'ait eu quelque part, et pour laquelle on n'ait eu recours à lui, soit pour lui demander ses avis, ou pour le prier de s'en entremettre et de l'appuyer en quelque manière,. en voici un exemple très considérable entre plusieurs autres. Une dame de très grande piété, nommée Marie Lhuillier, veuve de feu M. de Villeneuve, avait par occasion reçu chez elle quelques vertueuses filles de Picardie qui avaient été obligées de venir à Paris pour leurs affaires: comme elle reconnut que ces bonnes filles avaient un zèle particulier de former à la piété les autres personnes de leur sexe, et particulièrement les petites filles, les instruisant de toutes les connaissances nécessaires pour mener une vie vraiment chrétienne; elle qui se sentit pressée du même zèle, les y porta autant qu'elle put: et comme les besoins spirituels sont ordinairement plus grands dans les villages et lieux champêtres que dans les villes, elle se retira en quelques maisons des champs pour donner moyen à ces filles d'exercer plus utilement cette charité; elle les envoyait même de fois à autres en divers lieux, où pendant quelque peu de séjour qu'elles y faisaient, elles s'employaient à cette instruction avec beaucoup de fruit. Ce qui convia d'autres filles qui se sentaient portées à pratiquer ces mêmes charitables exercices, de se joindre aux premières, qui les avaient commencés; et dans la suite du temps, cette dame reconnut par cette petite épreuve le grand besoin qu'il y avait de procurer, que les petites filles fussent dès leur bas âge instruites à la connaissance de Dieu, et aux bonnes
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mœurs. et le peu de personnes qui se rencontraient particulièrement dans les petites villes, bourgs et villages, qui fussent capables de bien faire cette instruction; les religieuses Ursulines et autres qui font une spéciale profession d'y vaquer, ne pouvant pas s'établir en ces petits lieux; et les filles ou femmes veuves qui se voulaient mêler d'y faire les petites écoles, en étant souvent fort incapables, et ne prenant aucun soin de former et d'instruire les filles à la piété; outre qu'il se trouve un très grand nombre de lieux où il n'y avait aucunes maîtresses d'école; de sorte que les filles étaient obligées, ou de demeurer dans une très grande ignorance, ou d'aller aux écoles avec les garçons; d'où s'ensuivaient de très grands désordres, comme l'expérience l'avait fait connaître. Cette dame donc considérant tout cela, prit résolution d'y apporter un remède plus universel, persuadant à ces bonnes filles qui étaient avec elle, et qui avaient un très grand respect et une entière déférence à ses sentiments, de s'appliquer non seulement à continuer leurs instructions, mais encore à former entre elles d'autres filles qu'on jugerait propres pour aller demeurer en divers lieux, et y faire plus chrétiennement et plus fructueusement la fonction de maîtresses d'école: et comme toutes les œuvres de piété inspirées de Dieu, sont toujours exposées aux contradictions et aux traverses; ces filles en ayant au commencement reçu plusieurs, et pour ce sujet quelqu'un leur ayant dit qu'on les pouvait avec raison appeler Filles de la Croix, ce titre leur est toujours depuis demeuré, et elles l'ont conservé avec une affection d'autant plus grande, qu'il semblait les obliger, en quelque façon, de se tenir plus unies à Jésus-Christ crucifié, que saint Paul appelle la puissance, et la sagesse de Dieu; afin d'y puiser comme dans la vraie source, la lumière et la force nécessaires pour correspondre dignement aux desseins de sa Providence sur elles, et pour s'employer avec bénédiction à détruire parmi les personnes de leur sexe, les deux plus grands obstacles de la vie chrétienne, qui sont l'ignorance et le péché. Cette vertueuse dame ne se voulut pas fier à ses propres sentiments pour une entreprise de telle importance, mais elle en parla à plusieurs grands serviteurs de Dieu; entre lesquels, ayant une estime très particulière de la vertu et capacité de M. Vincent, elle conféra souvent avec lui sur ce sujet, et il lui donna plusieurs salutaires avis, soit pour l'encourager à l'entreprise de cette bon-
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ne ceuvre, soit pour lu aider à bien former, et conduire les filles qui la devaient soutenir avec elle. Depuis, le nombre de ces filles s'étant accru, pour affermir davantage un si bon dessein, elle en obtint l'approbation de M l’archevêque de Paris, et même l'érection de cette compagnie de filles en Communauté et Congrégation formée, sous le titre de Filles de la Croix, ce qui fut ensuite autorisé par lettres patentes du roi vérifiées en la cour de parlement; Et Madame la duchesse d'Aiguillon voyant le grand bien que cette nouvelle Congrégation pouvait produire dans l'Eglise, poussée par sa charité ordinaire contribua notablement pour les établir et fonder en la ville d'Aiguillon, et ailleurs. Plusieurs années se passerent avant que cette Congrégation fût mise au point qu'il fallait pour subsister; les grandes et presque continuelles infirmités de Mme de Villeneuve y ayant apporté beaucoup de retardement, et enfin la mort l'ayant prévenue avant qu'elle eût pu donner la dernière perfection à ce qu'elle avait si bien commencé: De sorte que ces bonnes filles demeurerent comme orphelines, ayant perdu leur mère; et cette perte leur arriva dans une conjoncture assez fâcheuse, en laquelle, (Dieu le permettant ainsi pour en tirer sa plus grande gloire) on peut dire que Satan commençait d'attaquer leur Congrégalion naissante pour la cribler, ainsi qu'il fit à l'égard des apôtres dans les commencements de l'Église, selon la prédiction de Jésus-Christ . Il y avait pour lors, à la vérité, beaucoup de personnes de vertu et de condition qui désiraient, et s'employaient pour faire subsister cette Congrégation; Mais on y trouvait de si grandes difficultés, à cause des traverses qu'on lui donnait, et d'autres fâcheux accidents qui lui arrivèrent en ce temps-là, que les personnes mêmes qui avaient plus d`affection et plus d'interêt à sa conservation, concluaient presque toutes à la dissoudre, ou bien à l'unir avec quelque communauté. Sur quoi M. Vincent ayant été consulté et s'étant tenu plusieurs assemblées en sa présence sur ce sujet; Ce fut une chose merveilleuse, que nonobstant tout ce qui fut représenté, pour faire voir que selon les apparences humaines elle ne pouvait subsister; ce grand homme, comme inspiré de Dieu, bien qu'il fût toujours assez tardif à prendre une dernière résolution dans les affaires de cette nature, et qu'il eût d'ailleurs difficulté d'approuver les nouveaux établissements, fut néanmoins absolument d'avis qu'on devait employer tous les moyens possibles pour soutenir et faire subsister
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cette Congrégation; et quoi qu'on pût dire au contraire, il tint toujours ferme dans ce sentiment: il conseilla même à une vertueuse dame, dont il connaissait le zèle et la charité, d`entreprendre cette bonne œuvre, et de se rendre la protectrice et comme la tutrice de ces filles orphelines. Ce fut Madame Anne Petau veuve de M. Renauld, seigneur de Traversay, conseiller du roi en son parlement de Paris,lequel déférant à cet avis de M. Vincent, elle s'est employée avec une affection infatigable à soutenir et défendre les inrérêts de cette Congrégation des Filles de la Croix, qui a surmonté par son moyen, et principalement par le secours de Dieu, tous les obstacles qui lui étaient les plus contraires, et a été mise en état de subsister, et de rendre, comme elle fait, un service utile à l'Église. M. Vincent, non content d'avoir relevé de la sorte cette Congrégation qui semblait être sur le penchant de sa ruine, et de lui avoir procuré un secours si favorable, exhorta de plus un ecclésiastique qu'il jugeait propre pour cet effet, d'en accepter la charge de supérieur sous le bon plaisir de Mgr l'archevêque de Paris; pour aider ces vertueuses filles à se perfectionner dans leur état, et pour suppléer à ce qui n'avait pu être fait du vivant de Mme de Villeneuve: Il lui donna ensuite, en diverses rencontres plusieurs avis très utiles touchant la conduite de cette Congrégation, à laquelle il a plu à Dieu, depuis ce temps-là, de donner une bénédiction toute particulière, en sorte qu'il a contribué et contribue encore tous les jours au salut et à la sanctification de plusieurs âmes: Car les filles de cette Congrégation s'emploient non seulement à former celles qui se présentent, pour les rendre propres à instruire utilement et chrétiennement les autres selon leur institut; mais elles exercentaussi toutes sortes d'œuvres de charité spirituelle qui leur sont convenables à l'égard des personnes de leur sexe, et principalement envers les pauvres, tenant la porte de leur maison, et encore plus celle de leur cœur, ouverte pour les y recevoir, et pour leur rendre toute sorte d'assistance en leurs besoins spirituels; soit en les instruisant des choses nécessaires au salut; soit en les disposant à faire de bonnes confessions générales; ou en les recevant quelques jours en leur maison pour y faire une retraite, selon les besoins qu'elles en peuvent avoir. Or, comme après Dieu c'est M. Vincent qui leur a tendu la main pour les soutenir, et pour garantir leur Congrégation d'une chute dont elle n'eût peut-être jamais pu se relever: et com-
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me c'est lui qui a d'ailleurs grandement contribué par ses sages conseils à les mettre dans le bon état ou elles se trouvent; elles sont obligées de le reconnaître, sinon pour leur fondateur et instituteur, au moins pour leur restaurateur et conservateur, et de remercier Dieu de toutes les assistances et secours temporels et spirituels qu'elles ont reçus par ses charitables entremises. CHAPITRE XXXIX De quelle façon M. Vincent se comporta pendant les premiers troubles de l’an 1649, et ce qui lui arriva en quelques voyages qu'il fit en ce temps-là. Ce royaume avait joui d'un grand calme pendant les premières années de la régence de la reine-mère, qui continua toujours ses soins pour procurer la paix au dedans, pendant qu'elle employait les armes au dehors pour repousser les efforts des ennemis. Mais soit que nos péchés nous rendissent indignes de jouir plus longtemps d'un si grand bien, ou que Dieu pour d'autres justes raisons qui nous sont inconnues nous en voulût priver; ce calme fut suivi d'une des plus violentes tempêtes dont la France ait été agitée depuis longtemps . Ce fut vers la fin de l'année 1648 que cet orage commença de s'élever, lequel donna sujet à Leurs Majestés d'aller à Saint-Germain en Laye au mois de janvier de l'année suivante; Et les troupes s’étant ensuite approchées de cette grande ville, elle se trouva incontinent bloquée, et peu de temps après réduite en de fâcheuses extrémités. La première chose que fit alors M. Vincent, fut de mettre sa Compagnie en prières pour demander à Dieu le secours de sa miséricorde, prévoyant bien que l'affliction publique serait grande si cette dlvision durait. Ensuite de cela, il crut qu'il était de son devoir de s'employer autant qu'il pourrait afin d'y apporter quelque remède; et résolut à cet effet de prendre occasion, en allant faire offre de ses très fidèles services à Leurs Majestés à Saint-Germain, de représenter à la reine, avec tout le respect et toute l'humilité possible, ce qu'il pensait selon Dieu être le plus expédient pour moyenner la paix, et la tranquillité de l'Etat. Dans cette résolution il partit de Saint-Lazare le 13 du même mois de janvier. Pour ne donner toutefois aucun ombrage de cette
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sortie, i! mit une lettre entre les mains de celui auquel il laissait la conduite de la maison de Saint-Lazare, pour la porter en même temps à M. le premier président; par laquelle il lui déclarait le mouvement que Dieu lui avait donné d'aller à Saint-Germain faire ce qu'il pourrait pour procurer la paix; et que s'il n'avait pas l'honneur de le voir auparavant que de sortir, c'était pour pouvoir assurer la reine qu'il n'avait soncerté avec personne de ce qu'il aurait à lui dire. Il crut devoir user de cette précaution pour deux fins; l'une pour ôter tout soupçon à la cour qu'il eût aucune communication avec ceux du parti contraire, et avoir moyen de parler plus efficacement à Sa Majesté, quand elle serait assuré qu'il lui parlait seulement selon les mouvements qu'il en avait reçus de Dieu; Et l'autre pour ne pas mécontenter le parlement, qui aurait pu trouver à redire qu'un homme comme lui, eut quitté Paris de la sorte, s'il n'avait donné avis, à quelqu'un des principaux de ce corps, de son voyage et de son dessein. Etant donc parti de grand matin, il arriva à Saint-Germain sur les heuf à dix heures, non sans péril, à cause du debordement extraordinaire des eaux, et des courses que les soldats faisaient de tous côtés. S`étant présenté à la reine, il lui parla près d'une heure; et ensuite alla trouver M. le cardinal Mazarin, avec lequel il eut une assez longue conférence. Il fut reçu et écouté favorablement de Sa Majesté et de son Éminence, qui connaissaient assez la sincérité de son cœur, et la droiture de ses intentions. Mais quoique sa remontrance n'eût pas alors l'effet qu'il eût désiré pour la fin qu'il prétendait, qui n'était autre que la paix, et la réunion parfaite de l'État; les affaires n'y étant pas encore disposées: il eut au moins cette satisfaction, d'avoir fait tout ce qu'il avait pu, pour témoigner sa fidélité et son zèle au service de Leurs Majestés, et tout ensemble son affection à procurer le bien public et le soulagement des pauvres, lesquels, quoique les plus innocents, ressentaient néanmoins plus vivement que tous les autres les coups de cette tempête. Ayant donc fait ce pourquoi il était allé à Saint-Germain, il en partit le troisième jour pour aller à Villepreux , ne croyant pas pour beaucoup de raisons devoir retourner à Paris. De Villepreux, il s'en alla en une petite ferme située en Beauce à deux lieues d'Etampes, en un pauvre hameau nommé Freneville, de la paroisse du Val-de-Puiseaux, laquelle ferme avait été don-
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née à la maison de Saint-Lazare par Madame de Herse, pour la fondation de quelqucs missions Il y séjourna l'espace d'un mois, pendant lequel on peut dire qu'il ne se sustenta que du pain de tribulation et de l'eau d'angoisse; la saison étant extrêmement froide et le logement très pauvre, où l'on manquait de toutes les commodités pour la vie, et où dans un temps de trouble et de guerre tout était à craindre. Là M. Vincent demeura pendant ce temps comme un autre Jérémie, déplorant les misères de ce royaume et offrant à Dieu ses larmes, ses souffrances et ses pénitences pour implorer sa miséricorde: ou bien comme un autre Job sur un peu de paille, pour attendre l'exécution des desseins de Dieu, et se soumettre à toutes ses volontés. Et en effet, pendant qu'il s'arrêta en cette pauvre chaumière, on lui rapporta que les autres fermes de Saint-Lazare, qui étaient aux environs de Paris, et d'où il tirait la principale subsistance des siens, avaient été pillées par les soldats, les meubles emportés, les troupeaux enlevés avec dix-huit ou vingt muids de froment. D'un autre côté, il apprit que la maison de Saint-Lazare. depuis son départ, souffrait beaucoup de vexations: qu'on y avait logé six cents soldats, lesquels y faisaient un étrange ravage; et qu'on s'était saisi des portes de la maison et des greniers.; d’où on en avait fait transporter les grains et les farines aux halles, par ordre du conseiller qui disait en avoir charge du Parlement: ce qui néanmoins ne s'étant pas trouvé depuis véritable, le même parlement en fit sortir ces soldats, et rendre les clefs; mais les dommages ne furent pas réparés. Il venait ainsi tous les jours quelqu'un vers M. Vincent pour lui rapporter ces pilleries, et ces pertes; à quoi il répondit toujours, Béni soit Dieu, béni soit Dieu Et pour faire encore mieux connaître ce qui se passa en la maison de Saint-Lazare en cette rencontre, et quel fut le sujet qui exerça la patience de M. Vincent, nous rapporterons ici ce qu'en écrivit un très vertueux ecclésiastique, qui fréquentait les prêtres de cette sainte maison. Voici en quels termes il en parle dans une sienne lettre: « Nous avons été témoins, dit-il, de la persécution que la maison de Saint-Lazare a soufferte en ses biens, commodités, et provisions, pendant la guerre et les mouvements de Paris, par l'animosité de quelques personnes mal affectionnées, et même de quelqu'un d'entre les premiers magistrats. Car, sous prétexte de faire la revue des provisions de blé qui se trouveraient dans la
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maison et dans la grange, on alla fouiller, et fureter partout, comme s'il y eût eu de grands trésors cachés; et outre cela on fit entrer un régiment de soldats très insolents qui, durant plusieurs jours, firent un dégat et une dissipation épouvantables; et pour comble de leur malice, ils mirent le feu dans les bûchers de la basse-cour, où était tout le bois de la provision, dont j'ai vu les restes encore tout fumants, en allant voir M . Lambert qui tenait la place de M. Vincent. Ce vertueux Missionnaire essuya tous ces affronts, et souffrit cette persécution avec sa sérénité et tranquillité ordinaires, tout joyeux d'avoir enduré quelques opprobres avec son bon père, et de voir le dégât et l'enlèvement (puisque Dieu le voulait ainsi) non tant de leurs biens comme des provisions des pauvres, auxquels ils avaient dessein de les distribuer, selon leur coutume, très libéralement et charitablement, durant le cours de l'année: Et rapinam bonorum vestrorum cum gaudio suscepistis. Il eût pu justement dire à ceux qu'il voyait si avides des trésors et des richesses qu'ils cherchaient à main armée dans la maison, ce que le grand saint Laurent répondit à ses persécuteurs, leur montrant les pauvres, qui étaient les magasins vivants où l'on avait caché les richesses de l'Église pour lesquelles on le persécutait: Facultates quas requiris, in cœlestes thesauros manus pauperum deportaverunt. Le bon M. Vincent fut comme un juste Loth tiré de cet incendie, et de cette confusion par un mouvement particulier, comme par un ange; et sortant de Paris le cœur tout outre de douleur sur les misères de tant de pauvres qui allaient être réduits aux dernières nécessités, il passa par Saint-Germain en Laye pour en exposer ses sentiments à leurs Majestés; et puis s'étant retiré, il alla visiter les maisons de sa Congrégation qui profitèrent, par la douceur de sa présence, de notre privation et de notre perte.» M. Vincent étant donc retiré en cette pauvre chaumière de Fréneville, y souffrit de très grandes incommodités, tant par la rigueur du froid qui était alors très grand, n'ayant qu'un peu de bois vert pour faire du feu; que pour la nourriture qui était très chétive,: toutes choses manquant en ce pauvre lieu, ne s y trouvant que du pain qui était fait partie de seigle, et partie de fèves On n'entendait pas néanmoins une seule plainte de sa bouche, mais il endurait tout en esprit de pénitence, croyant qu'en qualité de prêtre il la devait faire pour apaiser la colère de Dieu qui faisait ressentir de plus en plus ses effets sur tout le royaume.
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Il prêcha aux habitants de ce pauvre lieu pour les encourager à faire un bon usage de l'affliction présente, et les exhorta à la pénitence, comme au moyen le plus efficace pour apaiser Dieu: et les ayant disposés à se confesser, il leur fit la charité de les entendre avec le curé du lieu, et un autre prêtre de sa Congrégation'. Ayant fait quelque séjour en ce pauvre lieu, il en partit nonobstant la rigueur de la saison, et s'en alla au Mans pour y faire la visite d'une maison de sa Congrégation, qui est aux faubourgs de la ville. De là s'étant mis en chemin pour aller à Angers, il lui arriva un accident à demi-lieue de Durtal, passant une petite rivière, où sans le prompt secours qu'on lui donna il se serait noyé, son cheval s'étant couché dedans: en ayant donc été retiré, il remonta à cheval tout trempé, sans qu'il parût aucune émotion en son visage. C'était en Carême; et ayant à grande peine trouvé de quoi se sécher dans une petite chaumière qu'il rencontra sur le chemin, il demeura sans manger jusqu'au soir, qu’il arriva en une hôtellerie. La maîtresse voyant que M. Vincent catéchisait selon sa coutume les serviteurs de la maison, elle s'en alla ramasser tous les enfants de la bourgade; et sans lui en parler les fit tous monter à sa chambre: de quoi il la remercia grandement, et les ayant séparés en deux bandes, il en donna une à instruire au prêtre qui était avec lui, pendant qu'il faisait le catéchisme à l'autre. Il séjourna cinq jours à Angers, où il fit la visite des Filles de la Charité qui servent les malades de l'hôpital; et ensuite s'étant mis en chemin pour aller en Bretagne, comme il approchait de Rennes il lui arriva un accident qui le mit dans un très grand danger de sa vie; car passant l'eau entre un moulin et un étang fort profond, sur un petit pont de bois, le cheval vint à s'ombrager de la roue du moulin, et en se reculant allait se précipiter dans l'étang, ayant déjà un des pieds de derrière hors du pont, et sur le point de tomber, si Dieu, comme par quelque sorte de miracle, ne l'eût retenu et arrêté tout court. M. Vincent se voyant hors de ce danger avoua qu'il n'en avait jamais échappé un tel; et bénissant Dieu d'une protection si évidente et si merveilleuse, il pria celui qui l'accompagnait de l'aider à en remercier sa divine bonté. M. Vincent en tout ce voyage n'avait fait aucune visite de compliment et de civilité à personne, ni à Orléans, ni au Mans,
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ni à Angers, ni aux autres lieux où il avait passé; Il voulait faire de même à Rennes, et traverser simplement la ville pour aller en la maison de sa Congrégation qui est à Saint-Méen, à huit lieues au delà, désirant passer inconnu en tout ce voyage, s'il lui eût été possible; mais ayant été nonobstant cela, reconnu à son entrée dans la ville de Rennes, qui pour lors était dans l'émotion au sujet des troubles du royaume, aussi bien que celle de Paris; une personne qui avait autorité en cette ville, lui manda que son séjour était suspect, à cause de son emploi dans les conseils, qu'on avait dessein de le faire arrêter, et qu'il lui en donnait avis, afin qu’il sortît à l'heure même de la ville. M. Vincent reçut ce congé comme une faveur, et à l'heure même il se disposa pour partir; mais comme on sellait son cheval, un gentilhomme logé dans la même hôtellerie l’ayant reconnu, et s'étant laissé transporter à un mouvement de colère, lui dit tout haut, M. Vincent sera bien étonné si à deux lieues d'ici on lui donne un coup de pistolet dans la tête, et en même temps sortit. Cette menace ayant été entendue par M. le théologal de Saint-Brieuc, lequel ayant appris l'arrivée de M. Vincent l'était venu visiter en cette hôtellerie, il l'empêcha de partir et lui persuada d'aller voir M. le premier président, et quelques autres, desquels il fut reçu fort civilement: Et le lendemain, comme il était près de partir, on vit rentrer ce même gentilhomme, qui après lui avoir fait la menace de le tuer était sorti et avait couché hors de la ville; ce qui donna sujet de croire qu'il était allé attendre M. Vincent sur le chemin, pour faire ce mauvais coup: Mais ce fidèle serviteur de Dieu ayant toute sa confiance en la divine Providence, et étant toujours disposé à mourir, et même le souhaitant à l'imitation du saint apôtre, pour être avec Jésus-Christ, ne s'en mit guère en peine; néanmoins M. le théologal de Saint-Brieuc, étant en quelque crainte pour sa personne qui lui était très chère, ne le voulut point quitter, mais l'accompagna jusqu'au lieu de Saint-Méen, où il arriva le mardi de la semaine sainte. Il y demeura quinze jours, pendant lesquels il se tint la plupart du temps au confessionnal, pour entendre les pauvres qui viennent de tous côtés en pèlerinage en ce saint lieu, afin d'y recevoir la guérison de leurs incommodités, que Dieu leur accorde fréquemment par l'intercession de ce saint. Il s'en alla de ce lieu a Nantes pour quelque affaire de piété; de là il passa à Luçon, à dessein de continuer son voyage à Sain-
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tes, et puis en Guienne pour y continuer la visite des maisons de sa Congrégation. Mais ayant reçu ordre exprès de la reine de s'en revenir à Paris où le roi était alors retourné: il s'en vint à Richelieu, où il tomba malade; ce que Mme la duchesse d'Aiguillon ayant su, elle lui envoya un petit carrosse avec deux de ses chevaux et un de ses cochers, pour le ramener aussitôt qu'il serait en état de se mettre en chemin; on lui avait donné longtemps auparavant même carrosse à cause de l’incommodité de ses jambes, ce dont néanmoins il n'avait point voulu se servir. Il laissa en toutes les maisons qu'il visita durant ce voyage une grande consolation à ses enfants spirituels, et une très bonne odeur de l'humilité, cordialité, douceur, et de toutes les autres vertus qu'il y pratiqua, et dont il leur donna les exemples. Enfin il retourna à Paris au mois de juillet 1649 après six mois et demi d'absence: étant arrivé il renvoya aussitôt les chevaux à Madame la duchesse d'Aiguillon avec mille remerciements; mais elle les lui fit remener, disant qu'elle les lui avait donnés pour s'en servir Il les refusa derechef, en protestant que si l'incommodité de ses jambes, qui augmentait tous les jours, ne lui permettait plus d'aller ni à pied ni a cheval, il était résolu de demeurer plutôt toute sa vie à Saint-Lazare que de se faire traîner dans un carrosse. Ce que la reine et M. l'archevêque de Paris ayant su, ils lui firent un commandement exprès d'aller en carrosse; à quoi il acquiesça, non sans une grande peine et une extrême confusion, appelant ce carrosse qui était très chétif, son ignominie, et voulant que les chevaux qui le tiraient fussent aussi employés à la charrue et à la charrette, quand il n'était pas obligé d'aller en ville. Il était alors âgé de soixante-quinze ans, et tellement incommodé qu'il avait grande peine de se lever quand il était assis; de sorte que ce n'a été que par obéissance et par nécessité qu'il s'est servi de ce pauvre carrosse, qui lui a néanmoins donné moyen de travailler avec bénédiction à diverses importantes affaires, et de rendre plusieurs grands services à l'Eglise;ce qu'il n'aurait pu faire sans cela.
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CHAPITRE XL M Vincent procure l’assistance des pauvres habitants des frontières de Champagne et de Picardie ruinées par les guerres Il est vrai, comme dit l'Écriture sainte, que les maladies qui sont de longue durée et qui dégénèrent en langueur, donnent beaucoup d'ennui au médecin, lequel souvent abandonne le malade, quand il ne sait plus quel remède employer pour sa guérison: l'on peut dire de même qu'il y avait quelque sujet de s'attiédir et refroidir dans l'exercice des œuvres de charité qu'on entreprenait pour remédier à l'indigence des pauvres, dont le nombre aussi bien que la nécessité et la misère augmentaient tous les jours par le malheur des guerres, particulièrement des intestines et civiles qui causaient d'étranges désolations dans la France. Mais quand on rapporta à M. Vincent depuis son retour à Paris, l'état déplorable où se trouvaient réduites les provinces de Champagne et de Picardie du côté de la frontière, et qu'il se vit ainsi après tant de pertes comme accablé d'un nombre presque innombrable de pauvres de tout sexe, âge, et condition, auxquels il était nécessaire de donner assistance; il faut avouer qu'un cœur moins rempli de charité que le sien, eût perdu courage et eût succombé sous le poids de cette nouvelle surcharge, ne croyant pas le pouvoir porter, ni trouver moyen de subvenir à tant de nécessités. Ce fut toutefois en cette occasion que ce saint homme fit paraître excellemment la grandeur de sa vertu; car se relevant comme la palme avec d'autant plus de vigueur qu'il se voyait plus chargé; et se confiant plus que jamais en la toute puissante bonté de Dieu, il résolut d'entreprendre cette œuvre de charité ainsi qu'il avait fait toutes les autres. Pour cet effet, après avoir imploré le secours de la divine miséricorde, dont les trésors sont inépuisables, il en fit la proposition aux Dames de la Charité de Paris, qui s'assemblaient pour ces sortes d'œuvres de miséricorde: et quoique alors les misères communes qu'on avait souffertes, eussent réduit les personnes les plus accommodées dans un état; où elles ne pouvaient plus faire ce qu'elles avaient fait par le passé; néan-
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moins ces charitables dames fermant les yeux à toute autre considération humaine, et croyant que la volonté de Dieu leur était manifestée par l'organe de son fidèle serviteur, firent un effort entre elles pour secourir ces pauvres dans la désolation de leurs provinces; et y ayant ajouté ce qu'elles purent recueillir des quêtes qu'elles firent, M Vincent envoya plusieurs des siens pour faire la distribution de ces aumômes: A quoi Dieu donna une telle bénédiction, que depuis qu'on eut commencé cette assistance, elle fut toujours continuée l'espace de dix ans, jusqu'à la conclusion de la paix: de sorte que contre toute espérance et apparence humaine, il s'est trouvé que pendant ce temps-là, on a distribué la valeur de plus de six cent mille livres d'aumônes, tant en argent, qu'en pain, vivres, vêtements, remèdes pour les malades, outils pour cultiver la terre, grains pour l'ensemencer, et autres semblables choses nécessaires à la vie: ce qui s'est fait par la conduite et par les ordres de M. Vincent, qui envoya les missionnaires de sa Compagnie dans ces provinces, où ils ont séjourné et parcouru tous les lieux dans lesquels ils savaient qu'il y avait des pauvres réduits à l'extrémité, et particulièrement dans les villes et environs de Reims, Fismes, Rethel, Rocroy, Mézières, Charleville, Donchery, Sedan, Sainte-Menehould, Vervins, Laon, Guise, Chauny, La Fère, Péronne, Noyon, Saint-Quentin, Ham, Marle, Riblemont, Amiens, Arras; en un mot toutes les villes, bourgs et villages où les pauvres gens, soit habitants ou réfugiés étaient plus ruinés, et plus dignes de compassion. Parce secours charitable on a empêche qu'un très grand nombre de pauvres n'y soient morts de faim et de froid; surtout les plus nécessiteux et les plus abandonnés, comme les malades, les vieillards, et les orphelins qui étaient pour la plupart réduits en des langueurs effroyables, couchés sur de la paille pourrie, ou sur la terre, exposés pendant les plus grandes rigueurs de l'hiver à toutes les injures de l'air, leurs maisons ayant été pillées et brûlées, et eux dépouillés jusqu'à la chemise, n'ayant pour retraite que des masures, dans lesquelles ils attendaient tous les jours la mort. Dans les premières années que cette désolation fut extrême, le secours fut aussi plus grand, et, outre huit ou dix Missionnaires que M. Vincent y employa, il y envoya aussi des Filles de la Charité: Pendant que celles-ci s'appliquaient à secourir et à assister les pauvres malades; une partie des Missionnaires distribuait le
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pain et les autres choses nécessaires pour pourvoir à l'extrême indigence des autres; et les prêtres se répandaient dans les campagnes, visitant les paroisses destituées de pasteurs, pour distribuer la pâture spirituelle à ces pauvres brebis délaissées, les instruire, leur administrer les Sacrements, les consoler, et réparer le mieux qu'ils pouvaient le mauvais état de leurs églises qui avaient été la plupart pillées, et profanées par les soldats. Nous verrons en la seconde partie, plus en particulier de quelle façon ces charitables et fervents Missionnaires se sont comportés par les ordres de leur très digne père, dans la pratique de ces œuvres de charité: et comme les églises, les prêtres, les communautés religieuses d'hommes et de filles, la pauvre noblesse, les filles qui étaient en danger, les enfants et les malades abandonnés, en un mot, toute sorte de personnes indigentes et affligées en ont reçu soulagement et consolation. Certes, si les siècles passés ont vu de semblables désolations et misères, on ne lit point dans l'histoire qu'ils aient jamais vu une pareille ardeur pour y apporter le remède, et un remède si grand, si prompt, si étendu et si universel que celui-ci. Cependant tout cela s'est fait avec la bénédiction de Dieu par un pauvre prêtre, et par un petit nombre de dames animées par sa charité et assistées de ses conseils.
CHAPITRE XLI La mort de M. le Prieur de Saint-Lazare, et les reconnaissances que M. Vincent lui a rendues Messire Adrien Le Bon, prieur de Saint-Lazare était celui duquel Dieu avait voulu se servir, comme nous avons dit, pour introduire M. Vincent et sa Compagnie dans la maison de Saint-Lazare. Il avait non seulement donné son consentement, mais même sollicité pour cet effet M. Vincent et persévéré une année entière, nonobstant tous ses refus, dans cette sollicitation pendant laquelle il fit autant d'instances et employa autant et plus de prières envers ce fidèle serviteur de Dieu pour lui faire accepter sa maison et son prieuré, que d'autres en eussent employé envers lui-même pour le porter à le leur donner: de sorte que par un exemple très rare, et qui est peut-être l'unique de nos jours, il se fit entre ces deux serviteurs de Dieu un
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conflit de vertus, l'humilité de M. Vincent s'opposant à la charité de ce bon prieur, et l'amour de la pauvreté combattant contre sa libéralité: Et si l’obéissance aux ordres de Dieu que M. Vincent reconnut enfin, et auxquels il n'osa résister, n'eût terminé ce différend, il eût encore dure plus longtemps; et peul-être qu'en cette occasion la plus grande des vertus eût été obligée de céder en quelque façon à celles qui lui sont inférieures, quoiqu'elle n'eût pas laissé de triompher d'une autre manière aussi excellente, mais moins avantageuse au progrès de la Congrégation de la Mission. Ce charitable prieur avait toujours retenu son logement dans Saint-Lazare avec ses religieux, et il ne se peut dire combien il reçut de satisfaction et de consolation pendant le reste de sa vie de la part de tous ces bons Missionnaires, et par-dessus tous de M. Vincent qui le considérait comme le signalé bienfaiteur, et le vrai père nourricier des Missionnaires qui demeuraient à Saint-Lazare. Il s'étudiait de lui rendre tous les respects, toutes les complaisances, et tous les services qu'il pouvait, par un véritable esprit d'une sincère et filiale reconnaissance; ce qu'il continua l'espace de plus de vingt ans, et jusques en l'année 1651, en laquelle il plut à Dieu retirer de cette vie, le propre jour de Pâques, ce véritablement bon et charitable prieur, pour lui faire goûter les fruits de sa charité dans le ciel. Comme M. Vincent l'avait honoré, aimé et servi pendant sa vie, il lui fit encore plus paraître la sincérité de son affection en ce dernier passage, auquel il lui rendit tous les devoirs et toutes les assistances, que le zèle qu'il avait pour le salut d'une âme qui lui était si chère lui pouvait suggérer. Il fit venir les Missionnaires qui étaient en la maison pour se mettre en prière autour du lit de ce cher malade, et lui-même récita tout haut pendant son agonie qui fut longue, les prières pour les agonisants, auxquelles il ajouta plusieurs autres suffrages que sa charité lui suggéra. Lorsque ce bon vieillard, qui était pour lors âge de soixante-quinze ans, eut rendu le dernier soupir, et qu'on eut fait la recommandation de son âme, M. Vincent, se levant parla à ceux qui étaient présents de cette sorte: « Or sus, mes frères, voilà notre bon père maintenant devant Dieu.: Et puis élevant les yeux vers le ciel et s'adressant à Dieu:; Plaise à votre bonté, mon Dieu, dit-il lui appliquer les
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bonnes œuvres que la Compagnie peut avoir faites, et les petits services qu'elle a tâché de vous rendre jusqu'à présent: nous vous les offrons, mon Dieu, vous suppliant de lui en appliquer l'efficace. Peut-être que plusieurs d'entre nous étions dans l'indigence, et il nous a pourvus de nourriture et d'entretien. Prenons garde, mes frères, de ne jamais tomber dans ce misérable péché d'ingratitude envers lui, et ces autres messieurs les anciens de cette maison, de qui nous sommes comme les enfants et que nous devons reconnaître et respecter comme nos pères Ayons de grandes reconnaissances envers eux du bien qu'ils nous ont fait: et tâchons de nous ressouvenir tous les jours de M. le prieur, et d'offrir nos prières à Dieu pour lui. » Il lui fit faire des funérailles très honorables; et il célébra et fit célébrer à son intention un très grand nombre de messes dans l'église de Saint-Lazare et ailleurs: et de plus il en écrivit à toutes les maisons de sa Congrégation en ces termes: « Il a plu à Dieu de rendre la Compagnie orpheline d'un père qui nous avait adoptés pour ses enfants. C'est du bon M. le prieur de Saint-Lazare, qui décéda le jour de Pâques, muni des sacrements et dans une telle conformité à la volonté de Dieu, qu'en tout le cours de sa maladie il n'a pas paru en lui le moindre trait d'impatience, non plus que dans ses incommodités précédentes. Je prie tous les prêtres de votre maison de célébrer des messes à son intention, et tous nos frères de communier » Après quoi M. Vincent fit mettre une belle épitaphe au milieu du chœur de l'église de Saint-Lazare, auprès de la tombe de ce charitable défunt, pour une perpétuelle mémoire de l'obligation très grande et très particulière que la Congrégation de la Mission lui a, et qu’elle désire toujours reconnaître lui avoir; et de plus il fut résolu ,que tous les ans le neuvième d'avril, qui fut le jour de son décès, on célébrerait en l'église de Saint-Lazare un service solennel à son intention.
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CHAPITRE XLII Secours donnés ou procurés par M Vincent aux pauvres à Paris et en plusieurs lieux, durant les troubles de l'année 1652 et les autres années suivantes. Outre les secours charitables donnés et procurés par M. Vincent aux pauvres de la Lorraine, de la Champagne, et de la Picardie, dont il a été parlé aux chapitres précédents, les nouveaux troubles survenus en ce royaume en l'année 1652 lui fournirent encore une nouvelle matière, plus ample et plus abondante, pour exercer sa charité,.que Dieu voulait de plus en plus perfectionner; afin de donner par ce moyen le comble au mérite de son fidèle serviteur, et de toutes les autres personnes vertueuses, dont le zèle à procurer le bien spirituel, et le soulagement corporel des pauvres, s'est signalé en cette occasion; Voici de quelle façon les choses se sont passées. Le campement et le séjour des armées aux environs de Paris ayant causé partout une étrange désolation et misère; la ville d'Étampes fut celle qui en ressentit davantage les funestes effets, ayant été assiégée longtemps, et plusieurs fois de suite: ce qui avait réduit les habitants de cette ville, et les villages circonvoisins dans un pitoyable état de langueur et de pauvreté, la plupart étant malades, et ne leur restant plus que la peau collée sur les os; et avec cela ils étaient tellement dénués de secours, qu'ils n'avaient personne pour leur donner seulement un verre d'eau. Pour surcroît de misères, cette pauvre ville après avoir été ainsi prise, et reprise se trouva tout infectée, à cause des fumiers pourris qui étaient répandus de tous côtés, dans lesquels on avait laissé quantité de corps morts tant d'hommes que de femmes mêlés avec des charognes de chevaux et d'autres bêtes, qui exhalaient une telle puanteur qu'on n'osait s'en approcher . M. Vincent donc, ayant appris le misérable état de cette ville, et de ses environs, après l'avoir représenté à l'assemblée des Dames de la Charité, qui le secondaient avec tant de bonne volonté dans toutes ses saintes entreprises, envoya plusieurs de ses Missionnaires pour secourir spirituellement et corporellement ces pauvres abandonnés. L'une des premières choses qu'ils firent
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y étant arrivés et ayant vu un si étrange spectacle, ce fut de faire venir d'ailleurs des hommes forts et robustes avec des charrettes, pour enlever tous ces fumiers et nettoyer la ville; ce qui ne s'exécuta pas sans une grande dépense: ensuite de cela, ils donnèrent la sépulture à tous ces pauvres corps à demi pourris, et puis ils firent parfumer les rues et les maisons, pour en ôter l'infection, et les rendre habitables. Ils établirent en même temps la distribution des potages, qui se faisait tous les jours, tant en la ville d'Étampes que dans plusieurs autres villages, que ces Missionnaires, après avoir parcouru tous les environs, reconnurent avoir été les plus maltraités par les armées, et où les habitants étaient dans une plus grande nécessité: ce qu'ils firent particulièrement, outre la ville d'Étampes, à Guillerval, Villeconnin, Étrechy et Saint Arnoult, où les pauvres gens tant de ces lieux-là que des autres circonvoisins allaient tous les jours recevoir leurs portions. Ils furent aussi à Palaiseau où les soldats avaient fait de grands ravages, et y établirent aussi la distribution de ces potages pour conserver la vie à un grand nombre de pauvres languissants. Mais parce que plusieurs de ces paroisses qu'on assistait se trouvaient sans pasteurs, qui étaient morts, ou en fuite; les prêtres missionnaires ne pouvaient pas satisfaire aux nécessités spirituelles et aux corporelles en même temps; M. Vincent envoya donc des Filles de la Charité pour faire et distribuer les potages, et pour avoir soin de pourvoir aux autres nécessités extérieures des pauvres malades, comme aussi d'un grand nombre de pauvres orphelins qu'on trouva dans ces lieux, qui furent assemblés et retirés dans une même maison à Etampes, et là vêtus et nourris. Pendant que ces bonnes filles vaquaient à ces œuvres de charité extérieures et corporelles, les prêtres missionnaires allaient d'un côté et d'autre dans les paroisses visiter et consoler ces pauvres affligés, leur dire la sainte messe, les instruire, leur administrer les sacrements, le tout avec les permissions et approbations requises de la part des supérieurs. Or, comme toutes ces assistances spirituelles et corporelles ne se pouvaient pas rendre sans des peines, et des fatigues extrêmes, et sans s'exposer au danger de contracter les mêmes maladies auxquelles on tâchait de remédier, à cause de l'infection des lieux; il arriva que plusieurs de ces bons Missionnaires tombèrent malades et consumèrent leur vie dans ces exercices de charité; et il ne faut point douter que leur mort n'ait été très précieuse de-
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vant Dieu, et qu’ayant courageusement travaillé et combattu pour sa gloire, et gardé une inviolable fidélité à sa sainte volonté par leur prompte et parfaite obéissance, et ainsi heureusement achevé leur course, ils n'aient reçu de sa divine miséricorde la couronne de justice. Il y eut aussi plusieurs de ces bonnes Filles de la Charité, qui après avoir beaucoup souffert dans les services qu'elles rendaient aux pauvres, ayant enfin offert leur vie à Dieu en holocauste de suavité avec un courage qui surpassait leur sexe, participèrent à la même couronne Mais pendant que M. Vincent employait ses soins pour assister les pauvres de ces côtés-là, Dieu lui préparait un nouveau sujet pour étendre les exercices de sa charité: car il arriva que les armées approchèrent de Paris, et firent un étrange ravage dans tous les villages et lieux circonvoisins. Et comme on eut rapporté à ce père des pauvres, que les habitants du bourg de Juvisy; et des environs étaient dans un déplorable état pour le corps et pour l'âme, il y envoya aussitôt un de ses prêtres avec des aumônes pour distribuer aux plus nécessiteux. Lorsqu'on eut appris que la désolation était générale, et que de tous côtés les habitants des villages, après avoir été pillés et maltraités par les soldats, étaient pour la plupart réduits à une très grande et presque extrême nécessité; plusieurs personnes de condition et de piété de l'un et de l'autre sexe, touchées de Dieu et portées d'une charité vraiment chrétienne, se joignirent à M. Vincent pour secourir ces pauvres affligés: et considérant que ce secours ne se pouvait exécuter qu'avec des dépenses très grandes qu'il eût fallu faire, pour fournir toutes les choses nécessaires à ceux qui avaient été dépouillés de tout ce qu'ils avaient; la charité qui est ingénieuse, ou plutôt le Dieu de charité, leur suggéra une pensée: celle de faire un magasin charitable, dans lequel on inviterait un chacun de porter, ou envoyer les meubles, habits, ustensiles, provisions et autres choses semblables qui leur seraient superflues, ou qu'ils pourraient plus facilement donner que de l'argent, qui se trouvait alors fort court en la plupart des familles. Nous ne devons pas omettre ici, que c'est particulièrement à M. du Plessis-Montbart, dont la vertu et le zèle s'est signalé en beaucoup d'autres rencontres, qu'on a l'obligation de ce charitable et admirable dessein; car c'est lui qui dressa le plan de ce
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magasin charitable et qui proposa les moyens de le rendre utile et fructueux; de quoi il sera amplement parlé en la seconde partie. Or ce fut de ce merveilleux magasin, comme d'une source inépuisable de charité, qu'on a tiré pendant six ou sept mois toutes sortes de secours pour ces pauvres, c’est à savoir des habits, du linge, des meubles, des ustensiles, des outils, des drogues pour composer les remèdes, de la farine, des pois, du beurre, de l'huile, des pruneaux ,et autres choses nécessaires à la vie; et même des ornements, calices, ciboires, livres et autres meubles et linges sacrés pour en fournir les églises qui avaient été pillées: toutes ces choses étaient envoyées en certains lieux de la campagne, d'où elles étaient après distribuées avec ordre et mesure: Les Missionnaires allaient chaque jour de village en village avec des bêtes chargées de vivres et de hardes, pour les départir selon le besoin d'un chacun; à quoi on ajoutait encore la distribution journalière des potages, qui ont sauvé la vie à un nombre presque innombrable de pauvres faméliques qui ne savaient où trouver du pain. Les travaux des Missionnaires furent si grands dans ces voyages et dans ces services qu'ils rendaient aux pauvres, et les maladies qu'ils y contractèrent si malignes, qu'il y en eut quatre ou cinq qui en moururent, et plusieurs autres en furent malades fort longtemps Mais quoique M. Vincent ressentît vivement les incommodités, et la mort de ces bons Missionnaires qu'il chérissait tendrement, comme ses enfants spirituels; néanmoins il louait et bénissait Dieu de les voir travailler et souffrir pour les membres de Jésus-Christ avec tant de courage, et finir ainsi glorieusement leur vie dans le champ de bataille, et s'il est permis de dire, les armes à la main; sachant bien que mourir de la sorte, ce n'est pas mourir, mais plutôt cesser de mourir pour commencer une meilleure et plus heureuse vie, dans la possession parfaite de Celui qui est la source, et le principe de la vraie vie. Outre ces assistances qu'on rendait aux pauvres habitants des villages hors de Paris, on eut aussi soin de plusieurs d'entre eux qui, fuyant devant les armées, vinrent se réfugier à Paris; il y eut surtout un grand nombre de femmes et de filles, et même de religieuses qui se trouvèrent d'abord dans une grande nécessité, lesquelles on fit retirer en des lieux assurés. Ce furent quelques-unes des dames de la charité que Monsieur Vincent
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convia de s'appliquer à ce charitable office, et qui, après les avoir départies en diverses bandes, logèrent chaque bande en une maison. Pendant le temps qu'elles y furent retirées, outre la nourriture et les autres nécessités du corps qui leur étaient fournies, on se servit de cette occasion pour leur faire en chaque lieu comme une petite mission; tant pour les instruire des choses nécessaires au salut que plusieurs d'entre elles ignoraient, que pour les disposer à faire de bonnes confessions générales, et se mettre en état d'offrir a Dieu pour la paix et tranquillité du royaume des prières qui méritassent d'être exaucées. On pourvut aussi particulièrement à la retraite des religieuses selon les avis de M. Vincent, lequel écrivant en ce temps-là sur le sujet de toutes ces misères à un docteur en théologie de la Faculté de Paris, qui était pour lors à Rome, lui parle en ces termes: « Je ne doute pas que vous ne soyez averti de toutes choses. Je vous dirai seulement, au sujet de la descente solennelle de la châsse de sainte Geneviève, et des processions générales qu'on a faites pour demander à Dieu la cessation des souffrances publiques par l'intercession de cette sainte, qu'il ne s'est jamais vu à Paris plus grand concours de peuple, ni plus de dévotion extérieure. « L'effet de cela a été qu'avant le huitième jour, le duc de Lorraine qui avait son armée aux portes de Paris, et qui était lui-même dans la ville, à décampé pour s'en retourner en son pays, ayant pris cette résolution sur le point que l’armée du roi allait fondre sur la sienne. On continue aussi depuis à traiter de la paix avec les princes,et l'on espère d'autant plus de la bonté de Dieu qu'elle se fera, qu'on tâche d'apaiser sa justice par les grands biens qui se font maintenant dans Paris, à l'égard des pauvres honteux, et des pauvres gens de la campagne qui s'y sont réfugiés. On donne chaque jour du potage à quatorze ou quinze mille qui mourraient de faim sans ce secours: et de plus, on a retiré les filles en des maisons particulières, au nombre de huit à neuf cents, et l'on va enfermer les pauvres religieuses réfugiées qui logent par la ville, et quelques-unes même ( comme l'on dit ) en des lieux suspects dans un monastère préparé pour cet effet, où elles seront bien gouvernées. Voilà bien des nouvelles, Monsieur, contre la petite maxime où nous sommes de n'en point écrire: mais qui pourrait s'empêcher de publier la grandeur de Dieu et ses miséricordes, etc. » Il ne faut pas ici omettre que ces distributions de potages se
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faisaient presque toutes par les Filles de la Charité, et cela par les soins et aumônes des dames de la compagnie de la Charité, qui ont toujours eu une très bonne part à toutes ses grandes œuvres. Or, comme ces pauvres réfugiés étaient séparés en divers endroits de Paris, surtout dans les faubourgs; M. Vincent prit un soin particulier de la nourriture et de l'instruction de ceux qui se trouvèrent dans les quartiers proches de Saint-Lazare, au nombre de sept à huit cents; il les faisait venir tous les jours le matin et l'après-dînée, pour leur distribuer la nourriture, et pour leur faire par ce moyen les mêmes instructions et exercices qui se pratiquent dans les missions: Après la prédication on faisait entrer les hommes et les garçons dans le cloître de Saint-Lazare, et les ayant divisés en neuf ou dix bandes ou académies, il y avait un prêtre en chacune pour les instruire, pendant que d'autres prêtres travaillaient à instruire les femmes et les filles dans l'église. M. Vincent voulut prendre part à ce travail, et faire aussi lui-même le catéchisme à ces pauvres . Il a plu à Dieu donner une telle bénédiction sur toutes ces charitables entreprises commencées par les soins et par les avis de M. Vincent, qu'elles ont toujours été continuées avec le même zèle en diverses occasions qui se sont depuis présentées, même après le décès de ce grand serviteur de Dieu; lequel, comme un autre Elie, semble avoir laissé son esprit non seulement à sa sainte Congrégation, mais aussi à toutes ces personnes vertueuses qui ont été pendant sa vie unies avec lui dans les exercices des œuvres de charité. Cela s'est vu au commencement de l'année 1661, auquel temps il se trouva un très grand nombre de pauvres personnes réduites en une extraordinaire nécessité, à l'occasion de la défense des dentelles, dont le travail leur fournissait auparavant de quoi vivre; comme aussi à cause de la grande cherté du blé: Et outre cela vers le mois de juillet et d'août de la même année, une certaine maladie maligne et en quelque façon contagieuse, se répandit presque universellement en tous les lieux de la campagne; ce qui empêcha une partie des pauvres peuples de faire la moisson qui fut encore fort chétive, et ainsi la cherté du pain et des autres vivres augmenta notablement. MM. les grands-vicaires de Paris envoyèrent plusieurs prêtres de la Congrégation de la Mission presque par tout le diocèse, pour reconnaître la nécessité des lieux et en faire un rapport assuré. Ils trouvèrent plus de huit mille malades en quatre-vingts par-
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roisses qu'ils visitèrent, et d'autres ailleurs à proportion, dont la plupart étaient sans aucune assistance, les familles entières étant atteintes de ce mal, et la disette des vivres étant très grande partout: en suite de cela, suivant les mêmes ordres qui s'observaient du vivant de M. Vincent, on fit porter et distribuer des vivres et des remèdes de tous côtés par les soins des dames de la Charité, et avec le secours des aumônes qu'elles donnaient ou qu'elles recueillaient par leurs quêtes . Et comme la famine fut très grande à la fin de ladite année 1661 et pendant l'année suivante, non seulement aux environs de Paris, mais aussi en plusieurs provinces, comme dans le Maine, le Perche, la Beauce, la Touraine, le Blaisois, le Berry, le Gâtinais et autres; ces mêmes dames, faisant revivre en leurs cœurs le même esprit qui animait M. Vincent et qui lui faisait embrasser l'assistance de toutes sortes de pauvres avec une charité infatigable, entreprirent de secourir ces pauvres affamés, et leur envoyer de quoi se nourrir, ce qu’elles ont heureusement exécuté: Dieu ayant béni leurs soins, et multiplié leurs charités en telle sorte, qu'elles ont sauvé la vie, par le moyen des Missionnaires de M. Vincent, à un très grand nombre de pauvres créatures de tout âge, sexe, et condition, qui eussent péri sans leurs assistances. Et les aumônes qui ont été faites pour cela depuis l'année 1660 en laquelle est mort M. Vincent jusqu'à l'année courante 1664 se sont trouvées monter à plus de cinq cent mille livres.
CHAPITRE XLIII Ce que M. Vincent a fait pour le bien de ce royaume et pour le service du Roi, pendant les troubles qui commencèrent l'année 1652 Pour remédier efficacement à quelque mal, ce n'est pas assez d'en empêcher les effets, il faut si l'on peut en faire cesser la cause. Toutes les assistances charitables que M. Vincent procurait aux pauvres pendant la guerre, pouvaient bien les soulager d'une partie des misères que ce fléau leur faisait ressentir; mais pour les en délivrer entièrement, et pour faire cesser les autres désordres épouvantables, et les péchés énormes qui se commettaient de tous côtés pendant ce temps de trouble et de
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division, ce grand serviteur de Dieu qui en était vivement touché, et qui avait autant de prudence que de zèle, voyait bien que tout ce qu'on ferait aurait peu de succès, si l'on n'apportait le remède à la racine du mal, et si on n'en faisait cesser la cause qui était la division et la guerre, en rétablissant une paix assurée, par l'entière soumission, et obéissance que les sujets doivent à leur souverain: l'union et la juste correspondance des membres avec leur chef, étant établies de Dieu aussi bien dans le corps politique comme dans le naturel, pour y maintenir l'ordre, et par conséquent pour y mettre la paix, qui n'est autre chose, comme dit saint Augustin, que la tranquillité de l'ordre . M. Vincent donc voyant que le feu de la guerre allait s'allumant de jour en jour en la plupart des provinces de ce royaume, et prévoyant les grands désastres et pour l'état, et pour la religion qui en arriveraient, si ce mal continuai; il se résolut de s'employer, autant qu'il serait en lui, pour y remédier et pour l'éteindre. La première et principale chose qu'il fit pour ce sujet, ce fut de recourir en Dieu, et d'inviter toutes les personnes vertueuses et bien intentionnées qu'il connaissait à faire de même, par prières, aumônes, jeunes, et autres œuvres de pénitence, pour apaiser sa justice, réparer les offenses commises contre sa Majesté, fléchir sa miséricorde, et obtenir la paix. Il établit pour cet effet en la maison de Saint-Lazare, que tous les jours trois Missionnaires jeûneraient à cette intention, un prêtre, un clerc, et un frère: que le prêtre célébrerait la messe ce jour-là, et que les deux autres communieraient pour la même intention; et lui-même ne manquait pas de s'acquitter exactement de ce devoir à son tour, quoiqu'il fût plus que septuagénaire. Et une fois entre les autres, étant extraordinairement touché des misères que le fléau des guerres causait non seulement en France, mais aussi en plusieurs autres royaumes chrétiens, au sortir de l'oraison mentale, dont le sujet était de l'utilité des souffrances, il parla à toute sa communauté en ces termes « Je renouvelle la recommandation que j'ai tant de fois faite, et qu'on ne saurait assez faire, de prier Dieu pour la paix, afin qu'il plaise à Dieu réunir les cœurs des princes chrétiens. Hélas ! nous voyons la guerre de tous côtés, et en tous lieux: guerre en France, guerre en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Suède, en Pologne attaquée par trois endroits, en Hibernie dont les pauvres habitants sont transportés de leurs pays en des lieux
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stériles, en des montagnes et des rochers presque inaccessibles, et inhabitables: l'Écosse n'est guère mieux; pour l'Angleterre on sait l'état déplorable où elle est; guerre enfin par tous les royaumes, et misère partout. En France tant de personnes qui sont dans la souffrance O Sauveur ! ô Sauveur ! combien y en a-t-il ? Si pour quatre mois que nous avons eu ici la guerre, nous avons vu tant de misères au cœur de la France où les vivres abondent de toutes parts, que peuvent faire ces pauvres gens des frontières, qui sont exposés à toutes ces misères, et qui ressentent ces fléaux depuis vingt ans ? S'ils ont semé, ils ne savent s'ils pourront recueillir: les armées viennent qui moissonnent, pillent, et enlèvent tout; et ce que le soldat n'a pas pris, les sergents le prennent et l'emportent; après cela, que faire ? Il faut mourir. S'il y a des vraies vertus, c'est particulièrement parmi ces pauvres gens qu'elles se trouvent. Ils ont une vive foi, ils croient simplement; ils sont soumis aux ordres de Dieu; ils ont patience dans l'extrémité de leurs maux; ils souffrent tout ce qu'il plaît à Dieu, et autant qu'il plaît à Dieu, tantôt par les violences de la guerre, et puis par l'âpreté du travail; ils sont tous les jours dans les fatigues, exposés tantôt aux ardeurs du soleil et tantôt aux autres injures de l'air; ces pauvres laboureurs et vignerons qui ne vivent qu'à la sueur de leurs fronts, nous donnent leurs travaux, et ils s'attendent aussi qu'au moins nous prierons Dieu pour eux. Hélas ! mes frères, tandis qu'ils se fatiguent ainsi pour nous nourrir, nous cherchons l'ombre, et nous prenons du repos ! Dans les missions même où nous travaillons, nous sommes au moins à l'abri des injures de l'air dans les églises, et non pas exposés aux vents, aux pluies, et aux rigueurs des saisons. Certes vivant ainsi de la sueur de ces pauvres gens et du patrimoine de Jésus-Christ, nous devrions toujours penser quand nous allons au réfectoire, si nous avons bien gagné la nourriture que nous y allons prendre. Pour moi, j'ai souvent cette pensée qui me donne bien de la confusion, et je me dis à moi-même; Misérable as-tu, gagné le pain que tu vas manger ? le pain qui te vient du travail des pauvres ? Au moins, mes frères, si nous ne le gagnons pas comme ils le font, prions Dieu pour eux; et qu'il ne se passe aucun jour que nous ne les offrions à Notre-Seigneur, afin qu'il lui plaise leur donner la grâce de faire un bon usage de leurs souffrances. Nous disions ces jours passés, que Dieu s’attend particulièrement aux prêtres pour arrêter le cours de son
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indignation; il s'attend qu'ils feront comme Aaron, et qu'ils se mettront l'encensoir en main entre lui et ses pauvres gens; ou bien qu'ils se rendront entremetteurs comme Moïse pour obtenir la cessation des maux qu'ils souffrent pour leur ignorance, et pour leurs péchés, et que peut-être ils ne souffriraient pas s'ils avaient été instruits, et si on avait travaillé à leur conversion. C'est donc à ces pauvres, auxquels nous-devons rendre ces offices de charité; tant pour satisfaire au devoir de notre caractère que pour leur rendre quelque sorte de reconnaissance pour les biens que nous recevons de leurs labeurs. Tandis qu'ils souffrent, et qu'ils combattent contre la nécessité, et contre toutes les misères qui les attaquent, il faut que nous fassions comme Moïse, et qu'à son exemple nous levions continuellement les mains au Ciel pour eux; et s'ils souffrent pour leurs péchés et pour leurs ignorances, nous devons être leurs intercesseurs envers la divine miséricorde, et la charité nous oblige de leur tendre les mains pour les en retirer; et si nous ne nous employons même aux dépens de nos vies, pour les instruire et pour les aider à se convertir parfaitement à Dieu, nous sommes en quelque façon les causes de tous les maux qu'ils endurent.» Voilà comme M. Vincent excitait les siens à prier, à travailler et à souffrir pour bannir l'ignorance et les péchés des peuples, comme étant les principales causes de tous les fléaux qu’ils ressentaient, et pour obtenir de la bonté de Dieu une paix véritable et assurée, qui était le plus souverain remède de tous les désordres qu'on voyait alors. Il ne se pouvait lasser de recommander aux siens de persévérer à demander à Dieu cette paix par leurs prières; et ayant coutume de réciter tous les matins publiquement dans l'église de Saint-Lazare, avec ceux de sa maison les litanies du sacré nom de Jésus, quand il venait à ces paroles, Jesu Deus pacis, il les prononçait d'un ton plus grave et plus dévot, et les répétait toujours par deux fois: outre cela il faisait en toutes occasions la même recommandation à toutes les personnes vertueuses qu'il connaissait, les exhortant d'offrir à Dieu des prières, et faire des aumônes, des pélerinages, des jeûnes, des mortifications et actions de pénitence, pour tâcher d'obtenir de Dieu cette paix si nécessaire, et si désirée. Voici ce qu'en a témoigné un très vertueux ecclésiastique des plus anciens de la Conférence de Saint-Lazare . « Si sa charité (dit-il, parlant de M. Vincent) a été grande
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pour le secours et pour le soulagement des pauvres ruinés par les guerres, son zèle n'a pas été moindre pour en faire cesser la cause: Pendant que les dames de la Charité et autres personnes vertueuses s'employaient à recueillir les aumônes et contributions nécessaires pour le soutien des provinces désolées, nous savons avec quelle ardeur et quelle tendresse de cœur il leur recommandait de joindre à ces œuvres de miséricorde, les vœux, les prières, les jeûnes, les mortifications et autres exercices de pénitence, les dévotions, les pèlerinages à Notre-Dame, à sainte Geneviève et autres saints tutélaires de Paris et de la France, les confessions et communions fréquentes, les messes, et sacrifices pour essayer de fléchir la miséricorde de Dieu, et d'apaiser sa colère. Nous savons ce qu’ont fait par ses avis plusieurs bonnes âmes durant plusieurs années pour cela; combien de dames fort délicates ont fait de très rudes austérités en leurs corps, qui n'y ont pas épargné les haires, disciplines, et autres macérations, pour les joindre aux siennes propres, et à celles de sa Compagnie, afin d'obtenir cette paix tant désirée, dont nous jouissons maintenant. Qui pourrait exprimer sa douleur sur les désordres des armées ? Combien il était sensiblement et vivement touché des violences qui se commettaient en tous lieux, et contre toutes sortes de personnes? des sacrilèges et des profanations du très Saint-Sacrement et des églises; et de tous les autres désordres causés par les gens de guerre ! Combien de fois a-t-il dit, parlant aux ecclésiastiques, Ah Messieurs ! si notre maître est près de recevoir cinquante coups de bâton, tâchons d'en diminuer le nombre, et de lui en épargner quelques uns Faisons quelque chose pour réparer ces outrages: qu'il y ait du moins quelqu'un qui le console dans ses persécutions et ses souffrances.» Outre ces prières, et exercices de pénitence, M. Vincent crut qu’il était de son devoir de s'employer autant qu'il pourrait envers ceux qui avaient quelque crédit, pour les porter à procurer la paix, et à faire en sorte que l'autorité du roi fût reconnue de tous ses sujets, et qu'on lui rendît en tous lieux de son royaume une entière et parfaite soumission, ce qui était l'unique moyen de faire cesser les guerres civiles et les divisions intestines. Et quoiqu'il se fût toujours abstenu des affaires publiques, soit par humilité s'en jugeant incapable, soit aussi par une prudence chrétienne, pour ne se détourner de ses autres emplois qui concernaient le service de Dieu, et le bien spirituel
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des âmes: néanmoins voyant la France menacée de sa dernière ruine si ces guerres intestines duraient encore quelque temps, et connaissant bien que l’amour de la patrie est un devoir de charité et que le service qu'on rend au roi fait une partie de celui qu’on doit à Dieu; il prit résolution de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour secourir sa patrie, et pour servir son prince, dans une occasion si pressante et si importante . Les premiers auxquels il crut devoir s'adresser pour cet effet, furent MM. les évêques, plusieurs desquels ayant quelque créance en lui, il s'en servit fort à propos pour les exhorter et encourager de résider en leurs diocèses pendant ces troubles; afin que par leur présence et par leur autorité ils pussent contenir les peuples en leur devoir, et s'opposer aux desseins de ceux qui les voulaient soustraire de l’obéissance du roi Il écrivit diverses lettres sur ce sujet à plusieurs de ces prélats, aux uns pour les congratuler d'avoir empêché que les villes de leurs diocèses n'eussent reçu ni favorisé le parti contraire, aux autres pour les dissuader de venir à la cour se plaindre des dommages qu'ils souffraient par les armées, ne jugeant pas que le temps y fût propre pour lors; mais les exhortant plutôt de demeurer dans leurs diocèses pour y consoler leurs peuples, et pour y rendre tous les services qu'ils pourraient au roi, qui saurait bien un jour les reconnaître, et réparer tous ces dommages. Nous rapporterons ici seulement les extraits de deux ou trois de ces lettres; en l'une qui s'adressait à feu M. l’évêque de Dax du diocèse duquel il était originaire, il parle en ces termes: « J'avoue, Monseigneur, que j'aurais une grande joie de vous voir à Paris, mais j'aurais un égal regret que vous y vinssiez inutilement, ne croyant pas que votre présence ici dût avoir aucun bon succès en ce temps misérable, auquel le mal dont vous avez à vous plaindre, est quasi universel dans tout le royaume: partout où les armées ont passé, elles y ont commis les sacrilèges, les vols, et les impiétés que votre diocèse a soufferts: et non seulement dans la Guienne et le Périgord, mais aussi en Saintonge, Poitou, Bourgogne, Champagne, Picardie, et en beaucoup d'autres, et même aux environs de Paris: et généralement partout les ecclésiastiques aussi bien que le peuple sont fort affligés et dépourvus: en sorte que de Paris on leur envoie dans les provinces plus proches du linge et des habits pour les couvrir, et quelques aumônes pour les aider à vivre: autrement il en de-
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meurerait fort peu pour administrer les sacrements aux malades. De s'adresser à messieurs du Clergé pour la diminution des décimes, ils disent que la plupart des diocèses demandant la même chose, et que tous se ressentant de l'affliction de la guerre, ils ne savent sur qui rejeter cette diminution. C'est un fléau général, dont il plaît à Dieu exercer ce royaume: Et ainsi, Monseigneur, nous ne saurions mieux faire que de nous soumettre à sa justice, en attendant que sa miséricorde remédie à tant de misères. Si vous êtes député pour l'Assemblée générale de 1655, ce sera alors que vous pourrez plus justement prétendre quelque soulagement pour votre clergé. Il sera cependant consolé de jouir de votre chère présence de delà, où elle fait tant de bien, même pour le service du roi. » Cette lettre marque, d'une part, l’état déplorable où la France était réduite, et l'assistance qu'on donnait aux ecclésiastiques ruinés, afin que le service de Dieu ne demeurât pas abandonné, pendant que le diable s'efforçait de le détruire: et d'autre part elle fait voir comme M. Vincent détournait prudemment ce bon prélat du dessein qu’il avait de venir à Paris, pour l'obliger à demeurer en son diocèse, où il pouvait plus avantageusement s'employer pour le bien de son Église et pour le service du roi. Il y a une autre lettre qu'il écrivit à M. Jacques Raoul, évêque de la Rochelle, sur le même sujet, où il lui parle en ces termes: « J’ai reçu comme une bénédiction de Dieu la lettre dont vous m'avez honoré: elle m'a fort consolé dans les afflictions communes de ce pays. Si celles qui ont menacé votre diocèse ne l'ont pas tant incommodé, je crois qu'après Dieu il en a l'obligation à vos sages conduites qui ont détourné l'orage en servant le roi: et c'est de quoi je rends grâce à Dieu, aussi bien que de tant d'autres biens que vous faites en dedans et dehors votre ville, par lesquels les peuples sont maintenus en leur devoir envers Dieu, envers l'Église, et envers leur prince. Les hérétiques mêmes qui voient cela, voient aussi l'excellence de notre sainte religion, l'importance et la grâce de la prélature, et ce qu'elle peut quand elle est saintement administrée, comme elle l’est par votre sacrée personne. Je prie Dieu, Monseigneur, qu'il nous donne quantité de prélats semblables à vous, qui travaillent à l'avancement spirituel et temporel du peuple, etc. » C'était une pratique assez ordinaire à M. Vincent, quand il
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écrivait ou parlait aux personnes constituées en dignité, de les porter aux actions dignes de leur état, plutôt par manière de congratulation que d'exhortation: ce qu'il faisait, et pour témoigner le respect qu'il leur portait, et aussi pour s'insinuer plus efficacement et plus doucement dans leur esprit. Voici un extrait d'une troisième lettre qu'il écrivit à un autre prélat encore vivant, qui exprime mieux que les deux précédentes l'affection de ce grand serviteur de Dieu pour le service du roi, et la prudence avec laquelle il l'inspirait aux personnes de cette qualité. « Je suis bien marri, Monseigneur, lui dit-il, de ce que le malheur du temps vous prive des fruits de votre abbaye: je me trouve bien empêché de vous dire mon sentiment là-dessus, tant parce que je ne suis pas en lieux de vous servir, qu'à cause des brouilleries du royaume: néanmoins, Monseigneur, il me semble que l'état présent des affaires vous doit divertir du voyage de la cour jusqu’à ce que les choses soient un peu éclaircies. Plusieurs de nosseigneurs les évêques se trouvent en la même peine. M. de N. n’a pas seulement perdu tout son revenu courant, mais encore toutes les provisions qu'il avait faites pour longtemps: Et bien qu'il soit en grande réputation à la cour, et cela avec sujet; toutefois ayant fait un voyage ici pensant se réparer, il n'y a pas eu satisfaction. M. de N.qui a tenu ferme en son diocèse, a fait revenir la ville sous l'obéissance du roi, lorsque dans les premiers mouvements elle s'était déclarée pour le parti contraire; de quoi il a reçu de grandes louanges à la cour, et s'est ouvert la voie à une reconnaissance. Et quoique vous n'ayez pas occasion de rendre un pareil service à Sa Majesté, votre présence néanmoins peut notablement aider à contenir la province, étant estimé et considéré au point que vous êtes. C'est une chose qui est maintenant fort à désirer et qui sera aussi fort bien remarquée. Je vous supplie très humblement d'agréer ma simplicité,et les offres de mon obéissance, etc ». M. Vincent écrivit plusieurs autres semblables lettres à divers prélats sur le même sujet. Après cela se ressouvenant que saint Bernard et plusieurs autres saints personnages qui menaient une vie encore plus retirée que lui, avaient néanmoins quitté leurs solitudes, et leurs retraites, pour venir à la cour des empereurs et des princes, quand il était question de pacifier les divisions et les troubles, et de procurer la
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paix et la tranquillité publique, il crut les devoir imiter. Fermant les yeux à toutes les raisons humaines qui l'en pouvaient détourner, et préférant le service du roi et le bien de la France à toute considération de propre intérêt, il se résolut de s'entremettre et de faire tous ses efforts pour procurer la réunion des princes avec Sa Majesté. On n'a pas su en particulier tout ce qu'il fit pour réussir dans ce dessein, parce qu'il l'a tenu fort secret; mais il est certain qu'il alla plusieurs fois à la cour, et vers MM. les princes, auxquels il parla en diverses rencontres par ordre de Sa Majesté, et lui rapporta leurs réponses. On a trouvé après sa mort la minute de la lettre suivante écrite de sa main sur ce sujet à M. le Cardinal Mazarin, pendant que la cour était à Saint-Denis où l'on peut voir quelque chose de cette entreprise. « Je supplie très humblement Votre Éminence de me pardonner de ce que je m'en revins hier au soir, sans avoir eu l'honneur de recevoir ses commandements: je fus contraint à cela, parce que je me trouvai mal. Monsieur le duc d'Orléans vient de me mander qu'il m'enverra aujourd'hui M. d'Ornano pour me faire réponse, laquelle il a désiré concerter avec M. le Prince . Je dis hier à la Reine l'entretien que j'avais eu l'honneur d'avoir avec tous les deux séparément, qui fut bien respectueux et gracieux. J'ai dit à Son Altesse royale, que si l’on rétablissait le roi dans son autorité, et que l'on donnât un arrêt de justification, que Votre Éminence donnerait la satisfaction que l'on désire; que difficilement pouvait-on accommoder cette grande affaire par des députés; et qu'il fallait des personnes de réciproque confiance, qui traitassent les choses de gré à gré. Il me témoigna de parole et de geste que cela lui revenait, et me répondit qu'il en conférerait avec son conseil. Demain au matin j'espère être en état d'aller porter sa réponse à Votre Eminence, Dieu aidant. » On n'a pas trouvé dans les papiers de M. Vincent quelle fut la suite de ces entremises qu'il tenait, comme nous avons dit, fort secrètes; mais le succès a fait voir que Dieu y avait donné bénédiction, puisque peu de temps après, cet accommodement si important se traita et s'accomplit. Les troubles du royaume étant ainsi terminés au dedans par la divine miséricorde; M Vincent ne laissa pas de faire toujours continuer en sa maison de Saint-Lazare les prières, les messes, les communions, les jeûnes, et autres exercices de pénitence, qu'il
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y avait établis. Et comme on voulut lui persuader de les faire cesser, attendu que ces pratiques de pénitence étaient beaucoup à charge à la communauté, et que les divisions publiques et guerres civiles pour lesquelles on les faisait étaient finies: il répondit; non, non, il n'en faut pas demeurer là, il les faut continuer pour demander à Dieu la paix générale. Et en effet elles furent toujours continuées jusqu'au temps que cette paix tant désirée fut enfin heureusement conclue en l'année 1660. C'est-à-dire huit ans après que ces pratiques de pénitence furent commencées, et six ou sept mois avant son décès; Dieu lui ayant voulu donner avant sa mort la consolation de voir le fruit de ses prières, de ses jeûnes et de sa persévérance .
CHAPITRE XLIV M Vincent s'est toujours fortement opposé aux nouvelles erreurs du Jansénisme. Les saints ont toujours tenu à grand honneur de demeurer dans une humble dépendance, non seulement des ordres de la volonté de Dieu, mais aussi des conduites de son Église, à laquelle ils ont fait profession de soumettre leur liberté par une exacte obéissance aux lois qu'elle leur prescrit, et même leur raison en donnant une entière créance aux vérités qu'elle leur enseigne, et captivant ainsi leur entendement pour honorer Jésus-Christ qui est le souverain chef. Tous ceux qui ont connu M. Vincent, ont pu remarquer qu'entre toutes les vertus, il a particulièrement excellé en cette soumission et dépendance à l'égard de l'Église: et que lorsqu'elle avait parlé, soit pour établir quelque loi, ou pour définir quelque vérité, ou condamner quelque erreur; il n'avait point de langue pour répliquer, ni d'esprit pour raisonner à l'encontre; mais seulement des oreilles pour écouter, et un cœur pour se soumettre sincèrement et parfaitement à tout ce qui lui était prescrit ou proposé de cette part. C'est ce qu'il a saintement pratiqué, lorsque les nouvelles erreurs du jansénisme commencèrent de paraître, et encore plus lorsqu'elles eurent été condamnées par les Constitutions des Souverains Pontifes. Et premièrement dès lors que le livre de Jansénius, intitulé
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Augustinus, fut mis en lumière, et que la nouveauté de ses opinions eut commencé d'exciter diverses contentions parmi les docteurs, ce fidèle serviteur de Dieu se souvenant de l'avertissement que le saint apôtre a donné, de ne pas croire toutes sortes d'esprits, mais d'éprouver les esprits s'ils sont de Dieu, se tint sur ses gardes pour ne se laisser surprendre à cette nouveauté: Et ce qui l'y obligeait davantage, était la connaissance très familière qu'il avait de l'un des premiers auteurs de la secte du jansénisme dont l'esprit et la conduite lui donnaient juste sujet de le tenir fort suspect, comme il sera plus particulièrement déclaré au second livre. Mais quand M. Vincent eut vu cette nouvelle doctrine foudroyée par les anathèmes de l'Église, et les Constitutions des Souverains Pontifes Innocent X et Alexandre VIII qui la condamnaient, reçues et publiées par l'autorité des prélats; alors il crut que non seulement il était obligé de se soumettre à ce jugement du Saint-Siège apostolique, mais encore qu'il devait faire une profession ouverte de cette soumission, mettant sous les pieds tous les respects humains, et toutes les raisons de la prudence politique qui eussent pu l'en détourner; et se déclarant entièrement opposé tant aux erreurs condamnées, qu'à tous les pernicieux desseins de ceux qui voudraient s'obstiner à les soutenir. C'est ce qu'il a fait avec autant de vigueur et de courage, que de prudence et de modération; ne dissimulant point quand il fallait parler, et ne parlant toutefois qu'autant qu'il le jugeait nécessaire; soit pour confirmer ceux qui acquiesçaient au jugement de l'Église, soit pour réduire ceux qui ne voulaient pas s'y soumettre, soit pour redresser et affermir ceux qui chancelaient et étaient en péril de tomber, ou enfin pour rendre constamment le témoignage qu'il devait à la vérité. Mais quoiqu'il ait toujours fait paraître un très grand zèle pour soutenir les Constitutions des Souverains Pontifes, et pour s'opposer à tout ce que quelques esprits mal intentionnés s'efforçaient de faire pour en éluder l'exécution; il a bien su néanmoins faire la distinction des personnes, d'avec l'erreur; détestant l'erreur, et gardant toujours en son cœur une vraie et sincère charité pour les personnes dont il ne parlait qu'avec grande retenue, et plutôt par esprit de compassion que par aucun mouvement d'indignation. Il a même employé divers moyens, et fait plusieurs efforts charitables, quand les occasions s'en sont présentées, pour les porter à se
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réconcilier à l'Église; jusque-là, qu'après la publication de la Constitution du pape Innocent X, il les alla rechercher, et rendre visite à quelques-uns d'entre eux au Port-Royal, pour les convier avec honneur, et les obliger doucement à se réunir: ce qui toutefois n'eut pas l'effet qu'il désirait. Il a surtout veillé avec un soin particulier, afin que ceux de sa Compagnie fussent exempts non seulement de ces erreurs condamnées, mais aussi du moindre soupçon d'y adhérer en quelque manière que ce fût: et s'il en apercevait quelqu'un qui ne marchât pas dans cette humble et sincère soumission qu'il voulait que tous les siens rendissent aux Constitutions du Saint-Siège apostolique, il l'obligeait de se retirer de sa Compagnie. Outre cela, sa vigilance aussi bien que sa charité s'est encore étendue sur les autres parties de l'Eglise qu'il voyait avoir quelque besoin d'être secourues, et prémunies contre la contagion de ces nouvelles erreur: et comme il reconnut que ceux qui s'obstinaient à les soutenir, s'efforçaient par divers artifices de les. répandre dans les monastères et communautés de filles, comme plus faciles à être surprises et trompées par quelque fausse apparence de bien, dont les faux prophètes (suivant l'avertissement que Jésus-Christ nous en donne dans l'Évangile) ont toujours accoutumé de colorer et déguiser leurs plus pernicieux sentiments; il employa aussi tous les moyens, dont il se put aviser, pour empêcher que ces loups revêtus de peaux de brebis ne fissent aucun dégat dans cette illustre portion du bercail de Jésus-Christ, et même qu'ils n'y eussent aucun accès, surtout dans les monastères que Dieu avait particulièrement confiés à sa conduite. Il usait de la même précaution et circonspection pour empêcher qu'il ne se fît aucune surprise dans le conseil des affaires ecclésiastiques, et qu'on ne mît dans les charges et dignités de l'Église ceux qui se trouveraient infectés de cette doctrine condamnée, ou qu'on aurait juste sujet de tenir suspects . Enfin son zèle pour la conservation dé l'union de l'Eglise et pour la défense de la doctrine orthodoxe, l'obligea de s'employer en diverses occasions envers plusieurs prélats de ce royaume, soit pour les exhorter et encourager à s'opposer aux entreprises des ennemis de la vérité, soit pour leur donner divers avis afin qu'ils se donnassent de garde de leurs surprises. Nous rapporterons au second livre diverses lettres qu'il leur a écrites, dans lesquelles
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on verra comme ce grand serviteur de Dieu savait fort bien faire un juste tempérament du respect qu'il devait à leur dignité et des charitables offices qu'ils désiraient rendre à leurs personnes; l'humilité, la discrétion, la prudence, et la charité accompagnant toujours aussi bien ses paroles que ses actions. Mais comme toute l'industrie et tous les efforts de la créature ont fort peu d'effet, s'ils ne sont soutenus et fortifiés par une assistance d'en haut; il mettait son principal appui sur la confiance qu'il avait en la bonté de Dieu, lui offrant pour ce sujet des prières continuelles, et conviant un chacun de faire de même, afin qu'il lui plût regarder son Église d'un œil de miséricorde et ne pas permettre que l'esprit d'erreur et de mensonge fît un plus grand ravage parmi les fidèles. Il disait que les meilleures armes qu'il fallait employer pour combattre les erreurs, étaient l'oraison, et la fidélité à pratiquer les vertus contraires aux vices plus apparents et plus ordinaires de ceux qui s'opiniâtraient à les soutenir: qu'il fallait opposer une profonde humilité et soumission d'esprit, à cet orgueil et présomption qu'ils avaient de leur propre suffisance: un amour de l'abjection et du mépris, à toutes ces vaines louanges qu'ils recherchaient, et qu'ils se donnaient les uns aux autres, une grande droiture et simplicité de cœur à tous les artifices, déguisements, falsifications et impostures qu'ils employaient pour couvrir leurs erreurs, et en cacher la diformité: enfin une ardente charité qui ne pût être éteinte par toutes les eaux malignes des contradictions, médisances, et calomnies que l'esprit de mensonge emploie ordinairement pour opprimer et suffoquer la vérité. On lui a aussi souvent ouï dire et répéter en gémissant, qu'il y avait grand sujet de craindre que la corruption des mœurs, et les déréglements qui se voient en ce royaume dans la vie ordinaire des chrétiens, si opposée aux maximes de l'Evangile de Jésus-Christ, n'eussent été la cause de la plaie que la religion recevait de cette nouvelle hérésie; et que si nous ne tâchions de nous amender et d'apaiser Dieu justement irrité contre nous, il fallait appréhender l'effet d'une semblable menace à celle qu'il avait faite aux Juifs dans l'Évangile, que le royaume de Dieu ne nous fût ôté pour être transféré en d'autres nations qui en feraient meilleur usage; que nous devions trembler de frayeur voyant devant nos yeux des royaumes autrefois si florissants en religion et en piété, comme l'Angleterre, le Danemark, la Suède et
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la plus grande partie de l'Allemagne que Dieu par un juste jugement avait laissé tomber dans l'hérésie; que le malheur de nos voisins nous devait rendre sages; et que la foi étant un don de Dieu qui nous avait été acquis par le mérite du sang, et de la mort de Jésus-Christ, il fallait le tenir bien précieux, et apporter un grand soin pour le conserver
CHAPITRE XLV L'Hôpital des pauvres vieillards établi à Paris par M. Vincent, qui a donné occasion à l'établissement de l'Hôpital-Général des pauvres en la même ville. La charité de M. Vincent était semblable au feu, qui est toujours en action, quand il trouve de la matière propre; ou plutôt elle était tout animée et embrasée de ce feu céleste que Jésus-Christ est venu apporter sur la terre, et qui met les cœurs dans une continuelle disposition d'agir pour la gloire de Dieu, et pour le salut des âmes: C'est pourquoi ce fidèle serviteur de Dieu ne laissait échapper aucune occasion de servir l'Église, ou de procurer le vrai bien de son prochain. Et, bien qu'outre le poids de son âge, et les infirmités qui accompagnent ordinairement la vieillesse, il fût encore surchargé et comme accablé d'un grand nombre d'affaires de piété, dont il soutenait le faix et la pesanteur, cela n'empêchait pas qu'il ne fût toujours prêt et disposé d'entreprendre de nouvelles œuvres pour la gloire de Dieu, son zèle s'augmentant et se fortifiant par les travaux, comme s'il eût reçu un surcroît de vigueur et de forces, de ce qui semblait le devoir affaiblir et épuiser. Cela parut dans une occasion que la divine Providence lui fit naître en l'année 1653 laquelle, l'engageant dans un nouvel exercice de charité, donna depuis commencement à l’une des plus grandes et des plus considérables entreprises qui se soient vues depuis longtemps dans l'Église; c'est à savoir l'établissement de l'Hôpital-Général des pauvres à Paris, duquel on peut dire sans déroger à l'honneur et au mérite de toutes les personnes vertueuses, qui y ont très saintement et très avantageusement contribué, que M. Vincent en a mis comme la première pierre, ou plutôt que Dieu s'est servi de sa main, sans qu'il connût pres-
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que les desseins de sa providence, pour en poser les premiers fondements, sur lesquels ensuite le zèle et la coopération de plusieurs autres grands et insignes ouvriers ont élevé ce merveilleux édifice, qui va tous les jours s'augmentant avec bénédiction. Voici un récit sommaire de la manière dont la chose est arrivée: Un bourgeois de Paris, poussé d'un désir de rendre quelque service à Dieu, et de faire quelque chose qui lui fût agréable, s'adressa un jour à M. Vincent, en la charité duquel il avait une confiance toute particulière; et lui dit qu'il avait dessein de lui mettre entre les mains une somme considérable d'argent, pour être par lui employée en quelques œuvres de piété, telles qu'il jugerait être plus expédient; à condition néanmoins que jamais il ne déclarerait qu'il en fût l'auteur, et qu'il ne dira son nom à personne; voulant faire cette bonne œuvre purement pour Dieu, et sans être connu d’aucun autre après Dieu que de lui seul. M. Vincent, ayant cru ne devoir pas lui refuser ce service, reçut cette somme comme en dépôt; et après avoir bien pensé devant Dieu, et demandé sa lumière pour connaître à quelle bonne œuvre il aurait agréable qu'elle fût employée, il ne voulut rien arrêter ni résoudre qu'il n'en eût communiqué plus particulièrement avec celui qui lui avait mis ce charitable dépôt entre ses mains: il en conféra donc avec lui, et tous deux ensemble convinrent d'employer cette somme pour fonder un hôpital qui servît de retraite aux pauvres artisans, lesquels, ne pouvant plus gagner leur vie par vieillesse, ou par infirmité, se trouveraient réduits à la mendicité, en laquelle on voit ordinairement les pauvres négliger leur salut; estimant que ce serait le moyen d'exercer une double charité en leur endroit, pourvoyant tout ensemble aux besoins de leurs corps, et aux nécessités spirituelles de leurs âmes. Il proposa cette pensée au bienfaiteur, qui l'approuva grandement, et y consentit bien volontiers; mais à condition que l'administration spirituelle et temporelle de cet hôpital demeurerait pour toujours au supérieur général de la Congrégation de la Mission. Pour l'exécution de ce dessein M. Vincent acheta deux maisons, et une place assez grande dans le faubourg de Saint-Laurent de la ville de Paris,. qu’il meubla de lits, de linge, et autres choses nécessaires; il y fit aussi accommoder une petite chapelle avec tous les ajustements convenables,. et du reste de l'argent ayant
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acquis une rente annuelle, il reçut dans cet hôpital quarante pauvres, savoir, vingt hommes, et vingt femmes, qu'on y a nourris et entretenus jusqu'à présent, que leur rente étant diminuée, on sera contraint d'en retrancher quelques-uns de ce nombre, si la Providence de Dieu n'y pourvoit bientôt d'ailleurs. M. Vincent fit donc mettre ces quarante pauvres en deux corps de logis séparés les uns des autres, mais tellement disposés qu'ils peuvent tous entendre une même messe, et une même lecture de table, prenant leurs repas en commun, chaque sexe à part, sans se voir ni se parler. Il fit aussi acheter et dresser des métiers, des outils, et autres choses convenables pour les occuper selon leurs petites forces et industries, afin d'éviter l'oisiveté. Il désigna des Filles de la Charité pour le soin et le service de ces pauvres gens, commit un prêtre de la Mission pour célébrer la sainte messe dans cet hôpital, et pour administrer à ces pauvres la parole de Dieu, et les sacrements; il fut lui-même des premiers à les instruire et à leur recommander l'union entre eux, la piété envers Dieu, et surtout la reconnaissance envers son infinie bonté de les avoir retirés de l'indigence et de la misère, et de leur procurer une retraite si tranquille et si commode pour les besoins de leurs corps, et pour le salut de leurs âmes . Il donna à cette maison le titre d'hôpital du Nom-de-Jésus, et passa une déclaration de cette fondation devant notaires, sans pourtant nommer le fondateur: ensuite de quoi M. l'archevêque de Paris l'ayant approuvée, lui en donna l'entière direction pour lui et pour ses successeurs, et le roi a confirmé et autorisé le tout par ses lettres patentes . Lorsque quelqu'un de ces pauvres vient à mourir, on en prend un autre pour remplir sa place. Ils y vivent en grande paix, et s'estiment heureux d'être ainsi entretenus et assistés, tant en leur vie qu'en leur mort, n'ayant autre soin que de vivre chrétiennement pour se disposer par ce moyen à bien mourir; et leur manière de vie douce et réglée donne un tel plaisir aux autres de leur succéder, qu'il y en a grand nombre qui recherchent et demandent les places, plusieurs années avant qu'elles soient vacantes. M. Vincent ayant donc ainsi établi et réglé ce nouvel hôpital, plusieurs dames de la charité de Paris, et autres personnes de condition et de vertu le vinrent visiter; et, le considérant en toutes ses parties, elles y remarquèrent un si bon or-
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dre et une si sainte économie, qu'elles en furent merveilleusement édifiées: On y voyait une paix et une union merveilleuse; le murmure et la médisance en étaient bannis, avec les autres vices: les pauvres s'occupaient à leurs petits ouvrages, et s'acquittaient de tous leurs devoirs de piété conformes à leur condition; Enfin c'était une petite image de la vie des premiers, chrétiens et plutôt une religion qu'un hôpital de séculiers . La vue de ce lieu si bien réglé donnait sujet aux personnes vertueuses qui le venaient visiter, de déplorer le malheur de tant de pauvres qui demandaient l'aumône dans les rues, et dans les églises de Paris, et qui menaient pour la plupart une vie étrange dans toute sorte de vices et de libertinages, sans qu'on eût pu jusqu'alors y remédier. Plusieurs de ces dames de la charité eurent la pensée qu'il ne serait pas difficile à M. Vincent de les tirer de ce désordre, et d'en faire bien vivre un grand nombre aussi bien qu'un petit: Dieu donnant grâce et bénédiction à toutes ses entreprises; et d'ailleurs ayant en sa disposition, tant en la maison de Saint-Lazare, qu'en celle des Filles de la Charité, des personnes très propres pour ce dessein, pourvu que l'on eût des lieux suffisants pour retirer et pour occuper ces pauvres. Les premières dames qui eurent cette pensée la communiquèrent à plusieurs autres, et celles-ci étant venues visiter ce petit hôpital entrèrent dans le même sentiment; une d'entre elles offrit d'abord de donner cinquante mille livres pour commencer un hôpital général; et une autre s'obligea de donner trois mille livres de rente pour le même dessein: Enfin, le jour de l'assemblée de ces dames étant venu, où M. Vincent se trouvait toujours, s'il ne lui arrivait quelque empêchement extraordinaire, comme il a été dit; elles lui firent cette grande proposition, qui d'abord le surprit, et lui donna sujet d'admirer le zèle et la charité de ces vertueuses dames, dont il loua Dieu et les congratula grandement. Il leur dit néanmoins que l'affaire était d'une telle importance, qu'elle méritait d’être mûrement considérée, et qu'il la fallait beaucoup recommander à Dieu. A la prochaine assemblée, elles y parurent avec de nouvelles ardeurs, pour venir à l'exécution de ce grand dessein; elles assurèrent que l'argent ne manquerait point, qu'elles connaissaient d'autres personnes considérables qui avaient intention d'y contribuer notablement; et sur cela pressèrent M. Vincent de trouver bon et de consentir que leur Compagnie l'entreprît; ce qui
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ayant été mis en délibération, il fut résolu qu'on travaillerait pour le commencer M. Vincent eût pourtant bien désiré temporiser encore quelque peu, avant de s'engager à une telle entreprise, mais il ne put arrêter la ferveur de ces vertueuses dames: et parce qu'il fallait une maison fort ample, et de grands espaces pour loger tous ces pauvres, on proposa de demander au roi la maison et tous les enclos de la Salpétrière près de la rivière, et vis-a-vis de l'arsenal, lesquels pour lors n'étaient pas de grand service; M. Vincent en parla à la reine régente, qui accorda bien volontiers cette demande, et le brevet du don en fut expédié; et sur l'opposition que fit un particulier qui prétendait y avoir quelque intérêt, une des dames lui promit cent livres de rente pour le dédommager. Après cela il semblait à ces dames charitables que toutes choses étaient suffisamment disposées pour commencer l'exécution de leur dessein, et il tardait à quelques-unes des plus ferventes, qu'elles ne vissent tous les pauvres retirés en ce lieu, de quoi elles pressaient fort M. Vincent: mais comme il ne convenait pas avec elles de la manière d'attirer les pauvres en cette maison et de conduire une telle entreprise, sa plus grande peine fut de retenir les plus pressantes; car il lui semblait qu'elles allaient trop vite pour son pas. C'est pourquoi il leur dit un jour en particulier, pour modérer l'ardeur de leur zèle: « Que les oeuvres de Dieu se faisaient peu à peu, par commencements, et par progrès: quand Dieu voulut sauver Noë du déluge avec sa famille, il lui commanda de faire une arche qui pouvait être achevée en peu de temps; et néanmoins il la fit commencer cent ans auparavant afin qu'il la fît petit à petit. Dieu voulant semblablement conduire et introduire les enfants d'lsraël en la terre de promission, il pouvait leur faire faire ce voyage dans peu de jours; et cependant plus de quarante ans s'écoulèrent avant qu'il leur flt la grâce d’y entrer. De même, Dieu ayant dessein d'envoyer son Fils au monde pour remédier au péché du premier homme qui avait infecté tous les autres, pourquoi tarda-t-il trois ou quatre mille ans ? C'est qu'il ne se hâte point dans ses œuvres, et qu'il fait toutes choses dans leur temps. Et Notre-Seigneur, venant sur la terre, pouvait venir dans un âge parfait opérer notre rédemption, sans y employer trente ans de vie cachée, qui pourrait sembler superflue: néanmoins il a voulu naître petit enfant et croître en âge à la façon des autres hommes, pour parvenir
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peu à peu a la consommation de cet incomparable bienfait. Ne disait-il pas aussi quelquefois, parlant des choses qu'il avait à faire, que son heure n'était pas encore venue; pour nous apprendre de ne nous pas trop avancer dans les choses qui dépendent plus de Dieu que de nous. Il pouvait même de son temps établir l'Église par toute la terre; mais il se contenta d'en jeter les fondements, et laissa le reste à faire à ses apôtres et à leurs successeurs. Selon cela il n'est pas expédient de vouloir tout faire à la fois, et tout à coup, ni de penser que tout sera perdu si un chacun ne s'empresse avec nous, pour coopérer à un peu de bonne volonté que nous avons. Que faut-il donc faire ? Aller doucement, beaucoup prier Dieu, et agir de concert » Il ajouta que, « selon son sentiment il estimait qu'il ne fallait faire d'abord qu'un essai, et prendre cent ou deux cents pauvres, et encore seulement ceux qui viendraient de leur bon gré, sans en contraindre aucun; que ceux-là étant bien traités et bien contents donneraient de l'attrait aux autres; et qu'ainsi l'on augmenterait le nombre à proportion que la Providence enverrait des fonds: qu'on était assuré de ne rien gâter en agissant de la sorte, et qu’au contraire la précipitation, et la contrainte dont on userait, pourraient être un empêchement au dessein de Dieu: que si l'œuvre était de lui, elle réussirait et subsisterait; mais que si elle était seulement d'industrie humaine, elle n'irait pas trop bien, ni beaucoup plus loin » Voilà quels étaient les sentiments de M. Vincent, et les remontrances qu’il fit à ces dames, qui apportèrent quelque tempérament à l'ardeur de leur zèle: mais ce qui retarda le plus l’exécution de cette affaire, fut que quelques-uns des principaux magistrats croyant qu'il y avait quelque sorte d'impossibilité dans son exécution, ne pouvaient se résoudre de la passer et d'y consentir: ce qui fut cause que les années 1655 et 1656 s'écoulèrent sans qu'on pût faire autre chose, sinon dresser plusieurs projets, et proposer divers moyens pour l'exécution de ce grand dessein; à quoi quelques personnes de condition et de vertu s'employèrent avec un très grand zèle, auquel enfin Dieu ayant donné bénédiction, l'on convint de la manière de l'entreprise, et de la forme du gouvernement, et l'on nomma des administrateurs ou directeurs, qui étaient tous personnes d'honneur et de piété pour y donner commencement. Les dames de la charité, qui avaient ébauché ce grand ouvrage sous la sage conduite de M.
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Vincent, furent grandement consolées de le voir appuyé et soutenu de l'autorité publique; et par son avis, elles s'en déchargèrent sur ces MM. les administrateurs: et pour leur donner moyen de bâtir sur leur fondement, M. Vincent leur remit avec elles non seulement la Salpétrière, mais encore le château de Bicêtre, qu'il avait obtenu et possédé quelques années auparavant pour les enfants trouvés. Outre tous ces grands logements que ces dames ont cédés pour retirer les pauvres, elles y ont encore contribué des sommes fort notables, et quantité de linge, de lits et autres meubles, dont quelques-uns même ont été faits à Saint-Lazare par les menuisiers de la maison, pour fournir aux premiers accommodements nécessaires dans ces maisons, pour y recevoir les pauvres: et ainsi cette entreprise s'est exécutée, non toutefois par forme d'essai, ni du gré des pauvres, selon le premier projet de M. Vincent, mais comme par une résolution absolue de les enfermer pour les empêcher de gueuser: et on a contraint tous les mendiants qui se sont trouvés dans Paris, ou de travailler pour gagner leur vie, ou bien d'entrer dans l'Hôpital-Général. Voici ce que M. Vincent en écrivit au mois de mars de l'année 1657 à une personne de confiance. « L'on va ôter la mendicité de Paris, et ramasser tous les pauvres en des lieux propres pour les entretenir, instruire, et occuper. C’est un grand dessein, et fort difficile, mais qui est bien avancé, grâce à Dieu, et approuvé de tout le monde: beaucoup de personnes lui donnent abondamment, et d’autres s'y emploient volontiers. On a déjà dix mille chemises, et du reste à proportion. Le roi et le Parlement l'ont puissamment appuyé, et sans m'en faire parler, ont destiné les prêtres de notre Congrégation, et les Filles de la Charité pour le service des pauvres, sous le bon plaisir de M. l'archevêque de Paris. Nous ne sommes pourtant pas encore résolus de nous engager à ces emplois, pour ne pas assez connaître si le bon Dieu le veut; mais si nous les entreprenons, ce ne sera d'abord que pour essayer.» M. Vincent donc ayant été averti qu'on avait fait dessein d'employer les prêtres de sa Congrégation pour l'assistance spirituelle des pauvres de l'Hôpital-Général, crut que cet engagement était d'une telle importance pour sa Congrégation, qu'il méritait bien qu'on y pensât devant Dieu, et qu'on avisât s'il était expédient de l'accepter: c'est pourquoi après avoir prié
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Dieu pour ce sujet, il assembla les prêtres de la maison de Saint-Lazare pour en délibérer, et leur ayant représenté les diverses considérations qui pouvaient les porter, ou les détourner de cet emploi; enfin on conclut de s'en excuser, comme l'on fit pour plusieurs très grandes et très importantes raisons. Et parce que les lettres patentes du roi qui avaient déjà été expédiées pour la fondation de l'hôpital général leur attribuaient ce droit, ils y renoncèrent absolument par un acte authentique, afin que d'autres ecclésiastiques pussent avec toute liberté s'appliquer en cet emploi . Néanmoins comme l'établissement de cet hôpital était alors sur le point d'éclore, les directeurs et administrateurs étant pressés d'en faire l'ouverture au plus tôt, pour éviter que ce refus des prêtres de la Mission ne fût cause qu'une si sainte entreprise souffrît du retardement, ou que les pauvres vinssent à manquer de secours spirituels; M. Vincent convia un ecclésiastique de la Compagnie, de ceux qui s'assemblent le mardi à Saint-Lazare, d'accepter la charge de recteur de l'Hôpital-Général, ce qu'il fit: Et après y avoir rendu service quelque temps, avec d'autres ecclésiastiques qui se joignirent à lui, et fait aussi des missions dans les maisons de l'hôpital, par le secours de plusieurs vertueux ecclésiastiques de la même Compagnie et autres habitués en diverses églises de Paris; ses indispositions ne lui permettant pas de porter plus longtemps cette charge, qui était très laborieuse et pénible, il s'en démit entre les mains de MM. les vicaires généraux de M. le cardinal de Retz, archevêque de Paris; lesquels substituèrent en sa place un docteur de la faculté de Paris de la même Compagnie, qui a exercé pendant plusieurs années la charge de recteur de l'Hôpital-Général avec grande bénédiction, et y a travaillé avec un zèle infatigable, par des missions presque continuelles qui ont été faites par ses soins en toutes les maisons de cet hôpital
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CHAPITRE XLVI Dénombrement de plusieurs établissements de la Congrégation de la Mission fondés en divers lieux durant la vie de M Vincent. Dieu ayant planté la Congrégation de la Mission dans son Église comme une vigne mystique, qui devait fructifier avec le secours de sa grâce pour la sanctification d'un grand nombre d'âmes, il voulut pour la rendre plus fertile qu'elle étendît ses pampres, et qu'elle fût provignée en divers lieux par les établissements nouveaux qui en ont été faits: que l'on peut bien avec vérité attribuer plutôt à la volonté de Dieu qu'à celle des hommes; M. Vincent qui y devait coopérer plus efficacement qu'aucun autre, n'y ayant donné son consentement, que lorsqu'il a vu ne le pouvoir refuser sans résister à Dieu. PARIS Outre les trois établissements faits à Paris, savoir au collège des Bons-Enfants,. à Saint-Lazare, et à Saint-Charles, dont nous avons déjà parlé, TOUL Le premier se fit en Lorraine en la ville de Toul, à l'instance de messire Charles Chrétien de Gournay, évêque de Scythie, qui avait pour lors l’administration du diocèse de Toul, dont peu de temps après il fut évêque. Cet établissement se fit l'année I635 en la maison du Saint-Esprit, du consentement des religieux, laquelle maison fut unie à ladite Congrégation de la Mission, et cette union autorisée par lettres patentes du roi, vérifiées en parlement. RICHELIEU Trois ans après, c'est-à-dire en l'année 1638 M. le cardinal de Richelieu, voulant laisser un monument de sa piété, et donner des marques de l'estime qu'il faisait de M. Vincent, et de son Institut, fonda une maison des prêtres de la Mission en la ville de Richelieu, avec obligation de faire quelques missions tous les ans, non seulement dans le diocèse de Poitiers dans lequel est la ville de Richelieu, mais encore dans celui de Luçon à cause qu'il en avait été autrefois évêque; en attendant que d'autres prêtres de la même Congrégation fussent établis audit Luçon, lesquels satisfaisant à cette obligation des missions pourraient y multiplier leurs emplois; et dans ce désir il laissa quelque argent pour leur logement.
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LUÇON Quelque temps après, une maison ayant été achetée M. Vincent y envoya environ l'année 1645 trois ou quatre de ses ouvriers pour y résider tout à fait, désirant de contenter en cela messire Pierre de Nivelle, évêque de Luçon qui les demandait, et qui les ayant reçus leur donna tous les pouvoirs ordinaires pour travailler par tout son diocèse; ce qu'ils ont toujours fait depuis, non seulement à la décharge des missionnaires de Richelieu, qui pour cet effet leur ont assigné un petit fonds pour partie de leur subsistance, mais aussi pour le plus grand bien des âmes qui en sont assistées plus amplement. TROYES En la susdite année 1638 se fit un autre établissement de la même Congrégation en la ville de Troyes en Champagne, par les bienfaits de feu M. René de Bresle évêque de ladite ville, et de feu M. le commandeur de Sillery. ANNECY En l'année 1640 M.Vincent envoya quelques prêtres de sa Congrégation pour travailler dans le diocèse de Genève en Savoie, afin de satisfaire au désir très ardent que messire Juste Guérin alors évêque de Genève lui en avait témoigné; et aux instances charitables de la vénérable Mère de Chantal fondatrice et première supérieure du saint ordre des religieuses de la Visitation en la ville d'Annecy, qui espérait conserver en ce diocèse, par le moyen des missions, les grands biens que le bienheureux François de Sales y avait faits. M. le commandeur de Sillery porté d'une dévotion toute singulière envers ce saint prélat, fit une fondation pour l'entretien de ces prêtres missionnaires, qui y ont toujours travaillé depuis, et s'y sont employés non seulement à faire des missions pour l'instruction et sanctification du peuple de la campagne, mais aussi à procurer la réformation et perfection du clergé, tant par les exercices de l'ordination, que par ceux qui se font dans le séminaire qu'ils commencèrent au mois d'octobre de l'année suivante 1641 pour élever les ecclésiastiques dans l'étude de la science et de la vertu. CRECY En la même année 1641 M. Dominique Séguier, évêque de Meaux, approuva et autorisa un établissement des prêtres de la même Congrégation en la ville de Crécy en Brie, pour faire des missions en son diocèse, et cet établissement fut fondé par M. l'Orthon, conseiller secrétaire du roi, sous le nom du roi même. ROME L'année suivante, 1642 se fit la fondation et établissement des mêmes prêtres de la Mission en la ville de Rome, par les li-
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béralités de très noble dame Marie de Wignerod, duchesse d'Aiguillon, nièce de M. le cardinal de Richelieu, dame très zélée pour la gloire de Dieu, et douée d'une très grande charité envers le prochain, qui l'a toujours rendue fort tendre et sensible aux misères corporelles et spirituelles des pauvres, spécialement des plus abandonnés, et même de ceux qui étaient dans les lieux ]es plus éloignés. Cette vertueuse dame avait des sentimenls extraordinaires d'estime, et de confiance pour M. Vincent, et M. Vincent avait réciproquement pour elle un respect, une déférence et une reconnaissance toute particulière. N-D. DE LA ROSE La même dame duchesse a aussi fondé en divers temps de quoi entretenir sept prêtres missionnaires pour travailler à faire des missions en son duché d'Aiguillon, et dans son comté d'Agénois, et de Condomois. Et M. l'évêque d'Agen les établit à Notre-Dame-la-Rose en son diocèse, près la ville de Sainte-Livrade selon la fondation. MARSEILLE Par les bienfaits et charités de la même dame les prêtres de la même Congrégation de la Mission ont été fondés et établis l'année suivante 1643, en la ville de Marseille pour y exercer toutes leurs fonctions, et particulièrement pour instruire et consoler les pauvres forçats des galères de France, et leur aider à faire leur salut.Et cette fondation de Marseille fut quelques années après augmentée par la même dame, pour faire assister spirituellement et corporellement par les missionnaires, les pauvres chrétiens esclaves en Barbarie. CAHORS En la même année 1643 feu M. Alain de Solminihac évêque baron et comte de Cahors, dont la mémoire est en vénération à toute l'Église, pour les éminentes vertus dont sa vie a été ornée, et particulièrement pour sa vigilance pastorale, et pour le zèle de la gloire de Dieu et du salut de ses diocésains dont il était animé; ce saint prélat, dis-je, faisant une profession ouverte d'honorer et estimer les grâces singulières qu'il reconnaissait en la personne de M. Vincent, et en son Institut, crut procurer un grand avantage à tout son diocèse, y établissant, comme il fit, une maison des prêtres de la Congrégation de la Mission SEDAN Le feu roi Louis XIII de très glorieuse mémoire ayant acquis environ ce même temps la souveraineté de Sedan, qui était presque tout infectée de l'hérésie: il désira que M. Vincent envoyât des prêtres de sa Congrégation pour y faire des missions, et pour instruire et affermir les catholiques qui étaient pour la
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plupart peu instruits, et dont la foi était en un continuel péril de subversion, à cause du fréquent commerce qu'ils avaient avec les hérétiques. Pour cet effet Sa Majesté ordonna qu'une somme assez considérable serait mise entre les mains de M. Vincent pour être employée aux frais de ces missions: mais après la mort de ce grand roi, Louis XIV, son successeur à présent glorieusement régnant, de l'avis de la reine régente sa mère, voulut que ce qui se trouva rester alors de cet argent servît de fondation pour une maison fixe et arrêtée des mêmes prêtres de la Mission, comme en effet elle fut établie par M. Éléonor d'Étampes de Valençay, archevêque de Reims, l'an 1644. MONTMIRAIL La maison de la Mission de Montmirail qui est une petite ville en Brie au diocèse de Soissons, fut fondée en l’année 1644 par M. le duc de Retz; et M. Toublan son secrétaire, eut la dévotion de contribuer quelque chose de son bien à cette fondation. SAINTE Celle de Saintes se fit aussi en la même année par les soins de messire Jacques Raoul, alors évêque de ladite ville, et par la contribution de messieurs de son clergé, pour les missions et pour le séminaire. LE MANS L'année suivante 1645 se fit un autre établissement en la ville du Mans à l'instance très grande de M. Emeric de La Ferté évêque du Mans, par l'autorité duquel, et à la sollicitation de M. l'abbé Lucas, maître et chef de l'église collégiale de Notre-Dame de Coëffort de fondation royale en ladite ville, et avec le consentement des chanoines, fut faite l'union de cette église, maison et appartenances à la Congrégation de la Mission, qui a été autorisée et confirmée par lettres patentes du roi, avec le consentement de messieurs de la ville. SAINT-MEEN Et en la même année 1645, messire Achille de Harlay évêque de Saint-Malo, ayant demandé des prêtres de la même Congrégation de la Mission à M. Vincent pour travailler dans son diocèse, il lui en envoya quelques-uns, qui furent peu de temps après établis par le même prélat en l'abbaye de Saint-Méen dont il était abbé, et du consentement des religieux qui cédèrent leur maison et leur mense aux Missionnaires: l'union en a été faite depuis à la même Congrégation par Notre Saint-Père le Pape Alexandre VII, par bulles apostoliques, qui ont été autorisées par lettres patentes du roi. TUNIS-ALGER-HIBERNIE-MADAGASCAR Il ne faut pas ici omettre qu'en ladite année 1645 et aux deux
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suivantes M. Vincent étant sollicité par quelques personnes vertueuses et zélées, et encore plus par sa propre charité, d'envoyer de ses prêtres en plusieurs provinces étrangères et éloignées pour diverses œuvres de charité, et ayant obtenu toutes les facultés et pouvoirs nécessaires du Saint-Siège apostolique, il en envoya quelques uns en la ville de Tunis, et en celle d’Alger en Barbarie, pour l'assistance spirituelle et corporelle des chrétiens esclaves, tant sains que malades, qui se trouvaient alors dans un grand abandon. Il en envoya d'autres en Hibernie pour l'instruction et l'encouragement des pauvres catholiques de ce royaume-là, qui étaient grandement oppressés par les hérétiques d'Angleterre. Et son zèle ne mettant point de bornes aux effets de sa charité, il en destina encore d'autres en l'île de Madagascar dite de Saint-Laurent, qui est au delà de l'équateur; où les peuples vivent les uns comme idolâtres, et les autres presque sans aucune religion. Cette île qui est d'une étendue fort vaste, est comme un grand champ couvert de ronces, que cet ouvrier évangélique à commencé de défricher par la culture que les siens ont essayé d'y faire avec des travaux indicibles, qui ont déjà consumé plusieurs d'entre eux. Et ce qui est digne de considération, est que M. Vincent a témoigné une fermeté et une constance invincibles à la poursuite de ces entreprises apostoliques, particulièrement en cette île infidèle, et dans les villes de Tunis et d'Alger en Barbarie, nonobstant les grandes difficultés qui s'y rencontrent, et les pertes notables qu'il y a souffertes. Nous réservons pour le second livre à parler plus en particulier des bénédictions que Dieu a versées sur ces missions éloignées, et des fruits qui en ont été recueillis par sa grâce. GENES En la même année 1645 M. le cardinal Durazzo. très digne archevêque de Gênes en Italie, ayant appris les services que M. Vincent et les prêtres de la Congrégation rendaient à l'Église en divers lieux, et principalement en Savoie, et à Rome, voulut procurer un semblable bien dans son diocèse: C'est pourquoi ayant témoigné à M. Vincent son grand désir d'avoir des prêtres de sa Congrégation dans la ville de Gènes et l'ayant instamment prié de lui donner cette satisfaction; il lui en envoya quelques-uns, qu'il reçut avec grande affection, et fit leur établissement dans une maison qu'il fonda; MM. Baliano, Raggio, et Jean-Christophe Moncia, prêtres, nobles génois, ayant aussi contribué de leurs biens pour cette fondation.
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AGEN En l'année 1650 les prêtres de ladite Congrégation furent établis en la ville d'Agen par M. Barthélemy d'Elbene, évêque dudit lieu, qui leur donna la direction perpétuelle de son séminaire. VARSOVIE En l'année 1651, M. Vincent envoya des prêtres de sa Congrégation dans la Pologne, où ils furent quelque temps après établis et fondés dans la ville de Varsovie, par les libéralités et bienfaits de la très pieuse et sérénissime reine de Pologne qui les lui avait demandés. On verra au second livre ce qui s'est passé de plus remarquable en cette fondation, qui a donné sujet à M. Vincent d'exercer une sainte générosité, un zèle vraiment apostolique ,et un parfait dépouillement de lui-même. ILES-HEBRIDES En cette même année I651, M. Vincent envoya des prêtres de sa Congrégalion pour aller travailler au salut de plusleurs pauvres âmes abandonnées, et délaissées dans les îles Hébrides qui sont au delà du royaume d'Écosse vers le Septentrion. MONTAUBAN L'année suivante, 1652 les prêtres de la même Congrégation furent établis au diocèse de Montauban où M. Pierre de Bertier évêque de cette ville, leur a donné la direction de son séminaire, et les a aussi employés à faire des missions dans son diocèse. TREGUIER L'établissement des mêmes prêtres se fit en la ville de Tréguier en la basse Bretagne en l'année 1654 par les bienfaits de messire Balthazar Grangier évêque et comte du lieu, comme aussi par les libéralités de M. Thépant, sieur de Rumelin, chanoine de l'église cathédrale de Tréguier, qui s'en est rendu le fondateur. AGDE En cette même année, M. Vincent envoya de ses Missionnaires en la ville d’Agde en Languedoc, selon le désir de messire François Fouquet, alors évêque et comte d'Agde, et maintenant archevêque de Narbonne qui les avait demandés à dessein de les y établir. TURIN Cette même année M. Vincent envoya des prêtres de sa Congrégation à Turin capitale du Piémont,, à l'instance que lui en fit M. le marquis de Pianezze premier ministre d'Etat du duc de Savoie. C'est un seigneur de piété très exemplaire, lequel poussé d'un très grand désir de procurer la gloire de Dieu et le salut des âmes, a voulu se rendre fondateur d'une maison de la Congrégation de la Mission en la ville de Turin.
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METZ En l'année 1657 la cour était allée en la ville de Metz, et la reine, mère du roi, toujours appliquée selon sa piété ordinaire à procurer le bien public, ayant été informée de quelques besoins spirituels qui se trouvaient dans cette grande ville, pensa qu'un des moyens plus efficaces d'y remédier était d'y envoyer des prêtres de la Congrégation de la Mission: pour cet effet Sa Majesté étant à Paris, et ayant mandé M. Vincent, lui déclara son dessein, et lui dit que pour l'exécuter elle désirait qu'il envoyât des Missionnaires en la ville de Metz, pour y faire la mission. A quoi il répondit: Votre Majesté ne sait donc pas, Madame, que les pauvres prêtres de la Congrégation de la Mission ne sont missionnaires que pour les pauvres. Que si nous sommes établis dans Paris et dans les autres villes épiscopales, ce n'est que pour le service des séminaires, des ordinands, de ceux qui font la retraite spirituelle, et pour aller faire des missions à la campagne, et non pas pour prêcher, catéchiser, ni confesser les habitants de ces villes-là; Mais il y a une autre compagnie d'ecclésiastiques qui s'assemblent à Saint-Lazare toutes les semaines, qui pourront bien, si Votre Majesté l'a agréable, s'acquitter plus dignement que nous de cet emploi. A quoi la reine répondit qu'elle n avait pas encore su que les prêtres de la Congrégation de la Mission ne fissent point de missions dans les grandes villes; qu'elle n'avait garde de les détourner de leur Institut; et que ces MM. de la Conférence de Saint-Lazare venant de sa part, elle trouverait très bon qu’ils fissent cette mission. Et en effet ils la firent avec beaucoup de bénédiction pendant le carême de l'an 1658. Ils étaient plus de vingt prêtres, tous ouvriers d'élite, choisis par M. Vincent, qui pria feu M. l'abbé de Chandenier personnage de singulière vertu et de très grand exemple, de vouloir prendre le soin et la conduite de cette mission: dont il s’acquitta dignement, s’étant rendu très exact à suivre les avis que M. Vincent lui avait donnés, et à observer toutes les pratiques qu'il avait jugées propres pour la faire heureusement réussir. Ce vertueux abbé ayant ensuite rendu compte de cette mission à Sa Majesté, elle en fut si satisfaite, qu'elle conçut le dessein de faire en ladite ville de Metz un établissement des prêtres de la Congrégation de la Mission;, qui n'a pourtant pu être exécuté qu’après la mort de M. Vincent. NARBONNE En l'année 1659, il envoya à Narbonne des prêtres de sa Congrégation pour satisfaire au désir de M. François Fouquet, ar-
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chevêque de cette ville-là, qui les avait demandés à dessein de les y établir. AMIENS Feu M. l'abbé de Sery, de la maison de Mailly en Picardie avait proposé plusieurs fois et en diverses années à M. Vincent le dessein qu'il aurait de contribuer à la fondation d'une maison des prêtres de sa Congrégation dans Amiens: mais Notre-Seigneur l'ayant retiré de ce monde avant qu'il l'eût accompli, il n'a pas laissé de s'exécuter depuis; et cet établissement a été fait par messire François Faure évêque d'Amiens, qui a donné la direction perpétuelle de son séminaire aux prêtres de la Congrégation de la Mission. Ce bon abbé ayant survécu peu de temps à M. Vincent, a voulu être enterré auprès de lui dans l'église de Saint-Lazare. NOYON Feu M. Henri de Baradat évêque et comte de Noyon, pair de France, désirant avoir des prêtres de la Mission en son diocèse, en écrivit à M. Vincent et lui en fit parler: mais M. Vincent ne voyant pas pour lors toutes choses disposées à leur établissement différa d'en envoyer; la Providence de Dieu réservant l'exécution de ce pieux dessein à son très digne successeur M. François de Clermont, lequel n'a pas eu plus tôt la conduite de ce diocèse, qu'il a pensé aux moyens de pourvoir à ses besoins spirituels; Et pour cela ayant appelé des prêtres de la Congrégation de la Mission, il leur a donné la direction perpétuelle de son séminaire en l’année 1662. Il est à remarquer qu'en tout temps quantité de prélats non seulement de France, mais encore d'autres endroits de la chrétienté se sont adressés à M. Vincent pour avoir des ouvriers de sa Compagnie, afin de les établir en leurs diocèses, et de les employer aux missions, aux exercices de l’ordination et aux séminaires. Mais ce sage instituteur ne pouvant pas en fournir à tous, ou pour n'avoir pas des hommes prêts, ou pour d'autres empêchements, a laissé ces propositions sans effet, ne voulant rien embrasser ni hors de temps, ni au-delà de ses forces: Voilà comment Dieu voulut que ce père des Missionnaires recueillît, même dès cette vie, quelque partie des fruits de ses saints travaux, et qu'il eût la consolation de voir ses enfants spirituels multipliés comme les étoiles du ciel, et sa Congrégation heureusement établie en fort peu de temps en diverses parties du monde. Comme ses plus ardents désirs ne tendaient à autre fin qu'à procurer que Dieu fût glorifié, et les âmes qui ont coûté le sang de Jésus-Christ sanctifiées et sauvées; aussi avait-il une reconnaissance
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indicible de voir que sa Providence eût daigné se servir de lui, quoique très chétif et misérable, comme il s'estimait, pour procurer tous ces grands biens.: car la pensée de tous ces excellents ouvrages le portait, non à s'en glorifier et à s'y complaire, mais plutôt à s'abîmer de plus en plus dans la considération de son inutilité et de son néant, et à en rendre de continuelles actions de grâces à sa divine Majesté, qu'il estimait devoir être d'autant plus glorifiée de tous ces effets de sa miséricorde, qu'elle avait voulu se servir d'un instrument plus faible et plus inutile, tel qu'il pensait être, pour le produire.
CHAPITRE XLVII M. Vincent donne des règles à sa Congrégation, et dit plusieurs choses très considérable sur ce sujet. Ce fut en l'année 1658 que M. Vincent, ayant mis les règles et constitutions de sa Congrégation dans le bon ordre qu'il souhaitait, son grand âge et ses infirmités presque continuelles lui faisant prévoir qu’il ne lui restait plus guère de temps à vivre; comme il avait toujours aimé les siens pendant sa vie, il voulut leur donner des preuves signalées de cet amour avant sa mort, en leur laissant son esprit exprimé dans ses règles ou constitutions. Comme donc la Communauté de la maison de Saint-Lazare était assemblée un vendredi au soir, 17 de mai de ladite année, M. Vincent leur fit un discours fort affectif et tout paternel sur le sujet de l'observance des mêmes règles; lequel, ayant été recueilli par quelqu'un qui était présent, nous en rapporterons ici quelques extraits, qui feront voir de quel esprit M. Vincent était animé, et avec combien de prudence, de retenue, de charité, et de zèle il avait dressé ses règles pour le bien de sa Congrégation. Il commença par les motifs que sa Congrégation avait d'aimer et de bien observer ses règles. « Il me semble, dit-il, que par la grâce de Dieu toutes les règles de la Congrégation de la Mission tendent à nous éloigner du péché, et même à éviter les imperfections, à procurer le salut des âmes, servir l'Église et donner gloire à Dieu: de sorte que quiconque les observera comme il faut, s'éloignera des péchés et des
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vices, se mettra dans l'état que Dieu demande de lui, sera utile à l'Église et rendra à Notre-Seigneur la gloire qu'il en attend. Quels motifs ! Messieurs et mes Frères, de s'exempter des vices et des péchés, autant que l'infirmité humaine le peut permettre, glorifier Dieu et faire qu'il soit aimé et servi sur la terre O Sauveur ! Quel bonheur ! Je ne le puis assez considérer. Nos règles ne nous prescrivent en apparence qu'une vie assez commune, et néanmoins elles ont de quoi porter ceux qui les pratiquent à une haute perfection; et non seulement cela, mais encore à détruire le péché et l'imperfection dans les autres, comme ils les auront détruits en eux-mêmes. Si donc la petite Compagnie a déjà fait quelque progrès dans la vertu, si chaque particulier est sorti de l'état du péché, et s'est avancé dans le chemin de la perfection, n'est-ce pas l'observance des mêmes règles qui a fait cela ? Si, par la miséricorde de Dieu, la Compagnie a produit quelques biens dans l'Eglise par le moyen des missions, et par les exercices des ordinands, n'est-ce pas parce qu'elle a gardé l'ordre et l'usage que Dieu y avait introduits, et qui sont prescrits par ces mêmes règles ? Oh ! que nous avons donc grand sujet de les observer inviolablement, et que la Congrégation de la Mission sera heureuse si elle y est fidèle: « Un autre motif qu'elle a pour cela est, que ses règles sont presque toutes tirées de l'Évangile, comme chacun le voit, et qu'elles tendent toutes à conformer votre vie à celle que Notre-Seigneur a menée sur la terre: car il est dit que ce divin Sauveur est venu, et a été envoyé de son Père pour évangéliser les pauvres: Pauperibus evangelisare misit me. Pauperibus: pour annoncer l'Évangile aux pauvres, comme par la grâce de Dieu la petite Compagnie tâche de faire, laquelle a grand sujet de s'humilier et de se confondre de ce qu'il n'y en a point encore eu d'autre que je sache, qui se soit proposé pour fin particulière et principale d'annoncer l'Évangile aux pauvres, et aux pauvres les plus abandonnés. Pauperibus evangelisare misit me: car c'est là notre fin: oui, Messieurs et mes Frères, notre partage sont les pauvres. Quel honneur ! de faire la même chose pour laquelle Notre-Seigneur a dit qu'il était venu du ciel en terre, et moyennant quoi nous espérons avec sa grâce d'aller de la terre au ciel. Faire cela, c'est continuer l'ouvrage du Fils de Dieu, qui allait volontiers dans les lieux de la campagne chercher les pauvres. Voilà à quoi nous oblige notre Institut, à servir et
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aider les pauvres, que nous devons reconnaître pour nos seigneurs et pour nos maîtres. O pauvres, mais bienheureuses règles, qui nous engagent à aller dans les villages à l'exclusion des grandes villes pour faire ce que Jésus-Christ a fait ! Voyez, je vous prie, le bonheur de ceux qui les observent, de conformer ainsi leur vie et toutes leurs actions à celles du Fils de Dieu. O Seigneur, quel motif avons-nous en cela de bien observer ces règles qui nous conduisent à une fin si sainte et si désirable « Vous les avez longtemps attendues, Messieurs et mes Frères, et nous avons beaucoup différé à vous les donner, en partie pour imiter la conduite de Notre-Seigneur, lequel commença à faire, avant que d'enseigner: Cœpit Jesus facere et docere. Il pratiqua les vertus pendant les trente premières années de sa vie, et employa seulement les trois dernières à prêcher et enseigner. Aussi la Compagnie a tâché de l'imiter, non seulement en ce qu'il est venu faire, mais aussi à le faire de la même manière qu'il l'a fait. Car la Compagnie peut dire cela, qu'elle a premièrement fait et puis qu'elle a enseigné: Cœpit facere et docere. Il y a bien trente-trois ans ou environ que Dieu lui a donné commencement; et depuis ce temps-là l'on y a par la grâce de Dieu, pratiqué les règles que nous allons vous donner maintenant: Aussi n'y trouverez-vous rien de nouveau que vous n'ayez mis en pratique depuis plusieurs années avec beaucoup d'édification. Si on donnait des règles qu'on n'eût point encore pratiquées, on pourrait y trouver de la difficulté; mais vous donnant ce que vous avez fait et exercé depuis tant d'années avec fruit et consolation, il n'y a rien que vous ne trouviez également utile et aisé pour l'avenir. L'on a fait comme les Réchabites, dont il est parlé en la sainte Ecriture, qui gardaient par tradition les règles que leurs pères leur avaient laissées, bien qu'elles ne fussent point écrites: et maintenant que nous avons les nôtres écrites et imprimées, la Compagnie n'aura qu'à continuer, et à se maintenir dans l'usage de ce qu’elle a pratiqué durant plusieurs années, et à faire toujours ce qu'elle a fait et pratiqué si fidèlement par le passé. « Si nous eussions donné des règles dès le commencement, et avant que la Compagnie se fût mise en la pratique, on aurait pensé qu'il y aurait eu de l'humain plus que du divin, et que c'eût été un dessein pris et concerté humainement et non pas un ouvrage de la Providence divine: mais, Messieurs et mes Frères, toutes ces règles et tout le reste que vous voyez dans la Con-
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grégation s'est fait je ne sais comment: car je n'y avais jamais pensé, et tout cela s'est introduit peu à peu, sans qu'on puisse dire qui en est la cause. Or c'est une règle de saint Augustin, que quand on ne peut trouver la cause d'une chose bonne, il la faut rapporter à Dieu et reconnaître qu'il en est le principe et l'auteur. Selon cela Dieu n'est-il pas l'auteur de toutes nos règles, qui se sont introduites je ne sais de quelle manière, et de telle sorte qu'on ne saurait dire ni comment, ni pourquoi. O Sauveur, quelles règles ! et d'où viennent-elles ? Y aurais-je pensé ? point du tout; et je vous puis assurer, Messieurs et mes Frères, que je n'aurais jamais pensé ni à ces règles, ni à la Compagnie, ni même au mot de mission; c'est Dieu qui a fait tout cela; les hommes n'y ont point de part. Pour moi, quand je considère la conduite dont il a plu à Dieu se servir pour faire naître la Congrégation en son Église, j'avoue que je ne sais où j'en suis, et qu'il me semble que c'est un songe tout ce que je vois. Non, cela est point de nous, cela n'est point humain, mais de Dieu: Appelleriez-vous humain ce que l'entendement de l'homme n'a point prévu: et ce que la volonté n'a point désiré ni recherché en manière quelconque ? Nos premiers Missionnaires n'y avaient pas pensé non plus que moi: de sorte que cela s'est fait contre toutes nos prévoyances et espérances. Oui, quand je considère tous les emplois de la Congrégation de la Mission, il me semble que c'est un songe. Quand le prophète Habacuc fut enlevé par un ange et porté bien loin pour consoler Daniel dans la fosse aux lions, et puis rapporté au lieu où il avait été pris, se voyant de retour au même endroit d'où il était sorti, n'avait-il pas sujet de penser que tout cela n'était qu'un songe ? Et si vous me demandez comment les pratiques de la Compagnie se sont introduites ? comment la pensée de tous ses exercices et emplois nous est venue ? je vous dirai que je n'en sais rien, et que je ne le puis connaître. Voilà M. Portail qui a vu aussi bien que moi l'origine de la petite Compagnie, qui vous peut dire que nous ne pensions à rien moins qu'à tout cela; tout s'est fait comme de soi-même, peu à peu, l'un après l'autre. Le nombre de ceux qui se joignaient à nous s'augmentait, et chacun travaillait à la vertu; et en même temps que le nombre croissait, aussi les bonnes pratiques s'introduisaient pour pouvoir vivre ensemble, et nous comporter avec uniformité dans nos emplois. Ces pratiques-là se sont toujours observées, et s'observent encore
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aujourd'hui par la grâce de Dieu. Enfin, on a trouvé à propos de les réduire par écrit, et d'en faire des règles. J'espère que la Compagnie les recevra comme émanées de l'esprit de Dieu: a quo bona cuncta procedunt: duquel toutes les bonnes choses procèdent, et sans lequel: non sumus sufficientes cogitare aliquid à nobis, quasi ex nobis, nous n'avons pas la suffisance de penser quelque chose de nous-mêmes, comme de nous-mêmes. « O Messieurs et mes Frères ! je suis dans un tel étonnement de penser que c'est moi qui donne des règles, que je ne saurais concevoir comment j'ai fait pour en venir là; et il me semble que je suis toujours au commencement. Et plus j'y pense, plus aussi il me paraît éloigné de l'invention des hommes, et plus évidemment je connaiis que c'est Dieu seul qui a inspiré ces règles à la Compagnie: que si j'y ai contribué quelque peu de chose, je crains que ce ne soit ce peu-là qui empêchera peut-être qu'elles ne soient pas si bien observées à l'avenir, et qu'elles ne produisent pas tout le fruit, et tout le bien qu'elles devraient. « Après quoi, que me reste-t-il, Messieurs, sinon d'imiter Moïse, lequel ayant donné la loi de Dieu au peuple, promit à tous ceux qui l'observeraient toutes sortes de bénédictions, en leurs corps, en leurs âmes, en leurs biens et en toutes choses Aussi, Messieurs et mes Frères, nous devons espérer de la bonté de Dieu toutes sortes de grâces et de bénédictions, pour tous ceux qui observeront fidèlement les règles qu'il nous a données; bénédiction en leurs personnes, bénédiction en leurs pensées, bénédiction en leurs desseins, bénédiction en leurs emplois, et en toutes leurs conduites, bénédiction en leurs entrées et en toutes leurs sorties, bénédiction enfin en tout ce qui les concernera. J'espère que cette fidélité passée avec laquelle vous avez observé ces règles, et votre patience à les attendre si longtemps, obtiendront pour vous de la bonté de Dieu la grâce de les observer encore plus facilement, et plus parfaitement à l'avenir. O Seigneur ! donnez votre bénédiction à ce petit livre, et accompagnez-le de l'onction de votre Saint-Esprit, afin qu’il opère dans les âmes de ceux qui le liront l'éloignement du péché, le détachement du monde, la pratique des vertus et l'union avec vous. » M. Vincent, ayant ainsi parlé, fit approcher les prêtres, à chacun desquels il donna un petit livre contenant les règles imprimées qu'ils voulurent par dévotion recevoir à genoux, réservant au lendemain de distribuer les autres au reste de la Com-
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munauté, parce qu'il était trop tard. Après cette distribution, l'assistant de la maison se mit derechef à genoux, et lui demanda sa bénédiction au nom de toute la Compagnie, qui s'était mise en une semblable posture: Sur quoi M. Vincent s'étant lui-même prosterné, dit ces belles paroles d'un ton fort affectif, et d'une manière qui faisait bien connaître l'ardeur de son amour paternel: O Seigneur ! qui êtes la loi éternelle, et la loi immuable, qui gouvernez par votre sagesse infinie tout l'univers; vous de qui les conduites des créatures, toutes les lois, et toutes les règles de bien vivre sont émanées comme de leur vive source, ô Seigneur ! bénissez, s'il vous plaît, ceux à qui vous avez donné ces règles ici,et qui les ont reçues ,comme procédantes de vous. Donnez-leur, Seigneur, la grâce nécessaire pour les observer toujours et inviolablement ,jusqu'à la mort. C'est en cette confiance et en votre nom ,que tout misérable pécheur que je suis, je prononcerai les paroles de la bénédiction que je vais donner à la Compagnie. Voilà une partie du discours que M. Vincent fit en cette occasion, lequel il prononça d'un ton de voix médiocre, humble, doux et dévot, et de telle sorte qu'il faisait sentir aux cœurs de tous ceux qui l'écoutaient l'affection particulière du sien; il leur semblait qu'ils étaient avec les apôtres écoutant parler Notre-Seigneur, particulièrement en ce dernier sermon qu'il leur fit avant sa Passion, où il leur donna aussi ses règles, en leur imposant le grand commandement de la parfaite dilection. On peut recueillir de ce qui vient d'être dit, et plus encore de la lecture des règles de la Congrégation de la Mission qu'elle a été instituée pour trois fins principales. La première, pour travailler à sa propre perfection, en s'étudiant de pratiquer les vertus que Notre-Seigneur a daigné nous enseigner par ses paroles et par son exemple. La seconde, pour prêcher l'Évangile aux pauvres et particulièrement à ceux de la campagne qui sont les plus délaissés. Et la troisième, pour aider les ecclésiastiques à acquérir les connaissances et les vertus nécessaires à leur état. Voilà le profit de cet Institut, et à quoi tendent les règles données par M. Vincent, lequel avait raison de dire qu'elles étaient venues de Dieu, parce qu'en effet elles avaient été puisées dans l'Évangile. Il disait aussi qu'il ne savait pas comment elles avaient été mises en usage dans sa Compagnie, d'autant qu'il ne se regardait pas comme l'auteur de ce bien: mais les prêtres de sa
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Congrégation le reconnaissait lui-même pour leur règle vivante, et comme ils voyaient en lui une vraie expression de la vie de Jésus-Christ et de ses saintes maximes, ils tâchaient de se conformer à ses pratiques, et de marcher sur ses pas. Et voilà comme les règles de sa Congrégation ont été pratiquées avant que d'être écrites, parce qu'il a fait avant que d'enseigner, et que sa grâce et son exemple ont animé les autres à faire comme lui .
CHAPITRE XLVIII Diverses autres œuvres de piété, auxquelles M. Vincent s'est appliqué avec ses occupations plus ordinaires. Ceux qui ont connu particulièrement M. Vincent et qui ont su quelles étaient l'étendue de son zèle, et les occasions que la divine Providence lui présentait continuellement pour l’exercer, peuvent témoigner avec vérité que depuis trente ou quarante ans, il s'est fait fort peu d’œuvres de piété ou de charité publiques et considérables dans Paris, où il n'ait eu quelque part, soit en donnant ses avis, ou y coopérant en quelque autre manière. La maison de Saint-Lazare était comme un abord, où se rendaient toutes les personnes qui avaient dessein d’entreprendre quelque bonne œuvre, ou de rendre quelque notable service à l'Église; pour y trouver, en la personne de M. Vincent, le conseil, le secours, et la coopération nécessaires pour y bien réussir. Ce grand serviteur de Dieu était presque continuellement consulté pour diverses affaires et desseins de piété, non seulement du côté de Paris qui lui en fournissait une ample matière: mais encore de plusieurs autres lieux, d’où il recevait souvent des lettres de la part de diverses personnes qui lui étaient inconnues, et ne le connaissaient que par la réputation de sa vertu et de sa charité, qui leur donnait la confiance de recourir à lui dans leurs doutes. D’ailleurs, outre les assemblées ordinaires qui se tenaient au moins trois fois chaque semaine, auxquelles il se trouvait très exactement; il était encore souvent appelé dans d’autres assemblées particulières, soit de prélats ou de docteurs ou même quelquefois des supérieurs de communautés, ou enfin d'autres personnes de toute sorte de condition; tantôt pour
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résoudre diverses difficultés importantes, tantôt pour régler et établir quelque bon gouvernement, ou bien pour remédier à quelques grands désordres, ou enfin pour trouver un moyen d'avancer la gloire de Dieu et de procurer le bien des diocèses, des communautés ou des familles. Il était aussi d'autres fois employé et appelé pour mettre la paix et établir un bon ordre dans plusieurs maisons religieuses, tant d'hommes que de filles; et pour apaiser quantité de différends et de procès entre les personnes particulières, et même entre des communautés entières. Sa charité le portait aussi à faire beaucoup de visites de personnes malades ou affligées, soit qu'il en fût prié, ou que de lui-même il y allât, pour consoler et exercer toutes les œuvres d'une véritable et sincère miséricorde. Il avait été chargé, comme il a été dit en l'un des chapitres précédents, de la conduite des maisons des religieuses de la Visitation Sainte-Marie établies à Paris,et à Saint-Denis, desquelles il prenait un très grand soin, y faisant de temps en temps des visites et pourvoyant à tous leurs besoins spirituels. Ajoutez à tout cela l'application continuelle de ses pensées et de ses soins pour le gouvernement et la conduite de toutes les maisons de sa Congrégation. Le grand nombre de lettres qu'il recevait tous les jours de tous côtés, auxquelles il faisait réponse Et nonobstant toutes ses occupations, et les autres affaires extraordinaires qui lui survenaient, il ne laissait pas d'être tous les jours réglément levé à quatre heures du matin; après quoi il allait à l'église, où il demeurait près de trois heures, et quelquefois plus, pour son oraison, sa messe, et quelque partie du bréviaire; employant toujours avec une merveilleuse tranquillité d'esprit un temps notable pour sa préparation et pour son action de grâces, sans en rien retrancher quelque pressé d’affaires qu'il eût, si ce n'est fort rarement, et en des occasions extraordinaires. Il était pendant la journée accablé de visites des personnes du dehors, et le soir de celles du dedans. Il écoutait un chacun à souhait avec grande bénignité, et avec autant d'attention que s'il n'eût eu autre chose à faire. Il sortait presque tous les jours pour les affaires de piété et de charité qui l'y obligeaient, quelquefois même deux fois le jour, et revenait ordinairement bien tard. Sitôt qu'il était de retour il se mettait à genoux pour dire son Office, lequel il ne récitait jamais autrement dans la maison,
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tant que ses infirmités lui ont permis de se tenir en cette posture. Le reste du temps, il écoutait ceux de la maison qui avaient à lui parler, et puis il s'appliquait à écrire des lettres, ou vaquait aux autres affaires; ce qui l'obligeait de veiller fort souvent une partie de la nuit, sans pourtant manquer jamais de se lever à son heure ordinaire, s’il n'était malade ou beaucoup indisposé. Il ne manquait point tous les ans de faire sa retraite et ses exercices spirituels, prenant le temps nécessaire pour cela, nonobstant toutes ses autres occupations et affaires; reconnaissant bien que la principale qu'il devait préférer à toute autre, était celle du salut et de la sanctification de son âme. Il exhortait les autres à cette pratique, à laquelle il était exact et fidèle, tant pour les y porter plus efficacement par son exemple, que pour se renouveler lui-même, et puiser dans le sein de Dieu les lumières, les forces, et les grâces nécessaires pour s'acquitter dignement de tous les grands emplois, auxquels il était engagé: Imitant en cela Moïse qui, parmi l'accablement des affaires que lui fournissait incessamment la conduite d’un grand peuple, n'avait point de refuge plus assuré, ni de retraite plus douce que lesanctuaire; où il se mettait à l'abri de toutes les importunités de cette multitude, et demandait à Dieu pour eux et pour lui son assistance et sa protection. Voilà comme se passaient les journées et les années de ce grand serviteur de Dieu, que l'on peut dire avec vérité, avoir été des journées et des années pleines, selon la façon de parler de la sainte Écriture: en sorte que sa vie a été non seulement remplie, mais aussi comblée de vertus et de mérites. Et certes, celui qui voudra jeter les yeux sur les grandes œuvres que Dieu a faites par M. Vincent, et que l’on voit encore subsister; qui considérera toutes les maisons de sa Congrégation établies en tant de lieux; toutes les missions où ils travaillent avec tant de bénédiction; les séminaires où ses prêtres sont si utilement employés; les exercices des ordinands.; les conférences, et les retraites spirituelles qui contribuent avec tant d'avantage au bien de l'état ecclésiastique, et des personnes laïques de toute sorte de condition; l'institution des Filles de la Charité, et l'établissement des confréries de la même Charité en un si grand nombre de paroisses, tant des champs que des villes; les assemblées et compagnies des dames de la Charité pour tant de sortes de bonnes oeuvres; l'établissement de tant d'hôpitaux;
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et l'assistance temporelle et spirituelle de plusieurs provinces ruinées et de tant de pauvres abandonnés: Quiconque, dis-je, fera une réflexion attentive sur toutes ces choses, sera obligé de reconnaître que ce ne sont pas les ouvrages d'un homme seul, mais que la main de Dieu était avec son fidèle serviteur, pour opérer tous ces grands effets de sa miséricorde. Et quoique toute la gloire en appartienne à Dieu, qui en est le premier et principal auteur; il veut bien néanmoins qu'on honore et qu'on estime ses dons et ses grâces en ses serviteurs, quand ils y ont fidèlement et saintement coopéré: En quoi l'on peut dire que M. Vincent est d'autant plus digne d'estime et de louange, que lui-même s'en estimait moins digne, cherchant en tout son avilissement et son abjection; et que, par un trait admirable d'humilité, lorsqu'on voulait le congratuler des grandes œuvres qu'il avait faites, il répondait, qu'il n'était qu'un bourbier et qu'un limon vil et abject, et que si Dieu l'avait employé à toutes ses œuvres, il s'était servi de sa boue pour lier les pierres de ces édifices.
CHAPITRE XLIX Réflexions sur quelques peines et afflictions que M. Vincent a souffertes. C'est une nécessité indispensable, comme dit le saint Apôtre, à tous ceux qui veulent vivre vertueusement au service de Jésus-Christ, de souffrir quelque traverse et affliction; il faut porter ses livrées, c'est-à-dire quelque portion de sa croix et de ses épines, pour être digne de marcher à sa suite: Et enfin, pour régner dans l'éternité avec lui, il faut pendant le temps de cette vie souffrir avec lui. M. Vincent ayant rendu de si grands et de si fidèles services à ce Roi de gloire, et s'étant toujours étudié de l'imiter en toutes choses, ne devait pas être privé de l'honneur de participer à sa croix et à ses souffrances. Nous ne parlerons pas ici de celles qu'il se procurait lui-même par ses austérités et mortifications extérieures et intérieures, dont il sera parlé au troisième livre; mais seulement de quelques peines et afflictions qui lui sont arrivées, ou de la part des hommes, ou par une conduite particulière de la Providence de Dieu. Et premièrement, quoique M. Vincent se soit toujours com-
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porté en tout ce qu'il a fait avec tant de prudence, de circonspection, de déférence, d'humilité, et de charité, qu'il y ait sujet de dire, que peut-être il ne s'est point vu de notre temps ni de celui de nos pères, un homme entreprendre et soutenir tant de sortes d'affaires de piété et de charité publiques, et exposées à la censure d'un chacun, avec moins de bruit et de contradiction que lui; Il n'a pas laissé néanmoins de ressentir quelquefois les traits envenimés de la médisance et de la calomnie: Il ne pouvait pas toujours contenter Dieu et les hommes, particulièrement pendant son emploi dans les conseils, pour la distribution des bénéfices, qui l'obligeait souvent de refuser, et même de s’opposer aux prétentions injustes de divers particuliers qui s'en tenaient fort offensés; il lui fallait souffrir les plaintes, les murmures, les reproches, et quelquefois les injures atroces, et les grosses menaces, jusque dans sa propre maison; outre les invectives et les calomnies qu'ils répandaient par esprit de vengeance en diverses compagnies, contre sa réputation et contre son honneur. Mais ce n'était pas là le principal sujet de ses peines, car bien loin de s'en affliger, c'était une de ses plus grandes joies que de souffrir des affronts et des injures pour le service et pour l'amour de Jésus-Christ. Il lui est encore arrivé plusieurs fois de souffrir des pertes signalées et de grands dommages, principalement pendant le temps des guerres, où il a vu la maison de Saint-Lazare, et presque toutes les métairies qui en dépendaient, ravagées par les soldats; les bestiaux enlevés, et toutes les provisions de blé, de vin et autres, dissipées et consumées: mais il estimait que ces pertes lui étaient un grand gain, puisqu'il y trouvait l'accomplissement du bon plaisir de Dieu, et une occasion avantageuse de lui faire un entier sacrifice de toutes ces choses extérieures, et de se conformer parfaitement à sa très sainte volonté, qui était son principal ou pour mieux dire son unique trésor. Ces persécutions donc, et ces vexations en son honneur ou en ses biens, quoique pénibles et fâcheuses au sentiment de la nature, n'étaient pas ce qui lui donnait plus de peine; il avait d’autres sujets de douleur et d'affliction qui lui étaient bien plus sensibles, et qui lui navraient bien plus cruellement le cœur: Ces sujets n'étaient autres que de voir d'un côté la France, et presque toutes les provinces de la chrétienté ravagées par les guerres, qui causaient tant de meurtres, de violements, de sa-
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crilèges, de profanations d'églises, de blasphèmes et d'attentats horribles contre la personne même de Jésus-Christ au très Saint-Sacrement de l'autel: D'autre côté, les schismes et les divisions excités parmi les catholiques, au sujet des nouvelles erreurs qui ont troublé l'Église et donné tant d'avantages aux ennemis de la foi catholique. En un mot, toutes les impiétés, tous les scandales, et tous les crimes qu'il voyait, ou qu’il savait se commettre contre Dieu, étaient autant de flèches acérées qui lui perçaient le cœur: Et comme tous ces maux ont de son temps étrangement inondé sur toute la terre; aussi peut-on juger qu’il a toujours eu son âme, comme plongée et noyée dans une mer d'amertume et de douleur. Il a eu encore un autre sujet de peine qui lui était fort sensible, c'était la mort des bons serviteurs de Dieu et des hommes apostoliques, voyant d'un côté que le nombre en était petit, et de l’autre que l'Église en avait un très grand besoin, et estimant qu'il n'y avait rien au monde de plus précieux ni de plus souhaitable qu'un bon ouvrier de l'Évangile. C'est pourquoi il fut sensiblement touché de la perte qu’il fit en divers temps, des meilleurs Missionnaires de sa Compagnie, tant en France que dans les pays étrangers, qui étaient en âge et en disposition de rendre encore de grands services: Il en mourut cinq ou six à Gênes, qui furent frappés de peste, en assistant et servant les pestiférés; quatre en Barbarie, où ils étaient allés secourir et assister les pauvres esclaves chrétiens; six ou sept en l'île de Madagascar aux Indes, où ils étaient allés pour travailler à la conversion des infidèles; Et deux en Pologne où il les avait envoyés pour le service de la religion catholique; sans parler de ceux que les fatigues et les maladies lui ont enlevés pendant les guerres, en assistant et secourant les pauvres, tant sur les frontières, qu'aux environs de Paris, et en d'autres occasions. Mais les plus sensibles séparations lui sont arrivées en l'année I660 ayant plu à Dieu de retirer de ce monde un peu avant sa mort trois personnes qui lui étaient très chères entre toutes les autres. Le premier fut M. Portail, que Dieu lui avait donné il y avait près de cinquante ans, c'était le premier qu'il s'était associé pour la Mission, le premier prêtre de sa Congrégation, dont il avait été depuis le secrétaire et le premier assistant; et enfin celui qui l'avait le plus soulagé dans la conduite de cette Con-
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grégation, et en qui il avait une confiance entière. L'autre fut Mademoiselle Le Gras, fondatrice, et première supérieure des Filles de la Charité, en qui Dieu avait mis de grandes grâces pour le salut et pour le soulagement du prochain; elle avait une confiance toute particulière, et un grand respect pour M. Vincent; et lui réciproquement, estimait grandement sa vertu, et ses avis touchant les pauvres. Il lui écrivait souvent sur le sujet des affaires des Filles de la Charité, mais il la voyait rarement et seulement dans la nécessité. Elle était sujette à de grandes maladies, et presque toujours infirme: Et M. Vincent disait qu'il y avait vingt ans qu'elle ne vivait que par miracle. Elle craignait de mourir sans être assistée de lui, ce que néanmoins Dieu a voulu qu'il lui soit arrivé, pour éprouver sa vertu et lui donner un plus grand sujet de mérite: M. Vincent étant alors en tel état qu'il ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. Elle lui envoya demander au moins quelques paroles de consolation écrites de sa main, ce qu'il ne voulut pas lui accorder: mais il lui enyoya un des prêtres de sa Compagnie, comme sa lettre vivante avec ces paroles, qu’elle s'en allait devant, et qu'il espérait bientôt de la voir dans le ciel. Elle mourut fort peu de temps après. Et quoique cette mort fût grandement sensible à M. Vincent, étant néanmoins préparé aux plus rudes coups de la main de Dieu, il reçut celui-là avec grande soumission et tranquillité d'esprit. Il s'était toujours déchargé sur M. Portail et sur elle de ce qui regardait la conduite des Filles de la Charité, dont il était instituteur et supérieur: mais après leur mort cette Compagnie de filles lui demeura sur les bras, lors même qu'il n'était plus en état de sortir, ni de s'appliquer beaucoup au travail; et c'est ce qui augmentait sa peine. Enfin la troisième personne dont la mort arriva cette même année qui toucha très sensiblement M. Vincent, fut celle de messire Louis de Rochechouart de Chandenier, abbé de Tournus., lequel s'était retiré à Saint-Lazare depuis quelque temps avec M. l'abbé de Moustier-Saint-Jean son frère, et M. Vincent les y avait reçus pour des considérations très grandes, et telles qu'elles ne se peuvent presque rencontrer qu'en eux deux. C'est ce qui le fit passer par dessus la résolution que lui et les siens avaient déjà prise de ne point admettre des pensionnaires pour vivre dans leur communauté, sinon dans les maisons où il y à séminaire pour les ecclésiastiques. Or ces deux frères étaient autant unis
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par la vertu que par le sang, et dignes héritiers de la piété de feu M. le cardinal de la Rochefoucauld leur oncle, duquel la mémoire est en très grande bénédiction dans toute l'Eglise; deux abbés très considérables par leur naissance, et encore plus par leur vie très exemplaire. La modestie de l'un, qui est encore vivant, ne permet pas d'en parler avec la même liberté que du défunt son aîné, lequel était prêtre, et pouvait servir de règle et d'exemple aux abbés commendataires les plus réformés du royaume. L'oraison était sa plus fréquente nourriture; l'humilité, son ornement; la mortification ses délices, le travail son repos; la charité son exercice; et la pauvreté, sa chère compagne. Il était de la Compagnie des ecclésiastiques qui s'assemblent les mardis à Saint-Lazare pour la conférence. Il avait assisté et travaillé en plusieurs missions faites aux pauvres, et avait eu la conduite de celle que la reine mère désira qu'on fît en la ville de Metz l'an 1658. Il était visiteur général des Carmélites en France. Plusieurs évêques lui avaient voulu céder leurs sièges et leurs diocèses, estimant que sa promotion à l'épiscopat serait très avantageuse à l'Eglise; mais il les avait remerciés, n'ayant pas cru que Dieu l'appelât à cet état si relevé: Et il a mieux aimé, et même recherché de s'assujettir et se soumettre à la conduite d'autrui, plutôt que de conduire et gouverner les autres. Quoique M. son frère et lui employassent très saintement les revenus de leurs bénéfices, dont les pauvres des lieux où ils sont situés avaient une bonne partie; reconnaissant néanmoins que cette pluralité de bénéfices, que chacun d'eux possèdait, n'était point conforme aux saints canons, ni à l'esprit de l'Église, ils prirent résolution que chacun d'eux n'en retiendrait qu'un et se démettrait de tous les autres; ce qu'ils exécutèrent les mettant entre les mains des personnes qu'ils savaient en devoir faire bon usage: En quoi ils ont donné un exemple d'autant plus digne d'être imité, qu'il est plus rare en ce siècle. Ces deux vertueux frères firent un voyage à Rome sur la fin de l'année I659 avec deux prêtres de la Congrégation de la Mission que M. Vincent leur donna selon leur désir, pour les accompagner. Notre Saint-Père le Pape Alexandre VII fut fort consolé de les voir et toute la cour romaine grandement édifiée de leur modestie et de leur vertu, pendant trois ou quatre mois qu'ils y séjournèrent.
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Ce fut là que M. l'abbé de Tournus, qui déjà quelque temps avant ce voyage avait formé le dessein d'entrer dans le corps de la Congrégation de la Mission, s'étant trouvé incommodé de maladie, pressa le supérieur de la maison de Rome de la même Congrégation de l'y recevoir, craignant de mourir sans avoir le bonheur d'être du nombre des Missionnaires. Ce que néanmoins celui-ci ne jugea pas lui devoir accorder, sinon au cas qu'il se fût trouvé en danger de mourir à Rome; estimant que cela se pourrait mieux faire à Paris par M. Vincent même, s'il pouvait y retourner. Mais comme il se trouva un peu mieux au mois d'avril de l'année suivante 1660 il prit la bénédiction de Sa Sainteté avec M. son frère, et partit pour s'en venir à Paris, résolu de faire tous ses efforts auprès de M. Vincent pour obtenir de lui la grâce d'être admis en sa Congrégation. S'étant mis en chemin dans ce dessein, Dieu voulut récompenser par avance cette sainte et généreuse résolution qu'il avait prise, de tout quitter pour se donner parfaitement à son service; Car ayant été attaqué d'une fièvre en chemin, il fut obligé de s'arrêter à Chambéry en Savoie, où, le mal s'augmentant, il fut en peu de jours réduit à l'extrémité., et enfin Dieu le retira de ce monde par une sainte mort, pour lui donner la couronne de la vie. « Voici ce que l'un des prêtres de la Mission qui l'accompagnait, en écrivit à M. Vincent: Je vous ai mandé, lui dit-il, la maladie, et le danger où était M. de Chandenier abbé de Tournus; maintenant je vous dirai, Monsieur, qu'il a plu à Dieu de l'appeler à soi hier troisième de mai, sur les cinq heures du soir; il a fait une fin semblable à sa vie, je veux dire toute sainte. Je vous en manderai une autre fois les particularités, étant trop occupé à présent. Je vous dirai seulement, Monsieur, qu'il m'a tant pressé, et plusieurs fois en différents jours, de le recevoir au nombre des Missionnaires, et de lui donner la consolation de mourir comme membre du corps de la Congrégation de la Mission, en laquelle il avait dessein d'entrer, que je n'ai pu lui refuser cela, ni de lui donner la soutane de Missionnaire, laquelle il reçut en présence de M. l'abbé de Moustier-Saint-Jean son frère « Entendons maintenant parler M. Vincent sur ce sujet: Il y a six ou sept ans (dit-il, écrivant à l'un des prêtres qui était en Barbarie) que Messieurs. les abbés de Chandenier se sont retirés à Saint-Lazare. Ç'a été une grande bénédiction pour la Compa-
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gnie, qu'ils ont édifiée merveilleusement. Or depuis un mois, il a plu à Dieu d'appeler à lui l'ainé M. l'abbé de Tournus, qui était aussi plein d'esprit de Dieu, qu'homme que j'aie jamais connu. Il a vécu en saint, et est mort Missionnaire. Il était allé faire un voyage à Rome avec M. son frère et deux de nos prêtres: et s'en revenant il est décédé à Chambéry, et a fait de très grandes instances à l'un de nos prêtres qui était avec lui, de le recevoir en la Compagnie, comme il a fait. Il me les avait faites à moi-même diverses fois, mais sa naissance et sa vertu étant trop au-dessus de nous, je ne le voulais pas écouter. Nous étions indignes d'un tel honneur. Et en effet, il n'y a eu que notre maison du ciel qui ait mérité la grâce de le posséder en qualité de Missionnaire: Celles de la terre ont seulement hérité les exemples de sa sainte vie, autant pour les admirer que pour les imiter. Je ne sais ce qu'il a vu en notre chétive Compagnie, qui ait pu lui donner cette dévotion de se vouloir présenter devant Dieu couvert de nos haillons, sous le nom et l'habit de prêtre de la Congrégation de la Mission: C'est en cette qualité que je le recommande à vos saints sacrifices.» Le corps de ce vertueux abbé a été depuis porté à Paris, par les soins de M. l'abbé de Moustier-Saint-Jean, qui chérissait et honorait uniquement ce frère qui lui tenait lieu de père, et qui était toute sa consolation. Il fut inhumé en l'église de Saint-Lazare, où il repose en l'attente de la résurrection générale. Il n'y a point de doute que ç'a été une perte très grande pour l'Église, et pour la Congrégation de la Mission; et une des plus affligeantes que M. Vincent ait jamais ressenties, en sorte qu'il en pleura, quoiqu'il ne pleurât presque jamais. Voilà comme Dieu voulut en la dernière année de sa vie, mettre le comble à ses mérites en lui envoyant plusieurs grands sujets de douleur, c'est-à-dire plusieurs grandes occasions de signaler sa vertu, le privant en fort peu de temps de trois personnes qu'il chérissait très saintement, et très tendrement, entre toutes les autres.
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CHAPITRE L Les maladies de Monsieur. Vincent, et le saint usage qu'il en a fait. Pour faire un holocauste parfait de la vie de ce saint prêtre, et afin qu'il ne restât rien en lui qui ne fût consommé en l’honneur et pour l'amour de son souverain Seigneur, il fallait que les maladies achevassent en son corps le sacrifice, que les afflictions et les peines avaient commencé en son âme: C'est pourquoi Dieu voulut que pendant le cours de sa vie il fût sujet à diverses infirmités, et que sur la fin il fût exercé par de grandes et douloureuses maladies, pour mettre le comble à sa patience et donner la couronne de la vie à sa persévérance et à son amour. Nous avons dit en l'un des chapitres précédents que, quoiqu'il fût d'un tempérament assez robuste, il ne laissait pas d'être sujet à plusieurs infirmités, dont il commença à en être molesté dès le temps qu'il demeurait en la maison de Gondi, où il tomba dans une grande maladie qui lui laissa les jambes et les pieds enflés en telle sorte, que cette incommodité lui a duré jusqu'à la mort. Outre cela, il était, comme nous avons dit, fort susceptible des impressions de l'air, et ensuite sujet à une petite fièvre qui lui était ordinaire, laquelle lui durait quelquefois, trois et quatre jours, d'autrefois jusques à quinze et plus; pour laquelle toutefois il n'interrompait en aucune façon ses exercices ordinaires, se levant à quatre heures comme les autres, allant à l'église faire sa méditation, et vaquant à ses autres occupations et affaires, comme s'il eût été en pleine santé. Il l'appelait sa petite fiévrote; Et il ne la guérissait que par des sueurs qu'il se procurait plusieurs jours de suite, particulièrement durant l'été; Pour cet effet, pendant les plus grandes chaleurs, lorsqu'à peine on peut souffrir un drap sur soi la nuit, il était obligé de se couvrir de trois couvertures, de mettre à ses côtés deux gros flacons d'étain pleins d’eau bouillante, et de passer la nuit en cet état: si bien que le matin il sortait du lit comme d'un bain, laissant la paillasse et ses couvertures toutes pénétrées de sueur, et s'essuyant lui-même, sans vouloir permettre que personne le touchât.
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Il n'y a point de doute que ce remède ne fût plus fâcheux que le mal même; néanmoins M. Vincent s'en servait volontiers, nonobstant la très grande incommodité qu'il en ressentait.; et le frère qui l'assistait d'ordinaire en cela, assure que cette mortification lui semblait insupportable, non seulement en ce qu'elle ôtait à M. Vincent le repos de la nuit, ne lui étant pas possible de dormir en ressentant une telle violence; mais à cause de l'excès de la chaleur qu'il lui fallait souffrir, qui ne pouvait que lui causer une extrême peine, puisque pendant l'été les moindres chaleurs semblent si fâcheuses et difficiles à supporter. Or, comme ces grandes et longues sueurs jointes au défaut du sommeil, qu'il ne réparait par aucun repos volontaire durant le jour, l'affaiblissaient grandement; de là provenait que la nature succombant à la faiblesse, il s'endormait souvent en présence de ceux qui lui parlaient, et quelquefois même devant des personnes de grande condition; Il se faisait de grandes violences pour résister à ce sommeil, et au lieu de dire la cause de ces assoupissements, qui étaient le défaut du sommeil pendant la nuit, il ne l'attribuait qu'à sa misère, qui était le terme dont il se servait ordinairement. Outre cette fiévrote, il a été longtemps sujet à une fièvre quarte, dont il était travaillé une ou deux fois chaque année.: et néanmoins ç'a été pendant le temps de ces fièvres que Dieu s'est servi de lui pour faire la meilleure partie des grandes choses, dont il a été parlé; et c'est en ce temps-là qu'au lieu de se tenir en repos dans une infirmerie, il a travaillé avec plus d'assiduité et de bénédiction pour le service de l'Eglise ,et pour le soulagement et le salut des pauvres. Il eut une grande et dangereuse maladie en l'année I645, pendant laquelle il eut la dévotion de communier tous les jours: la violence du mal ayant fait un transport au cerveau, il fut quelques heures en délire, durant lesquelles il ne parlait que de l'abondance de son cœur, c'est-à-dire, des paroles qui témoignaient les saintes dispositions, dont il était rempli, et entre plusieurs autres, on lui entendit fort souvent répéter celle-ci: In spiritu humilitatis ,et in animo contrito, suscipiamur à te, Domine. C'est-à-dire, Daigne Seigneur, nous recevoir avec un esprit d’humilité et un cœur contrit Il arriva pendant cette grande maladie de M. Vincent une chose digne de remarque, qui fut qu'un prêtre de sa Congréga-
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tion nommé M. Dufour, du diocèse d'Amiens, se trouvant pour lors malade dans la même maison, et apprenant que M. Vincent était en danger de sa vie, il fit pour ce père de son âme le même souhait, que David avait fait autrefois pour Absalon son fils, qui était de mourir plutôt que lui, et s'il était possible, de racheter sa vie aux dépens de la sienne: et on remarqua que dès lors M. Vincent commença à se mieux porter, et la maladie de ce bon prêtre s'augmenta de telle sorte, que peu de temps après il mourut. La nuit qu'il trépassa, ceux qui veillaient M. Vincent, entendirent sur le minuit frapper trois coups à la porte de sa chambre, et allant voir qui avait frappé, ils ne trouvèrent personne: Et alors M. Vincent appelant un clerc de la Compagnie qui veillait, il lui fit prendre le bréviaire, et lui fit réciter quelque chose de l'Office des morts, comme sachant que le susdit prêtre venait d'expirer, sans néanmoins que personne lui en eût dit aucun mot. Etant à Richelieu en l'année 1649, il y fut attaqué d'une fièvre tierce, pour laquelle néanmoins il n'interrompit aucun de ses exercices, quoique les accès fussent assez longs et violents. En l'année 1656 il eut une autre maladie qui commença par une fièvre continue de quelques jours., et qui se termina par une grande fluxion sur une jambe, qui le tint au lit quelque temps, et l'obligea de garder la chambre près de deux mois, avec une telle incommodité, que ne pouvant du tout se soutenir, il le fallait porter et reporter du lit auprès du feu: et ce fut seulement en cette maladie, qu'on put gagner sur lui, et l'obliger de coucher dans une chambre ou il y eût une cheminée, pour y faire du feu quand il était nécessaire afin de remédier à ses incommodités. Depuis ladite année 1656 jusqu'à la fin de sa vie, il a eu de fréquentes attaques de fièvre, et d'autres maladies. Il passa un carême dans un grand dégoût, ne pouvant presque manger aucune chose. En l'année 1658 il eut mal à un œil qui lui dura longtemps, et après avoir essayé plusieurs remèdes sans aucun soulagement, le médecin lui ordonna d'y mettre du sang d'un pigeon qu'on aurait fraîchement tué, et le frère chirurgien de la maison de Saint-Lazare ayant apporté le pigeon à cet effet, il ne put jamais souffrir qu'on le tuât, quelque raison qu'on lui pût alléguer, disant que cet animal innocent lui représentait son Sauveur, et que Dieu le saurait bien guérir par une autre voie, ce qui arriva en effet.
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Sur la fin de la même année I658 comme il revenait de la ville avec un autre prêtre, dans le petit carrosse, la soupente se rompit, et tout d'un coup le carrosse renversant fit tomber M. Vincent qui heurta rudement sa tête contre le pavé, dont il fut incommodé assez longtemps, et à tel point qu'il pensait lui-même être en danger de mourir de cette blessure, la fièvre étant survenue peu de jours après ,qu'il fut tombé. Enfin, pour ne pas ennuyer le lecteur par le récit de toutes les autres maladies que Dieu a envoyées de temps en temps à M. Vincent pour exercer sa vertu, il suffira de dire qu'il y a peu d'infirmités et d'incommodités corporelles qu'il n'ait éprouvées; Dieu l'ayant ainsi voulu, afin qu'il fût plus capable de compatir à celles du prochain, et particulièrement de ses enfants spirituels. Il ne manquait pas aussi de les visiter quand il pouvait dans les infirmeries et ailleurs, les édifiant, consolant, et réjouissant en toutes rencontres. Lorsqu'il en trouvait quelqu'un qui semblait perdre courage, ou qui s'imaginait que son mal, pour être long ou extraordinaire, le ferait mourir ou languir; après lui avoir dit quelques mots d'édification, pour lui aider à élever son esprit en Dieu, il lui disait ordinairement, et surtout aux plus jeunes pour les encourager: « Ne craignez, pas, mon Frère, j'ai eu ce même mal en ma jeunesse, et j'en suis guéri; j'ai eu le mal de la courte-haleine, et je ne l'ai plus: j'ai eu des descentes, et Dieu me les a remises: j'ai eu des bandeaux de tète, qui se sont dissipés; des oppressions de poitrine, et débilités d'estomac, dont je suis revenu; attendez avec un peu de patience (lui disait-il) y a sujet d'espérer que votre indisposition se passera, et que Dieu se veut encore servir de vous: Laissez-le faire, résignez-vous à lui avec paix et tranquillité, etc.» Mais pour venir à la plus grande et plus fâcheuse de toutes les incommodités de M. Vincent, que l'on peut appeler une espèce de martyre, laquelle a enfin terminé sa vie, et l'a rendu plus conforme aux souffrances de Jésus-Christ, comme il avait toujours tâché de l'être en la pratique de ses vertus et dans l'imitation de ses travaux; il faut savoir qu'il a porté l'incommodité de l'enflure de ses jambes, et de ses pieds dont nous avons parlé, l'espace de quarante-cinq ans: et elle était quelquefois si forte, qu'il avait grande peine de se soutenir, ou de marcher, et d'autres fois si enflammée et si douloureuse, qu'il était contraint de se tenir au lit. C'est pour cela qu'il fut obligé, des l'année 1632,
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lorsqu'il vint demeurer à Saint-Lazare, d'avoir un cheval; tant parce que cette maison est écartée de la ville, que par la multitude des affaires qu'il commença à avoir en ce temps-là,et qu'il a toujours eues depuis. Ce cheval lui a servi jusqu'en l'année 1649; que le mal de jambes augmenta notablement, à cause du grand voyage qu'il fit en Bretagne, et en Poitou; en sorte qu'étant réduit à un tel état, qu'il ne pouvait plus monter à cheval, ni en descendre, il aurait été contraint de demeurer dans la maison, comme il y était tout résolu, si feu M. l'archevêque de Paris ne lui eût commandé de se servir d'un petit carrosse. Cette enflure de jambes alla toujours croissant, et ayant monté jusqu'aux genoux en l'année I656 il ne pouvait plus les ployer que difficilement, ni se lever qu'avec de grandes douleurs, ni marcher qu'en s'appuyant sur un bâton: et ensuite une de ses jambes s'étant ensuite ouverte à la cheville du pied droit, il s'y fit de nouveaux ulcères en l'année 1658 et les douleurs des genoux augmentant toujours, il ne fut plus en son pouvoir, au commencement de l'année 1659, de sortir de la maison: il continua néanmoins quelque temps de descendre en bas pour se trouver à l'oraison en l'église de la Communauté, et pour y célébrer la sainte messe, comme aussi pour assister aux conférences des ecclésiastiques en la salle destinée à cet effet; et pour ce qui est de la messe, quelque temps après ne pouvant plus monter ni descendre les marches de la sacristie, il fut obligé de s'habiller et se déshabiller à l'autel: Au sujet de quoi il disait quelquefois en riant, qu'il était devenu grand seigneur, parce qu'il faisait en cela ce qu'il n'appartient qu'aux prélats de faire. Sur la fin de l'année 1659 il fut obligé de célébrer en la chapelle de l'infirmerie: mes les jambes lui ayant enfin manqué tout à fait en l'année 1660, qui fut sa dernière, il ne put plus dire la sainte messe; mais il continua de l'entendre jusqu'au jour de son décès, quoiqu'il souffrît une peine incroyable pour aller de sa chambre à la chapelle, étant contraint de se servir de potences pour marcher. Cependant il diminuait tous les jours et ne mangeait presque point, et dans cet état caduc accompagné d'extrêmes infirmités, il voulait qu'on ne lui apportât que très peu de chose, et rien de délicat: Le médecin, néanmoins et quelques personnes de condition et de très grande vertu qui prenaient grand intérêt à
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sa conservation le firent consentir, quoiqu'à grand'peine, qu'il prendrait tous les jours des consommés et mangerait de quelque poulet: Mais dès la première ou seconde fois qu'on lui apporta cette nourriture, il dit qu'elle lui faisait mal au cœur, qu'il n'en voulait plus prendre, et gagna sur ces personnes qu'on ne lui en présenterait plus; ce qui n'empêcha pas, toutefois, qu'il ne s'appliquât toujours aux affaires et qu'il ne réglât toutes choses à son ordinaire, Ce bon serviteur de Dieu donc était réduit à ne pouvoir plus marcher que sur des potences, et encore avec des peines indicibles, et même avec un danger continuel de tomber pour ne pouvoir presque plus remuer les jambes. Cela fut cause qu'au mois de juillet de la même année 1660 on le pria instamment de consentir que de la chambre contiguë à la sienne on fît une chapelle, afin que sans sortir il pût entendre la messe; à quoi il ne voulut jamais entendre; disant pour raison, que les chapelles domestiques destinées pour y célébrer la messe, ne se devaient point permettre sans quelque grande nécessité, laquelle il ne voyait pas à son égard. On le pria au moins de trouver bon qu'on lui fît faire une chaise pour le porter de sa chambre à la chapelle de l'infirmerie, afin qu'il n'eût pas tant de peine, et qu'il ne se mît pas en danger de tomber en allant chaque jour entendre la sainte messe: Son humilité trouva encore moyen d'empêcher l'effet de cette proposition jusqu'au mois d'août, que ne se pouvant plus soutenir sur ses potences, il consentit enfin qu'on lui fît une chaise, de laquelle il commença à se servir le jour de l'Assomption de la très sainte Vierge, et continua environ six semaines jusqu'à sa mort: ce lui était une nouvelle peine d'en causer à deux frères qui le portaient; et pour cela il ne voulait jamais se faire porter qu’à la chapelle distante de sa chambre d'environ trente ou quarante pas. Certainement, quand bien même ce vénérable vieillard n'aurait eu aucun mal que d'avoir été près de deux ans obligé de demeurer tous les jours depuis le matin jusqu'au soir, sans se pouvoir presque remuer ni soulager, et particulièrement la dernière année, ce lui aurait été un grand exercice de patience: mais si l'on considère les grandes douleurs que ses genoux enflés, et ses pieds ulcérés lui causaient sans cesse, et principalement durant la nuit, ne pouvant trouver aucune place ni posture qui fût propre pour ]es soulager, on reconnaîtra que sa vie n'était pour
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lors qu'un continuel martyre. Outre tout cela, Dieu permit encore qu'il lui arrivât un autre sujet de souffrance, qui le rendit tel, qu'on pouvait bien dire de lui par conformité avec son divin Maître, qu'il était véritablement un homme de douleurs; Ce fut une grande difficulté d'uriner qui lui survint la dernière année de sa vie, et qui lui causa beaucoup de douleurs et d'incommodités: car il ne se pouvait lever ni aider aucunement de ses jambes, et le moindre mouvement qu'il s'efforçait de faire en se prenant avec les mains à un gros cordon qu'on avait attaché à une solive de sa chambre, lui causait de très sensibles douleurs., au plus fort de ces douleurs, on n'entendait sortir de sa bouche aucune plainte; mais seulement quelques aspirations vers Dieu, répétant souvent ces paroles: Ah mon Sauveur ! mon bon Sauveur ! et autres semblables, qu'il proférait avec un ton de voix plein de dévotion; et jetant souvent les yeux sur une petite croix de bois où Jésus-Christ crucifié était dépeint, qu'il avait fait mettre vis-à-vis de lui tout auprès de sa chaise, pour sa consolation. Parmi toutes ses douleurs il est toujours demeuré constant dans sa manière de vie dure et austère, n'ayant jamais voulu souffrir qu'on le couchât sur un lit mollet, mais se faisant mettre seulement sur une paillasse, pour y passer cinq ou six heures de la nuit, non tant pour y prendre du repos, que pour y trouver une nouvelle matière de souffrance: Car les sérosités mordicantes qui coulaient pendant le jour des ulcères de ses jambes en telle abondance qu'elles faisaient quelquefois un petit ruisseau sur le plancher, s'arrêtant durant la nuit dans les jointures des genoux, lui causaient un redoublement de douleurs ,dont la continuation et la violence le desséchaient et consumaient petit à petit. On le voyait ainsi affaiblir et diminuer tous les jours, et cependant, il ne désistait pas d'un seul moment de s'appliquer aux soins de sa Congrégation, des compagnies du dehors qu'il dirigeait et des autres affaires dont il était chargé; il envoyait quelques-uns de ses prêtres aux lieux où il ne pouvait aller, leur prescrivant ce qu'ils avaient à dire, et de quelle façon ils s'y devaient comporter; il recevait grande quantité de lettres, les lisait, et y répondait. Il assemblait souvent les officiers de sa maison, et les assistants, il leur parlait à tous ensemble ou à chacun en particulier, selon qu'il était nécessaire; il s'informait d'eux de l'état des affaires, et en délibérait avec; eux; il pour-
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voyait à tout et donnait tous les ordres nécessaires; il envoyait des ouvriers pour travailler aux missions, et les assemblait pour convenir avec eux de la manière de les faire utilement et fructueusement. Enfin, parmi tous ses efforts d'agir, et de pâtir, la nature devint en lui si faible qu'il ne pouvait plus s'appliquer ni parler qu'avec grand'peine: Et néanmoins, dans cet abattement d'esprit et de corps, il a fait des discours de demi-heure et plus, avec tant de vigueur et de grâce, que ceux qui l'écoutaient en étaient tout étonnés; et ils ont assuré depuis qu’ils ne l'avaient jamais ouï parler avec tant d'ordre et d'énergie. Et ce qui est encore digne d'admiration, est que parmi toutes ses angoisses si longues et si fâcheuses, il a toujours paru tant à ceux de la maison qu'aux personnes du dehors qui l'allaient voir, avec un esprit doux, un visage riant, et des paroles fort affables, de même que s'il eût été en pleine santé: que si on lui demandait des nouvelles du mal qu’il. souffrait; il en parlait comme d'une chose dont il ne fallait pas faire grand cas, disant, que ce n'était rien en comparaison des souffrances de Notre-Seigneur, et qu'il avait bien mérité d'autres châtiments; et sur cela il détournait adroitement les discours de ce qui le concernait, pour compatir à celui qui lui parlait, quand il le savait en quelque peine ou infirmité, comme si elle lui eût été plus sensible que ses propres douleurs.
CHAPITRE LI Ses préparations à la mort M. Vincent se voyait approcher de plus en plus de sa fin, et chacun s'en apercevait aussi;quoiqu’avec des sentiments fort différents; car les siens et tous ceux qui avaient affection pour lui, appréhendaient cette séparation, et concevaient un grand regret de la voir si proche; et, au contraire, ce saint vieillard, comme un autre Siméon, attendait avec joie cette dernière heure, et montrait à tous un visage fort serein; il s'y disposait en souffrant gaiement en esprit de pénitence et d'humilité; aspirant à cette vie, en laquelle il espérait posséder son Dieu, l'invoquant en son cœur, et s'unissant intérieurement à lui par une profonde conformité à toutes ses volontés, et lui remettant son corps et son âme entre les mains, pour en
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disposer selon son bon plaisir, au temps et en l'éternité. Et quoique toute sa vie eût été une continuelle préparation pour bien mourir, et que ses pratiques de vertus, et ses exercices de piété, et de charité qui rendaient ses journées pleines, fussent autant de pas pour avancer avec bénédiction vers ce dernier période; il s'était néanmoins dès longtemps servi d'une disposition plus particulière, ayant pris cette sainte coutume de réciter tous les jours après l'action de grâces de la messe, les prières pour les agonisants, et les recommandations de l'âme, se préparant ainsi par avance au départ de la sienne. Que s'il usait de cette préparation tous les matins, pour se disposer à bien mourir, il n'en faisait pas moins tous les soirs; et voici par quelle occasion on en a eu connaissance: Un peu avant son trépas, un prêtre de la maison de Saint-Lazare écrivant à un autre de dehors, lui manda, entre autres choses dans sa lettre, que M. Vincent n'avait pas longtemps à vivre, et que, selon les apparences, il devait bientôt mourir.; puis, sans y faire aucune réflexion, il alla porter la lettre à M. Vincent pour la lire, suivant ce qui se pratique dans la Compagnie. M. Vincent ayant pris la lettre lui dit qu'il la verrait à loisir, comme en effet il la lut; et faisant attention sur ces paroles qui parlaient de sa fin prochaine, il pensa en lui-même pour quelle raison ce prêtre mettait cela dans une lettre qu'il lui faisait voir: Un autre aurait pu condamner cela d'imprudence en celui-là; mais M. Vincent pensa que peut-être il lui avait voulu rendre un bon office, en l'avertissant de sa mort; et, passant encore plus avant, son humilité lui fit craindre qu'il n'eût donné quelque sujet à ce prêtre de lui faire cet avertissement, sans toutefois connaître comment ni en quelle occasion. Pour cet effet, il l'envoya quérir, et, le remerciant de cet avis, lui dit, qu'il lui avait fait plaisir, et le pria, s'il avait remarqué en lui quelque autre défaut, de lui faire la même charité de l'en avertir; à quoi ce prêtre lui ayant répondu qu'il n'en avait remarque aucun, M. Vincent lui répliqua en ces termes: « Pour ce qui est de cet avertissement que j'estimais que vous me vouliez faire, je vous dirai tout simplement que Dieu m'a fait la grâce d'en éviter le sujet; et je vous le dis afin que vous ne soyez point scandalisé de ne me voir pas faire des préparations extraordinaires. Il y a dix-huit ans que je ne me suis point couché sans m'être mis auparavant en disposition de mourir la même nuit.»
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Ce prêtre lui faisant derechef excuse de son inconsidération, l'assura qu'il n'avait point eu dessein de lui faire aucun avertissement, et qu’il n'avait fait aucune réflexion à ce que contenait la lettre en la lui présentant; comme lui-même l'a encore témoigné, en rapportant ce qui s'était passé entre M. Vincent et lui en cette rencontre; connaissant trop bien quelle était la vertu de M. Vincent, pour concevoir aucun doute qu'il ne fût parfaitement préparé aussi bien à la mort comme à toutes les autres dispositions de la volonté de Dieu. On a trouvé sur ce même sujet une lettre écrite de sa propre main plus de vingt-cinq ans auparavant, qui porte ces mots: « Je tombais dangereusement il y a deux ou trois jours; ce qui m'a fait bien penser à la mort. Par la grâce de Dieu j'adore sa volonté, et y acquiesce de tout mon cœur; et m'examinant sur ce qui me pourrait donner quelque peine, j'ai trouvé qu’il n'y a rien sinon de ce que nous n'avons pas encore fait nos règles », etc. Il y avait donc longtemps que ce fidèle serviteur, selon ce qui est dit dans l'Évangile, avait les reins ceints et la lampe allumée en main pour aller au devant de son Seigneur, lorsqu'il viendrai[; et cette dernière heure lui était presque toujours présente en l'esprit: quelques années même avant que son décès arrivât, il disait souvent aux siens: « Un de ces jours, ce misérable corps de ce vieux pécheur sera mis en terre et sera réduit en cendres, et vous le foulerez aux pieds. » Et quand il parlait de son âge, il disait; « Il y a tant d'années que j'abuse des grâces de Dieu; (Heu mihi quia incolatus meus prolongatus est! Hélas! Seigneur ! je vis trop longtemps, parce qu'il n'y a point d'amendement en ma vie, et que mes péchés se multiplient avec le nombre de mes années, etc. » Et, lorsqu'il annonçait aux siens la nouvelle de la mort de quelque Missionnaire, il ajoutait ordinairement: « Vous me laissez, mon Dieu ! et vous tirez à vous vos serviteurs. Je suis cette ivraie, qui gâte le bon grain que vous recueillez, et me voilà occupant toujours inutilement la terre (ut quid terram occupo ? Or sus mon Dieu, que votre volonté soit faite et non point la mienne. » Il remettait quelquefois aux siens devant les yeux la pensée de la mort comme une des plus salutaires, et les exhortait à s'y préparer par de bonnes œuvres, les assurant que c'était la le meilleur et le plus assuré moyen pour bien mourir. Il voulait pourtant que cette pensée de la mort fût animée de confiance en la bonté de Dieu, et non pas telle, qu'elle nous cau-
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sât aucun abattement ou inquiétude d'esprit: Ce fut l'avis qu'il fit donner à une personne qui, ayant une vive appréhension de la mort, l'avait incessamment dans la pensée: car il lui fit dire, comme il se voit dans une lettre qu'il écrivit sur ce sujet « que la pensée de la mort était bonne, et que Notre-Seigneur l'avait conseillée et recommandée; mais qu'elle devait être modérée, et qu'il n'était pas nécessaire ni expédient que cette personne l'eût incessamment présente en son esprit; qu'il suffisait qu'elle y pensât deux ou trois fois le jour, sans s'y arrêter néanmoins beaucoup de temps; et même si elle s'en trouvait inquiétée, qu'elle ne s'y arrêtât point du tout et qu'elle s'en divertît doucement ». Or comme on eut su à Rome la longue et dangereuse maladie de M. Vincent, et qu'il continuait toujours dans cet accablement de douleurs et d'affaires à dire son bréviaire, Notre Saint-Père le Pape Alexandre VII, connaissant combien la conservation de ce grand serviteur de Dieu était importante à toute l'Église, lui fit expédier un bref apostolique pour l'en dispenser, sans qu'il en sût rien; et en même temps, MM. les cardinaux Durrazzo, archevêque de Gênes, Ludovisio, grand pénitencier de Rome, et Bagni, autrefois nonce en France, qui étaient alors tous trois à Rome, lui écrivirent pour l'exhorter à se soulager, et à se conserver; ce qui fait voir l'estime qu'ils avaient pour la personne de M. Vincent. Nous ne rapporterons ici pour abréger, que la lettre de M. le cardinal Durazzo, parce qu'elle est la première, et qu'elle contient en substance ce qui est porté par les autres. Voici en quels termes il lui parle: « Les fonctions des prêtres de la Congrégation de la Mission réussissent toujours à l'avantage du prochain, par l'impulsion et le mouvement qu'ils reçoivent de la conduite, et des exemples de leur supérieur général: Ce qui est cause que toute personne bien intentionnée doit pour cet effet prier Dieu de lui prolonger la vie, et de lui donner une parfaite santé, pour rendre de plus longue durée l'origine d'un tel bien. Et comme je prends un très grand intérêt dans les heureux progrès de ce saint Institut, et que j'ai conçu une affection pleine de tendresse pour votre personne; étant informé de votre âge, de vos fatigues, et de votre mérite, je me sens nécessairement obligé de vous prier, comme je fais, de vous prévaloir de la dispense de Sa Sainteté; de préposer le soin de votre personne au gouvernement de ses chers en-
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fants, et de dénier à la dévotion de votre esprit les occupations qui peuvent porter préjudice au long maintien de votre vie, et cela pour le plus grand service de Dieu. De Rome, le 20 septembre 1660. » Mais toutes ces bonnes précautions arrivèrent trop tard: elles trouvèrent la victime consommée;Dieu avait voulu par lui-même décharger ce fidèle serviteur de tant de fatigues et de peines, par lesquelles il avait tâché de rendre à sa divine Majesté tout l'honneur et le service qu'il avait pu, durant le cours de sa longue vie; et néanmoins il lui avait fait la grâce, avant que de le tirer de ce monde, de mettre sa Congrégation et toutes les compagnies par lui établies, dans le meilleur état où il les pouvait souhaiter.
CHAPITRE L II Ce qui a précédé, accompagné et suivi le trépas de Monsieur Vincent. Ce fidèle serviteur de Dieu, parmi les langueurs de sa longue maladie, attendait comme un autre Siméon l'heure désirée, en laquelle son divin Rédempteur viendrait le délivrer de ce corps de mort qui retenait son âme en captivité. Et si l'accomplissement de son désir était différé, ce n'était que pour lui donner moyen de mettre le comble à ses mérites, par la continuation de l'exercice de la patience, et des autres vertus qu'il pratiquait si dignement; et pour achever la couronne qui était préparée à sa fidélité. Enfin tout cela se trouvant accompli, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation voulut lui donner la plus grande et la plus désirable de toutes, qui est celle de mourir de la mort des justes, ou pour mieux dire, cesser de mourir dans cette vie mourante, pour commencer de vivre de la véritable vie des justes et des saints dans la bienheureuse éternité. L'histoire sainte nous apprend que Dieu ayant appelé Moise sur le sommet de la montagne de Nebo, il lui fit commandement de mourir en ce lieu-là; et que ce saint patriarche se soumettant à la volonté de Dieu, mourut à la même heure, non par l'effort d'aucune maladie, mais purement par l'efficace de son obéissance: Et il mourut, comme dit l'Écriture sainte, sur la bouche du Seigneur, c'est-à-dire en recevant la mort comme une faveur toute
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singulière, et comme un baiser de paix de la bouche de son Seigneur et de son Dieu. Que s'il est permis de faire quelque comparaison des grâces que Dieu fait à ses saints, et à ses plus chers serviteurs, en lui laissant le jugement de leurs mérites; nous pouvons dire que par une miséricorde très spéciale il a fait quelque chose de semblable en faveur de son fidèle serviteur Vincent de Paul, lequel ayant toujours vécu dans une entière et parfaite dépendance de sa volonté, est mort enfin non tant par l'effort d'aucune fièvre ou autre maladie violente ,que par une espèce d'obéissance et de soumission à cette divine volonté; et il est mort d'une mort si paisible et si tranquille, qu'on l'eût plutôt prise pour un doux sommeil que pour une mort: En sorte que pour mieux exprimer quel a été le trépas de ce saint homme, il faut dire qu’il s'est endormi en la paix de son Seigneur, qui l'a voulu prévenir en ce dernier passage des plus désirables bénédictions de sa divine douceur, et mettre sur sa chef une couronne d'un prix inestimable. C'était une récompense particulière que Dieu voulut rendre à sa fidélité et à son zèle. Il avait consumé sa vie dans les soins, dans les travaux et dans les fatigues pour son service; et il l'a terminée heureusement dans la paix et dans la tranquillité: Il s'était volontairement privé de tout repos et de toute propre satisfaction pendant sa vie pour procurer l'avancement du royaume de Jésus-Christ, et l'accroissement de sa gloire; et en mourant il a trouvé le véritable repos, et a commencé d'entrer dans la joie de son Seigneur Voici plus en particulier comme tout s'est passé. M. Vincent, voyant que la fin de sa vie approchait, se disposait de plus en plus intérieurement à ce dernier passage, en continuant de pratiquer au fond de son âme toutes les vertus qu'il croyait être les plus agréables à Dieu, et en se détachant de toutes les choses créées, autant que la charité lui pouvait permettre, pour élever et porter plus parfaitement son cœur vers ce principe de tout bien. Le 25 de septembre, vers le midi, il s'endormit dans sa chaise; ce qui lui arrivait depuis quelques jours plus qu'à l'ordinaire, et provenait tant de ce qu'il ne pouvait prendre aucun repos la nuit, que de sa grande faiblesse qui allait toujours s'augmentant et qui le tenait la plupart du temps comme assoupi. Il considérait cette somnolence comme l'image et l'avant-courière de sa prochaine mort; et quelqu'un lui ayant
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demandé la cause de ce sommeil extraordinaire, il lui dit en souriant, c'est que le frère vient en attendant la sœur, appelant ainsi le sommeil le frère de la mort, à laquelle il se préparait. Le dimanche 26 septembre, il se fit porter à la chapelle, où il entendit la sainte messe et communia, comme il faisait tous les jours; étant de retour en sa chambre, il tomba dans un assoupissement plus profond qu'à l'ordinaire: de sorte que le frère qui l’assistait voyant que cela continuait trop longtemps l'éveilla, et, après l'avoir fait parler, voyant qu'il retombait aussitôt dans le même assoupissement, il en avertit celui qui avait le soin de la maison, par l'ordre duquel on alla quérir le médecin, lequel étant venu l'après-dînée trouva M. Vincent si débile, qu'il ne le jugea pas en état de recevoir aucun remède, et dit qu'il lui fallait donner l'extrême-onction; néanmoins, avant que de se retirer, l'ayant éveillé et excité à parler, ce vertueux malade selon son ordinaire, lui répondit avec un visage riant et affable, mais après quelques paroles il demeurait court, n'ayant pas la force d'achever ce qu'il voulait dire. Un des principaux prêtres de sa Congrégation l'étant venu voir ensuite, et lui ayant demandé sa bénédiction pour tous ceux de ladite Congrégation, tant présents qu'absents; il fit un effort pour lever sa tête et pour l'accueillir avec son affabilité ordinaire, et ayant commencé les paroles de la bénédiction il en prononça tout haut plus de la moitié, et les autres tout bas. Sur le soir, comme on vit qu’il s'affaiblissait de plus en plus, et qu'il semblait tendre à l'agonie, on lui donna le sacrement de l'extrême-onction. Il passa la nuit dans une douce, tranquille et presque continuelle application de Dieu; et quand il s'assoupissait on n'avait qu’à lui en parler pour l'éveiller, ce qu'à peine toute autre parole pouvait faire. Or entre les dévotes aspirations qu'on lui suggérait de temps en temps, il témoigna avoir une dévotion toute particulière à ces paroles du psalmiste: Deus: in adjutorium meum intende. Et pour cela on les lui répétait souvent, et il répondait aussitôt: Domine ad adjuvandum me festina. Ce qu'il continua de faire jusqu'au dernier soupir, imitant en cela la piété de ces grands saints qui ont autrefois habité les déserts, lesquels usaient fort fréquemment de cette courte prière, par la continuelle répétition de laquelle ils avaient intention de protester leur dépendance de la souveraine puissance de Dieu, le besoin continuel qu'ils avaient de ses grâces et de ses miséricordes, leur es-
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perance en sa bonté, et l'amour filial dont leur cœur était animé, qui les portait incessamment à rechercher Dieu, comme leur très bon père, sans crainte de l'importuner, par une très grande et très parfaite confiance en sa charité plus que paternelle. Un très vertueux ecclésiastique de la Conférence de Saint-Lazare était pour lors en retraite en la même maison, lequel honorait et chérissait beaucoup M. Vincent; et réciproquement M. Vincent avait beaucoup d'estime et de tendresse pour lui: Ayant donc appris l'extrémité où était réduit ce cher malade, il vint en sa chambre un peu avant qu'il expirât; et en lui demandant sa bénédiction pour tous ces messieurs de la Conférence qu'il avait associés, il le pria de leur laisser son esprit, et d'obtenir de Dieu que leur Compagnie ne dégénérât jamais de la vertu qu'il lui avait inspirée et communiquée: A quoi il répondit avec son humilité ordinaire: Qui cœpit opus bonum, ipse perficiet. Et bientôt après, il passa doucement de cette vie à une meilleure, sans effort ni convulsion aucune. Ce fut le lundi 27 septembre 1660 sur les quatre heures et demie du matin, que Dieu le tira à lui, lorsque ses enfants spirituels assemblés à l'église commençaient leur oraison mentale pour attirer Dieu en eux: Ce fut à la même heure, et au même moment qu'il avait accoutumé, depuis quarante ans, d'invoquer le Saint-Esprit sur lui et sur les siens, que cet Esprit adorable enleva son âme de la terre au ciel, comme la sainteté de sa vie, son zèle pour la gloire de Dieu, sa charité pour le prochain, son humilité, sa patience et toutes ses autres vertus, dans la pratique desquelles il a persévéré jusqu'à la mort, nous donnent juste sujet de croire de l'infinie bonté de Dieu: Ce fidèle serviteur de sa divine Majesté ayant bien pu dire en mourant, avec une humble reconnaissance de ses grâces, à l'imitation du saint apôtre, qu'il avait courageusement combattu, qu'il avait saintement consommé sa course, qu'il avait gardé une fidélité inviolable; et qu'il ne lui restait plus sinon de recevoir la couronne de justice de la main de son souverain Seigneur. Ayant rendu le dernier soupir, son visage ne changea point, il demeura dans sa douceur et sérénité ordinaires, étant dans sa chaise en la même posture que s'il eût sommeillé. Il expira tout assis et tout vêtu, étant demeuré de la sorte les vingt-quatre heures dernières de sa vie, ceux qui l'assistaient ayant estimé
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qu'en cet état il était difficile de le toucher sans lui faire plus de mal, et sans danger d'abréger sa vie. Il est mort sans fièvre et sans accident extraordinaire, ayant cessé de vivre par une pure défaillance de la nature, comme une lampe qui s'éteint insensiblement quand l'huile vient à lui manquer. Son corps ne se raidit point, mais demeura aussi souple et maniable qu'il était auparavant. Il fut ouvert et on lui trouva les parties nobles fort saines. Il s'était formé en sa rate un os de la largeur d'un écu blanc et plus long que large, ce que les médecins et chirurgiens trouvèrent fort extraordinaire; et l'on peut dire que cela ne s'était pas fait sans une conduite particulière de la providence de Dieu sur son serviteur: Car la rate étant selon sa nature d'une matière mollasse, et spongieuse, qui sert de réceptacle à l'humeur mélancolique, lorsqu'elle vient à regorger, elle envoie pour l'ordinaire au cerveau quantité de vapeurs qui offusquent l'entendement et remplissent l'imagination d'illusions, et quelquefois affaiblissent et même troublent entièrement le jugement. Mais Dieu destinant M. Vincent pour rendre de si grands services à son Église, semble l'avoir voulu exempter de ce défaut, ayant donné à cette partie de son corps une solidité contre sa propre nature, afin que son esprit ne fût point sujet à toutes ces fausses lumières et trompeuses apparences: Et en effet il était au-dessus de toutes ces faiblesses, et il avait un jugement sain, qui savait fort bien discerner en toutes choses le bien d’avec le mal, le vrai d'avec le faux, et le certain d'avec le douteux, comme il se voit dans toute la conduite de sa vie. Il demeura exposé le lendemain 28 septembre jusqu'à midi, tant dans la salle que dans l'église de Saint-Lazare, ou le service divin se fit solennellement, et ensuite son enterrement. M. le prince de Conti s'y trouva avec M. Piccolomini, nonce du Pape, archevêque de Césarée, et plusieurs autres prélats ; comme aussi quelques-uns des curés de Paris, grand nombre d'ecclésiastiques et quantité de religieux de divers ordres. Mme la duchesse d'Aiguillon et plusieurs autres seigneurs et dames voulurent semblablement honorer sa mémoire par leur présence, aussi bien que le peuple qui s'y trouva en grande foule. Son cœur fut réservé dans un petit vaisseau d'argent que la même duchesse donna pour cet effet; et son corps ayant été mis dans une bière de plomb avec une autre de bois par-dessus, fut enterré au milieu du chœur de l'église de Saint-Lazare, et couvert d'une
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tombe, sur laquelle ses chers enfants ont fait graver cette épitaphe. HIC IACET VENERABIL15 VIR VINCENTIUS A PAULO, PRESBYTER, FUNDATOR SEU INSTITUTOR ET PRIMUS SUPERIOR CENERALIS CONGREGATIONIS MISSIONIS,NEC NON L’UELLARUM CHARITATIS OBIIT DIE 27 SEPTEMBRIS ANNI 1660 ETATIS VERO SUE 85 Les ecclésiastiques de la Conférence de Saint-Lazare, que M. Vincent avait unis et dirigés tant d'années, lui firent quelque temps après un service fort solennel en l'église de Saint-Germain l'Auxerrois à Paris. Messire Henri de Maupas du Tour, ci-devant évêque du Puy, et présentement d'Evreux, qui avait eu une vénération et une affection toute particulières pour ce grand serviteur de Dieu, y prononça son oraison funèbre avec tant de zèle, d'érudition et de piété, qu'il fut écouté avec une singulière admiration et édification de tout son auditoire, qui se trouva composé d'un grand nombre de prélats, d'ecclésiastiques, de religieux, et d une foule incroyable de peuple. Il ne put néanmoins tout dire ce qu'il avait projeté, quoiqu'il parlât plus de deux heures, la matière étant si ample et si vaste, que, comme il avoua lui-même, il en avait assez pour prêcher tout un carême. Plusieurs églises cathédrales, et entre les autres la célèbre métropolitaine de Reims, lui ont fait faire des services solennels; comme aussi diverses églises paroissiales et communautés, et un grand nombre de personnes particulières, tant à Paris qu'en plusieurs autres lieux de la France, qui ont désire rendre ce témoignage des obligations qu'ils avaient à sa charité, et cette reconnaissance des services qu'il avait rendus à toute l'Église. Fin du premier Livre
EXTRAIT DU PRIVILEGE DU ROY
Par grâce et Privilège du Roy, il est permis à Florentin Lambert Marchand Libraire à Paris, d'imprimer ou faire imprimer, et vendre et débiter par tout le Royaume, un Livre intitulé La Vie du Vénérable Serviteur de Dieu Vincent de Paul, Instituteur & premier Supérieur Général de la Congrégation de la Mission Par Messire LOVIS ABELLY Evêque de Rodez;; & en tel volume, caractère, & autant de fois que bon luy semblera, pendant le temps de vingt années consécutives: Avec défenses à tous Imprimeurs, Libraires & autres, d’imprimer, faire imprimer, vendre ny distribuer ledit Livre, en quelque sorte & manière, & sous quelque prétexte que ce puisse être, sans le consentement dudit Lambert, ou de ceux qui auront son droit, à peine de confiscation des Exemplaires, d'amende arbitraire, dépens, dommages & intérêts, comme il est plus au long porté dans ledit Privilège, donné à Paris le 19. jour de May 1664 Et de notre Règne le 22 Signé BARDON. Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs & marchands Libraires de cette ville le 19 Août 1664. E. MARTIN Scyndic. Achevé d'imprimer pour la première fois le 10. Septembre 1664 Les Exemplaires ont été fournis.